« Ferlock Solmes habitait alors, nous dit le docteur Bathsoap, non loin de Baker Street au premier étage d’une maison de bois de Wodehouse Street, tout près du nouveau boulevard Anthony-Eden. Le célèbre détective était à quelques pouces du faîte de la gloire. Ne venait-il pas de découvrir les assassins du troisième fils de Jack l’Éventreur et de retrouver Princess of Candies, la jument de course de Lord Derby, que d’ingénieux voleurs avaient dérobée dans son box, et à laquelle ils avaient confectionné un râtelier dentaire pour la faire courir en France sous un autre nom, parce que l’âge des chevaux est contrôlable par les dents ? Princess of Candies était ainsi méconnaissable. Sa fausse dentition lui donnait deux ans de plus et les commissaires des courses ne pouvaient se douter que cette jument transformée était le crack britannique.

Par un après-midi d’hiver, j’étais assis dans l’entresol de Ferlock Solmes et le maître jouait sur un violon à une corde la Xe symphonie de Beethoven qu’il avait contrepointée sur le God Save the King. L’effet était réellement impressionnant. Imaginez dehors la purée de pois habituelle et, dedans, mon célèbre ami drapé dans sa fameuse robe de chambre écossaise, don de plusieurs seigneurs, parce qu’un Écossais, économe de nature, n’offre jamais plus de vingt-cinq centimètres d’étoffe à la fois, et cette belle musique qui me caressait extatiquement. Nous fûmes soudain tirés de notre euphonie par un violent coup de sonnette.

« Bathsoap, dit Ferlock Solmes, je n’y suis pour personne. »

J’allais faire la commission au maître d’hôtel usagé, qui nous servait de factotum, lorsque le vieux et fidèle serviteur annonça qu’une dame de l’Armée du salut désirait parler à son patron.

« Alors, faites-la entrer, dit le détective ; j’admire trop cette œuvre magnifique pour ne pas lui donner mon obole, même quand je suis en conversation spirite avec mon ami Beethoven. »

La dame de l’Armée du salut entra dans le bureau. C’était une forte personne qui frôlait probablement la cinquantaine ; elle était pourvue d’une petite moustache et d’une voix de sergent-major des coldstream-guards, où j’avais servi, six mois, durant la guerre des Bœrs, lorsque l’armée anglaise, pareillement à l’armée italienne aujourd’hui, avait volé en Afrique pour le triomphe de la civilisation. Ferlock Solmes tendit à cette femme respectable un shilling et six pence, prit une de ses mitaines à titre de curiosité, contempla le gant, et lui dit :

« Ainsi que me le prouve la forme de vos doigts, vous êtes la fille d’un capitaine au long cours et d’une arthritique du comté de Kent. Vous êtes également l’aînée d’une nombreuse famille ; vous avez été contre-maîtresse dans une usine de coton à Manchester ; vous savez confectionner le porridge, mais vous haïssez les œufs sur le plat et vous ne vous êtes jamais mariée afin de vous consacrer à votre apostolat.

– Ne dites pas de bêtises, répondit cet officier. Merci tout de même pour le shilling et les six pence, mais je suis née dans les Nouvelles Galles du Sud et mon père était éleveur de canaris sauvages ; ma mère était trapéziste et n’a jamais eu la goutte ; je ne suis pas venue ici pour faire la quête et j’étais fille unique. Je suis présentement lieutenante dans une division de West End, et mariée au solicitor Smith. Or, le solicitor a disparu avec une grosse somme et j’ai bien peur qu’il n’ait été assassiné.

– Très bien ! dit Ferlock Solmes.

– Comment, très bien ? reprit la lieutenante, sur un ton d’indignation non dissimulée.

– Je dis « très bien, » parce que vous venez me trouver professionnellement. Ayez donc l’obligeance de me rendre le shilling et les six pence, et veuillez déposer sur cette table historique, où William Shakespeare n’écrivit pas le Marchand de Venise, vingt-cinq livres pour les premiers frais. »

La grosse dame sortit sans barguigner d’un cabas usagé vingt-cinq pounds et les disposa sur la marqueterie.

