« Ah ! le salaud ! » dit le gros vieux Monsieur. Ses yeux roulaient de fureur et sortaient presque de leurs orbites. Il essuya dans l’herbe l’épée dont le sang dégouttait encore et la tendit vers le jeune homme qui portait l’uniforme de 
l’École polytechnique. « Tenez, Henri, dit-il,
 remettez ça au fourreau. Nous ferons notre déclaration à la police en passant à C… »

Adossée au talus qui bordait le hallier au-delà duquel s’étendait la futaie, une jeune fille, vêtue de blanc, ne pouvait détacher ses regards du cadavre qui gisait devant elle et le contemplait avec tristesse. Le corps presque nu, long, souple, paraissait reposer ; les yeux encore ouverts semblaient suivre l’ascension de la lune dans le ciel bleu et limpide de cette admirable nuit d’été ; le sang coulait lentement de la blessure qui se trouvait à l’endroit du cœur et la traînée vermeille se détachait avec netteté sur la peau mate et dorée du torse ; les jambes, quoique bien musclées, étaient fines et se terminaient par des pieds si petits, si petits, qu’on aurait pu les comparer à des pieds de chèvre ; sous la touffe épaisse des cheveux fauves, les oreilles pointaient, largement ouvertes, comme pour entendre mieux le chant lointain du crapaud dont les deux notes de flûte, claires, limpides, presque cristallines, se succédaient sans répit et faisaient penser à un lamentable « vocero » qui aurait accompagné cette singulière veillée funèbre.
 
 

 

Le gros Monsieur ramassa son chapeau de paille qui était tombé et le remit sur sa tête ; il se rapprocha du père et de la mère de la jeune fille qui s’empressaient autour d’elle ; ils prirent l’enfant dans les bras et, la soutenant, l’entraînèrent vers le mail-coach qu’on attelait pour le retour. Le polytechnicien les suivait.

Près du mort, un domestique, aidé d’une femme, pliait du linge, ramassait des couverts et des assiettes, et rangeait le tout dans des paniers.
 
 

 

« Triste fin de journée, dit l’homme.

– Mais comment cela s’est-il passé ? interrogea la femme. J’étais encore loin de vous lorsque j’ai entendu M. Briaude qui disait : « Ah ! le salaud ! » Je l’ai vu prendre l’épée de M. Henri et se jeter sur le type qui est tombé. Et puis, c’est tout. Si la police m’interroge, sûr que je ne sais rien de plus.

– Moi, reprit l’homme, je crois bien que j’avais vu le bandit rôder de ce côté, après le déjeuner, lui et puis d’autres encore que je ne distinguais pas très bien. C’était à peu près quand M. Briaude, M. Henri et M. Lelibert avaient décidé d’aller se promener et que Mlle Claudie avait voulu rester là, toute seule. Jean était près des chevaux. C’est là que nous sommes partis tous les trois faire un « tour de balade, » comme les patrons. Je l’ai revu quand nous revenions. Souvenez-vous. Je marchais en avant. Alors, le type dansait devant Mlle Claudie : c’était léger, c’était mignon, c’était câlin ; ses pieds ne touchaient pas la terre : on aurait dit une chose qui volait ; une chose vraiment aérienne, une libellule. Mlle Claudie, après l’avoir regardé les yeux grands ouverts, comme ça, sourit, baissa les paupières et tendit ses bras vers lui ; alors, il s’est précipité sur elle. À ce moment, M. Briaude, qui arrivait avec M. Henri, a bondi sur l’épée qui était suspendue à une branche, avec les manteaux, et a frappé, comme ça. Mais allons vite porter les paniers dans la carriole ; je crois que le mail-coach nous attend pour partir. Jean a déjà allumé les lanternes. »

L’homme et la femme s’en furent avec leur chargement ; on entendit claquer un fouet, sonner des grelots ; des voitures partirent sans bruit en roulant sur l’herbe épaisse et disparurent au tournant d’une allée.

C’est ainsi qu’à l’endroit même où passe aujourd’hui la route autodrome de Paris à A…, le dernier faune fut tué avec l’épée de M. Henri Clinquant, élève de l’École polytechnique, par le président du Conseil d’administration de la S. I. B. E. G. (Société Internationale des Bois en Grume), M. Briaude, alors que tous deux étaient allés déjeuner sur l’herbe en compagnie de M. Lelibert, marchand de biens, de sa femme et de sa fille, afin de discuter sur place les projets de coupes, de tracés, de constructions, de canalisation, de voirie, en un mot de l’anéantissement d’une des plus belles forêts de France.
 
