Laronce fut tiré du sommeil par un bruit d’eau sur la pierre : la chute rageuse d’une averse sur la chaussée ou plutôt la course d’un torrent sur son lit de rochers. D’un élan, le peintre fut à sa fenêtre. Et dans la brume grise de la nuit d’avril, il eut cette vision de folie : un flot rapide emplissait la rue jusqu’au troisième étage, coulait entre les deux rangs de maisons comme un fleuve entre des quais profonds.

Inondation ? Déluge ? Laronce ne chercha point. L’instinct qui survit, dans les grandes paniques, à l’âme déjà morte, lui dicta des gestes d’automate : se vêtir, fouiller dans des tiroirs, y prendre des objets précieux, s’enfuir. Il se félicita pourtant que son atelier et son logis fussent si haut perchés. Puis, par une échelle de fer scellée dans le couloir proche, il gagna les toits.

Là, toute la maison se pressait déjà, foule noire dans la nuit grise. La peur avait aggloméré, en une masse compacte, six étages différents de mœurs et de fortune, maîtres et domestiques, petit peuple où la terreur avait soudain réalisé l’égalité. Cependant, des gens péroraient : de ces rares élus qui savent tout, qui expliquent tout, et qui ne manquent jamais dans les foules. Laronce les écouta avec avidité. Une sorte de mascaret monstre, galopant par les campagnes, avait atteint, dépassé la ville, et se gonflait avec la rapidité régulière et sûre de la mer. Sans doute, l’Océan se déplaçait sous quelque influence météorique ; et ses flots, arrachés de leurs retraites profondes comme une troupe infinie de bêtes sauvages, se jetaient à la recherche de nouveaux gîtes. Mais on ignorait quand s’arrêterait cette émigration formidable ; vainement, on cherchait au ciel la trace du bolide qui modifiait l’équilibre éternel et fragile de l’univers.

Le flot montait toujours. Et plus il s’approchait des malheureux, plus il leur arrachait, torture dont l’étreinte se resserre, des cris de nature et de vérité. Des femmes, à genoux, mains jointes, priaient avec une âpre ferveur. D’autres, le front à l’épaule de l’époux, pleuraient. Certaines, prises d’une impérieuse volonté de franchise, dévoilaient à leur compagnon leurs fautes, leurs crimes, en même temps que leur tendresse. De suprêmes absolutions, des baisers profonds s’échangeaient. Quelques infortunés murmuraient des aveux si terribles ou balbutiaient un amour de la vie si farouche qu’ils semblaient atteints de folie. Et le frais clapotis de l’eau accompagnait seul ces voix de prière et de confession, ce murmure d’église.

Bientôt, quelques lueurs d’aube éclairèrent le péril. De quelque côté que se portât le regard, de petites foules noires couronnaient les maisons. La ville en deuil était toute sur les toits, comme la ville en fête est toute dans la rue. Laronce discerna l’eau jaunâtre, à courtes vagues, animée de remous capricieux. Elle ne charriait pas tant d’objets qu’on eût pu croire : quelques souches venues des campagnes et des chantiers, des tonnes enlevées aux quais ; pourtant, par une étrange ironie, le peintre remarqua, en grand nombre, de ces boîtes de zinc où s’entassent le soir tous les détritus des maisons… étrange flotte d’arches qui semblaient vouloir sauver du déluge toutes les ordures de la ville.

La vue de ces épaves tira pourtant Laronce de sa stupeur, réveilla en lui la pensée, l’espoir d’un sauvetage : peut-être des bateaux, ceux-là mêmes qui parcourent la Seine, sillonnaient-ils les grandes artères ? Et comme deux maisons le séparaient de la rue Royale, il en franchit les toits, encombrés de foules pitoyables, avec une soudaine adresse de cambrioleur. Un chaland manœuvré par des mariniers, une petite barque de pêcheurs, un bateau omnibus passèrent en effet à courts intervalles. Leur vue provoquait de toutes parts des gestes et des cris d’appel. Des hommes offraient des fortunes. Des femmes agitaient des bijoux au bout de leur bras tendu. Mais, pleines à sombrer, toutes ces arches gardaient soigneusement le large.

Enfin parut une péniche, manœuvrée tant bien que mal par une équipe de pompiers. Où aborderait-elle ? Ce fut, autour de Laronce, une angoisse de naufragés qui découvrent une voile. L’énergie des prières redoubla. Des gens se laissèrent glisser jusqu’à l’eau, qui atteignait déjà les gouttières. Enfin, la péniche toucha la rive où se trouvait Laronce. Aussitôt, la foule des toits se rua vers la délivrance. Ce fut une sourde et féroce lutte d’abordage, une haletante prise de possession. Pesant sur leurs gaffes, les sauveteurs durent s’éloigner sous les malédictions et les poings tendus. Debout à l’avant du bateau, Laronce éprouvait une joie égoïste et profonde : la certitude de survivre au peuple des toits, le ferme espoir de pouvoir attendre le reflux.