« Votre mari était un grand maigre avec des lunettes ; il ne buvait que du lait de brebis et jouait au croquet, dit Ferlock.

– Non, monsieur, mon mari était plutôt petit et ne portait pas de conserves ; il pesait cent douze kilos sous la toise et n’a jamais absorbé de lait de sa vie ; il buvait du brandy coupé de brandy, et il coupait trop souvent son brandy de brandy. C’est sans doute ce qui l’a perdu… »

Mon illustre ami ne répondit pas tout de suite. Il avait allumé sa non moins illustre pipe et méditait.

« À première vue, reprit-il au bout de quelques instants, l’affaire est simple. Le solicitor Smith a été entraîné par la bande des D. C. C. qui l’ont enivré.

– Les D. C. C. Qu’est-ce que c’est que cela ?…

– Ce sont les « Double Crossing Cheater, » de redoutables malfaiteurs spécialisés dans l’assassinat des solicitors et le dépeçage des garçons de banque ; selon toute probabilité, nous retrouverons le corps de feu votre mari demain sous le tablier du pont de la Tour de Londres. En attendant, du sang-froid, pas de nervosité. Si vous avez le temps, lisez un peu de Lord Byron. »

Un quart d’heure après, le serviteur annonçait une seconde dame de l’Armée du salut.

« Celle-là vient pour quêter, dit Ferlock Solmes. Je vais lui donner une livre, puisque maintenant nous sommes un peu plus en fonds. »

Une grande femme maigre entra ; elle refusa l’obole et allait « enchaîner » lorsque le détective l’interrompit.

« Je ne vous parlerai ni de votre père ni de votre mère ni de vos frères et sœurs, au cas où vous en auriez. Vous êtes la femme du solicitor Smith et vous venez m’annoncer que votre mari a disparu. Il portait sur lui une grosse somme, mais avait le tort de boire du brandy coupé de brandy. Ne vous tracassez pas, madame ; le pauvre a été assassiné par les D. C. C. et nous le sortirons demain des flots glauques et microbiens de la Tamise. C’est vingt-cinq livres pour les premiers frais. »

Je regardai le maître avec stupeur. Sans doute était-il devenu fou subitement, mais la nouvelle lieutenante extirpait vingt-cinq livres de son sac et remerciait chaleureusement le détective.

« C’est merveilleux, monsieur, s’écria-t-elle. Comment avez-vous pu deviner tout cela ? Quel malheur que mon pauvre Jeremiah ait été assassiné ; comme il vous eût admiré ! »

Lorsque cette seconde cliente eut disparu, je demandai à Ferlock Solmes :

« C’est un miracle… Pourquoi lui avez-vous servi le discours que l’autre vous a débité ?

– Une intuition, Bathsoap… Une intuition !… Qu’est-ce que je risquais, après tout ? Vous voyez que je suis bien tombé. En attendant, c’est une curieuse énigme et ce Jeremiah Smith m’avait tout l’air d’être bigame. »

Nantis d’une torche électrique et d’un scaphandrier, nous nous dirigions vers la Tamise afin de rechercher le corps du délit immergé, lorsqu’en passant par une petite rue de Whitechapel, nous aperçûmes un gros monsieur, ivre sans doute, soutenu par une troisième dame de l’Armée du salut.

« Merci, lieutenante, bégayait l’ivrogne. Je suis le solicitor Jeremiah Smith et, pour vous remercier de m’avoir tiré du ruisseau, je… je… vais vous épouser. »

Ferlock Solmes, de son œil d’acier, contemplait cette scène étrange.

« Il les épouse réellement, dit-il. À ce compte-là, il va épouser toute l’Armée du salut, cinquante-trois mille femmes environ. C’est plus que de la bigamie. Le curieux de l’affaire, c’est qu’elles ignorent mutuellement qu’elles se marient toutes avec le même homme. Elles sont tellement occupées, les pauvres, et jamais chez elles aux mêmes heures !… Allons, docteur… Venez dîner ; nous avons tout de même gagné nos cinquante livres aujourd’hui grâce à la double mort du solicitor Smith !… »
 
 

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(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18791, dimanche 1er septembre 1935)