 

 

Dans les grands bois qui couvrent les départements de la Seine-et-Oise, de la Seine-et-Marne et de l’Oise, les coupes nombreuses, la chasse, la guerre, les pièges avaient peu à peu causé la destruction de toutes les divinités sylvestres qui s’y trouvaient encore au début du siècle dernier. On savait que, très loin des villes, quelques-unes de ces divinités avaient pu échapper au massacre parce qu’elles vivaient dans des endroits vraiment impénétrables. Mais, dans cette région proche de Paris, ce petit faune, seul, avait pu éviter le sort funeste dont ses parents, ses frères, ses sœurs avaient été victimes. Encore très jeune, il avait le corps agile et élancé, les reins solides et vigoureux, les jambes longues et nerveuses.
 
 

 

Il pouvait courir comme un lièvre et savait grimper aux arbres comme un écureuil. Il était capable de franchir la forêt d’un bout à l’autre, en se lançant de branche en branche, sans jamais toucher le sol. Pendant l’hiver, il gîtait dans des fourrés épais, en compagnie d’une famille de sangliers qui le traitaient comme l’enfant de la maison ; il habitait, pendant les mois les plus chauds, les grottes fraîches ; le matin venu, il quittait son refuge, s’en allait errer dans les taillis, muser dans les clairières, se tailler des flûtiaux et jouer avec les lapins, les oiseaux et les petits serpents inoffensifs.
 
 

 

Parfois, il sortait des bois et se joignait aux moissonneurs et aux vendangeurs ; il les aidait dans leurs travaux, mais se contentait le plus souvent de les regarder accomplir leur besogne, les égayant de ses gestes, de ses grimaces ou de sa voix, les charmant ou les amusant par les airs de sa flûte dont il tirait les accents les plus tendres et, à l’occasion, les plus narquois. Non seulement il ne redoutait pas, mais il recherchait le contact de ces humbles travailleurs, gars aux gestes rudes, filles suantes et dépoitraillées ; au contraire, il craignait les maîtres qu’il reconnaissait à leur allure, à leurs vêtements ; et leurs valets, et leurs gardes-chasse, et leurs chiens. Il avait, de plus, une grande peur des gendarmes, non que leur uniforme bleu ne soit plaisant à voir, mais les regards farouches, sombres, haineux et hargneux de ces gardiens de l’ordre ne lui inspiraient aucune sympathie.
 
 

 

Pourtant, cette année-là, lorsque vint le printemps, le petit faune vit passer, dans les taillis, des formes vagues dont il n’avait pas tout à fait perdu le souvenir : il aborda un jour l’une d’elles, et apprit ainsi que des sylvains, des nymphes, des dryades, des fées, que hantait le désir de se rapprocher de Paris, avaient décidé d’émigrer, qui des forêts des Ardennes, qui de la partie du Bocage vendéen qui s’étend entre Vouvant et Saint-Hilaire : on voulait voir les robes nouvelles ; on voulait entendre les « cake-walk, » « matchiches » et autres airs à la mode, dont les échos ne cessaient de répéter les refrains lorsque des Parisiens en vacances passaient dans ces régions ; tous et toutes étaient donc partis, voyageant de nuit, couchant pendant le jour à l’intérieur des granges et des paillers, implorant le grand dieu Pan de les garder des embûches et des dangers qui pouvaient les menacer au cours de cette aventure.
 