La péniche flottait maintenant sans direction. Le caprice des courants l’amena sur la place de la Concorde. L’horreur grandiose du cataclysme s’augmenta de la clarté du jour levant, du large espace ouvert. La trouée tracée dans la ville par la Seine avait pris l’ampleur majestueuse d’un estuaire. Sur cette rade, les toits à demi submergés ressemblaient, sous leur carapace de zinc, à des torpilleurs couverts d’une foule dense. Mais bientôt cette flotte innombrable parut s’enfoncer, s’engloutir, comme minée par d’invincibles explosifs. En d’effroyables minutes, tous les quartiers bas disparurent. Le flot couvrait une maison, puis une autre, sans bruit, sans trace, nettement, proprement, comme un bureaucrate qui, d’un trait de plume, barre une ligne de chiffres.

La surface libre s’étendit, ne s’arrêta plus qu’aux collines qui ceignent la cité, et qui émergèrent comme des îles. En même temps, le jour s’était pleinement levé ; un joli matin de bains de mer, or et bleu, qui jouait sur la vague courte et frisante. Les cimes monumentales apparaissaient, sur ce radieux horizon, comme des bouées et des balises géantes : des dômes, des flèches, des tours. Mais leur silhouette était déformée par l’agglomération humaine qui s’était accrochée à ces derniers refuges, à ces temples de prière ou de gloire, d’orgueil ou d’humilité.

Sur la péniche, des gens désignaient à voix haute, par une invincible habitude, ces sommets d’édifices. Mais un nom courut, s’imposa : la Tour. Si haute, elle semblait à peine mouillée. Elle représentait à tous les yeux le plus long espoir de vie. Ceux qui s’accrochaient à sa dentelle de métal pourraient peut-être attendre la retraite des eaux plus sûrement que sur un bateau, qu’un choc peut naufrager. Et tous les regards se tournaient vers l’immense phare jailli des eaux. De toutes parts, des barques se dirigeaient vers le monument de délivrance. Chacun, sur la péniche, s’employa à les imiter. Des planches arrachées des fonds et des cloisons devinrent des rames dans toutes les mains. De vieux messieurs qui vivent au cercle, des valets de chambre dont la barbe repoussait déjà, des femmes enveloppées de sorties de bal, une autre nue dans un manteau d’homme, essayaient d’atteindre et de battre l’eau avec ces avirons improvisés. Tant d’efforts réunis donnèrent enfin une direction au bateau sur les remous indécis et brisés. Il doubla le dôme des Invalides, dont les dorures disparaissaient sous un enduit de foule. Et plus la Tour approchait, plus elle prenait un extraordinaire aspect : elle ressemblait à une cage où l’on aurait enfermé toute la ville ; ou mieux, tant les gens s’y pressaient nombreux. on l’eût dite construite en matière humaine.

Ces piliers de foule accueillirent les passagers de la péniche avec de sourds grognements. Car la place devenait rare. Cependant, Laronce se nicha dans un croisillon. Ce ferme appui lui rendit une calme lucidité. Il observa l’horizon, la matinée rose, l’eau devenue limpide, frisée d’une houle joyeuse. À chaque instant, un sommet de monument disparaissait, après s’être démesurément gonflé de foule. Les tours jumelles du Trocadéro, toutes proches, lui rendirent sensibles les phases de l’anéantissement.

Sans doute le flot montant chassait les malheureux réfugiés dans les escaliers, les forçait à jaillir dehors, à grimper sur ceux qui les précédaient au sommet. Une sorte de bulbe de matière humaine poussait à l’extrémité de la tour. On devinait une mêlée féroce, pleine de lâchetés et de drames. Mais l’eau, indulgente, jeta bientôt un pan de sa robe verte sur toutes ces faiblesses. Rien ne parut plus.

Seuls, maintenant, le Sacré-Cœur et le Panthéon émergeaient, aux deux pôles de l’horizon, comme des rivaux suprêmes de gloire profane et de gloire sacrée. Mais le flot mit d’accord les deux champions. L’horizon fut vide, sous le ciel printanier. Seules, la Tour et des barques lointaines survivaient encore à la ville.

Sur le colosse de fer, une lutte terrible commença. L’eau refoulait les derniers venus ; ils tentaient de remonter, de suivre l’ascension du flot. Mais la pyramide humaine était si compacte que tout mouvement devenait impossible. Laronce connut cet affreux supplice de tenaille : d’un côté, l’invincible marée ; de l’autre, une foule qui défendait férocement la place conquise. Le peintre eut le sentiment qu’il périrait, écrasé entre ces deux forces également brutales. Le doux bruissement de la vague déjà chantait à son oreille. Il jeta vers le ciel, vers la vie, un suprême regard, tenta de monter vers la lumière, et dans son effort…. il s’éveilla.

Et, tout tremblant encore dans une joie de résurrection, il perçut, en effet, ce bruit d’eau qui troublait son sommeil :

« Sacredié ! J’ai laissé ouvert le robinet de la cuisine ! »
 
 

 

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(Michel Corday, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, neuvième année, n° 2793, mercredi 23 mai 1900 ; Auguste Lepère, « Le Stryge de Notre-Dame, » gravure sur bois, 1890 ; Rouget, d’après Charles Daubigny, cul-de-lampe, livre IX, chapitre 6, de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Paris : Perrotin, 1844)