 

 

La grâce de ces déesses et de ces fées, la jovialité des sylvains, la gaieté exubérante du petit faune communiquèrent à cette forêt de l’Île-de-France une sorte de vie nouvelle. Ce n’étaient que courses folles dans les clairières, poursuites dans les futaies. Les hommes étaient sans cesse mystifiés. Ici, un garde-chasse qui cherchait un braconnier était tout à coup cerné par des buissons de ronces et d’épines qui poussaient subitement autour de lui et dont il ne pouvait se dégager qu’avec peine ; les amoureux qui se promenaient, étroitement enlacés, voyaient des fleurs et des papillons éclore sous leurs pas ; des champignons levaient leur nez au-dessus du sol ou s’enfouissaient profondément en terre selon que la physionomie de ceux qui voulaient les ramasser plaisait ou déplaisait aux espiègles hôtes de ces bois ; des danses, tour à tour brutales, trépidantes, alanguies, lascives, suivaient le cours des heures ou l’état du ciel ; tendues d’un arbre à l’autre, les longues et soyeuses écharpes des fées étaient sans cesse en mouvement, se soulevant avec peine pour retomber aussitôt durant les chaudes et lourdes après-midi, ondulant capricieusement le soir et le matin lorsque la brise les agitait, reflétant dans leurs plis toutes les nuances du firmament.
 
 

 

Et lorsque la nuit était venue, chacun faisait provision de vers luisants, les disposait en guirlandes parmi les herbes ou sur les branchages : de féeriques illuminations scintillaient tout au long de la forêt noire ; ou bien toutes ces petites taches de lumière, jetées par poignées vers le ciel, retombaient en s’éparpillant, semblables aux pluies de feu des plus savantes pyrotechnies.
 
 

 

On eût pu croire que la présence presque invisible de toutes ces créatures avait transformé l’esprit de la forêt ; sans rien perdre de sa majesté ni de son mystère, elle s’était faite plus aimable et plus accueillante. Les ombrages semblaient plus frais, les feuillages plus verdoyants, les fleurs plus éclatantes. Si bien qu’elle devint, en ce magnifique été de 189…, la promenade à la mode. Chaque jour, des visiteurs nouveaux parcouraient ses allées et ses avenues et s’émerveillaient de sa splendeur et de son étendue.
 
 

 

Ce matin-là, à la Croix des « Quatre Loups, » des nymphes vêtues de jaune dansaient pour célébrer l’heure à laquelle le soleil allait atteindre son point culminant ; une musique étrange accompagnait leurs pas : cela tenait du grincement crépitant des crécelles et du chant stridulant des cigales ; allongé sur l’herbe, le petit faune regardait ce spectacle et s’en délectait, lorsque, tout proche, un bruit de trompette discordant, aux aigres modulations, le fit sursauter ; effrayé, il s’enfonça dans le sous-bois ; déjà les nymphes avaient interrompu leurs ébats et s’étaient dispersées dans le hallier ; un mail-coach traîné par quatre chevaux déboucha de la route forestière et s’arrêta à l’angle du carrefour.
 
 

 

Un bel homme vêtu de gris, qui tenait les rênes, coiffé d’un chapeau haut-de-forme de même couleur, un gros petit vieux habillé de noir avec un gilet blanc et un chapeau de paille, descendirent des banquettes supérieures ; de l’intérieur, sortit une dame assez épaisse, avec des oiseaux empaillés sur la tête ; son corsage était gorge-de-pigeon ; sa jupe de satin prune laissait entrevoir par instants un jupon de soie jaune bordé de dentelle noire ; un polytechnicien et une jeune fille en blanc, dont le visage était ombragé d’un grand chapeau, la suivirent.

Puis l’homme à la trompette sauta de son siège et se mit en devoir de dételer les chevaux.

Une carriole venait derrière ; le valet en livrée qui la conduisait et la femme qui était avec lui mirent pied à terre ; ils déchargèrent avec précaution deux grands paniers d’osier, les ouvrirent et en tirèrent des nappes, des serviettes, des couverts, des bouteilles et des mets divers qu’ils disposèrent à la place qui leur fut désignée. Quelques instants après, maîtres d’un côté, serviteurs de l’autre, tout le monde était prêt à déjeuner.
 
 

 

Comment dire toutes les farces, toutes les niches dont ce repas fut l’occasion ? Nymphes et dryades, dissimulées dans les buissons, juchées dans les chênes, jetaient à profusion, dans les plats et les assiettes, des mouches, des chenilles, des vers, des guêpes, des insectes de toutes les formes et de toutes les couleurs. Pendant ce temps, le petit faune, aidé des sylvains, profitait des moments où l’attention était attirée par ces menus incidents pour dérober ici une bouteille de Champagne, là un pâté croustillant. Du haut de leur perchoir, les dryades écartaient les branches de telle façon que le soleil tapait en plein sur le visage des convives, ce qui contraignait ces derniers à changer de place à chaque instant ; mais, par la vertu de leur baguette, les fées avaient quelque peu bouleversé le terrain et personne ne pouvait faire un pas sans qu’il ne soit aussitôt suivi d’une chute ridicule.

Enfin, le déjeuner s’acheva. La conversation s’anima ; tandis que les humains décidaient de mettre la forêt à nu, de couper les arbres en masse, de niveler le sol, les divinités, voulant défendre leur domaine, ne parlaient rien moins que d’assaillir ces barbares, de leur faire rouler des rochers sur la tête, de ne pas les laisser partir vivants de ces lieux qu’ils voulaient profaner. Et le petit faune était l’âme même de cette lutte à outrance.
 
 

 

Pourquoi le grand dieu Pan en décida-t-il autrement ? Pourquoi permit-il que le petit faune devînt amoureux d’une fille des hommes ? Le souvenir émouvant de la passion qu’il éprouva lui-même pour une autre fille des hommes, la belle Omphale, reine de Lydie, troubla-t-il son entendement ? Pourquoi, ce jour-là, faillit-il à sa mission, qui est de protéger les beautés de la nature, et livra-t-il ainsi la forêt à ses destructeurs ?

Les plans de dévastation bien arrêtés, tout ce beau monde de la ville alla se promener, hormis la jeune fille qui s’était déclarée un peu fatiguée. Les domestiques qui devaient veiller sur son sommeil n’avaient pas manqué de faire comme leurs maîtres, après avoir eu soin de vider consciencieusement toutes les bouteilles.

Donc, Claudie Lelibert est restée seule, couchée près du talus, et dort paisiblement.

Tout près d’elle, une main apparaît derrière le feuillage ; elle écarte du visage de la dormeuse les herbes qui la chatouillent et pourraient l’éveiller ; la même main courbe les branches ou les redresse afin que les yeux de celle qui repose là restent dans l’ombre propice au sommeil. Et maintenant que le souffle léger est bien calme et bien régulier, le petit faune apparaît.

Déjà les teintes du ciel s’assourdissent : au bleu cru du bel après-midi, des teintes plus douces ont succédé ; des reflets ocrés et verdâtres annoncent le crépuscule. Et le petit faune, après avoir longuement contemplé la jeune fille, danse.

Il danse pour exprimer le sentiment naissant et ignoré de lui jusqu’alors, qui fait battre son cœur plus vite, qui fait affluer le sang dans ses veines, qui fait cambrer ses reins de désir.

La féerie lumineuse se poursuit : des traînées violettes, rouges, roses, jaunes, s’allongent à l’horizon.

C’est à ce moment que la jeune fille ouvre les yeux.

Saisie d’abord, elle sent les regards du petit faune si pleins d’admiration contenue qu’elle sourit et se redresse.

Les nymphes, les dryades, les sylvains, qui sont revenus, l’entraînent dans une ronde vertigineuse ; la nuit tombe ; la lune se lève, rougeoyante, pour épandre ensuite sa douce clarté blanche qui rend les ombres troublantes et fait croire aux serments d’amour.
 
 

 

Maintenant, le faune danse seul ; son corps se déploie, s’incurve, se redresse harmonieusement ; ses pieds semblent ne plus toucher la terre ; il se dégage de ses mouvements une telle impression de supplication, de charme, de volupté, que la jeune fille, émue, tend les bras vers le petit dieu qui se précipite sur elle et l’embrasse avec frénésie.

C’est à ce moment qu’il fut frappé.

Pris d’épouvante, nymphes, dryades, fées, sylvains sont repartis bien loin.

La grande forêt n’est plus.

À la place où se dressaient ses chênes centenaires, de petites villas assez ridicules sèchent et se crevassent au soleil pendant l’été, croupissent dans d’infectes mares quand vient la saison des pluies.

La S. I. B. E. G. émet sans cesse de nouvelles actions ; le comte Lelibert est milliardaire : sa fille a épousé M. Henri Clinquant, ingénieur des Ponts et Chaussées, le créateur bien connu des routes autodromes les plus parfaites du monde entier.
 
 

 

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(André Hellé, texte et illustrations, in L’Homme changé en cafetière, Paris : Éditions Berger-Levrault, 1929)