LUTÈCE (ruines de), ancienne capitale de la France. – Ces ruines sont très intéressantes. Sous aucun prétexte, le touriste ne se dispensera de les visiter. Six mois suffisent largement pour tout voir.

LUTÈCE fut jadis une des plus opulentes cités de l’Occident. Sa renommée était si grande que les autres peuples, quoique jaloux d’elle, l’avait surnommée la Ville-Lumière. Elle fut saccagée à diverses reprises par les Barbares, la dernière fois au XXe siècle. À cette époque, les Métroglodytes s’emparèrent de la Ville et la mirent en coupe réglée. Ils construisirent, sous la vieille Cité déjà branlante, une série de tunnels qui s’entrecroisaient en lignes innombrables, se superposaient en multiples étages, à travers le réseau désordonné des canalisations secrètes par où la Seine recevait alors la majeure partie de ses affluents.

Dans ces tunnels, qu’une mince pellicule de torchis séparait de la chaussée trépidante, les Métroglodytes firent rouler à toute vitesse des convois où s’entassaient des foules fiévreuses, de l’aube à la nuit. Dès lors, l’histoire de Lutèce tient tout entière en trois périodes très brèves : celle des crevasses, celle des écroulements, celle de l’abandon.
 
 

 

La première remonte au septennat du dictateur Delanney-Terrible, un excellent homme au fond, mais dont la devise était : Laissez défaire, laissez lasser !

Sous son règne, les Métroglodytes creusèrent la quintuple ligne souterraine qui reliait Notre-Dame au pont des Fleurs ; la sextuple ligne qui permettait de franchir en onze minutes les deux cents mètres compris entre l’Opéra et la rue Scribe. C’est encore à cette époque que l’on s’avisa de bétonner, pour la construction du métro aérien, les arbres qui garnissaient les boulevards de la capitale. Platanes et marronniers furent transformés en colonnes d’aspect inébranlable sur lesquelles s’édifièrent rapidement des passerelles à trois et quatre étages. Il advint malheureusement ce qui devait advenir, et ce que nul par suite n’avait osé prédire : la sève fut plus forte que le ciment des hommes ; aux premiers effluves de printemps, elle gonfla les membres emprisonnés des arbres, faisant craquer la cuirasse de plâtre et de fer dont on les avait revêtus ; et c’est ainsi que fut détruite, en quelques jours, une des œuvres les plus hardies des entrepreneurs métroglodytes. En l’hiver 2296, la Seine, qui dormait paresseusement depuis des millénaires dans un lit d’enfant, eut une crise de croissance aiguë et commença de déborder à travers les champs et à travers les villes. Lutèce fut la plus éprouvée des cités riveraines. Noyés à leur base, les immeubles se lézardèrent ; on eût dit qu’ils avaient été foudroyés. Des quartiers entiers s’écroulèrent (deuxième période). Le mémorialiste Abel Hermant nous a laissé une peinture tragique de la dislocation des murailles lutéciennes, succédant à la corruption de la société mondaine de la même époque.
 
 

 

L’Opéra s’effondra le 18 mars 2301. On jouait Le Crépuscule des Dieux en représentation de gala. Brusquement, l’électricité s’éteignit. Les spectateurs, croyant à un jeu de scène inédit, applaudirent à tout rompre. C’est alors qu’en effet tout fut rompu. La formidable bâtisse, orgueil de la capitale, s’effondra dans une clameur qui, selon la légende, n’est pas encore éteinte et continue de faire tressaillir dans l’infini les habitants des plus lointaines planètes.
 
 

 

Deux ans plus tard, le Palais-Bourbon, temple fastueux et colossal, bâti sur pilotis d’argile, s’écroulait dans la boue. On découvrit par la suite que les prêtres législateurs qui y siégèrent pendant des siècles avaient amoncelé dans le sous-sol une énorme quantité de pots de vin que la fermentation fit éclater, entraînant ainsi la ruine de l’édifice.

La veille de l’Ascension (2314), la Tour Eiffel s’abîma dans le fleuve, et une nuit de réveillon (2315) ce furent les tours de Notre-Dame.

Le dictateur Hennion-le-Céleste-Hun ordonna aux Lutéciens de se coiffer d’un casque à pointe et de revêtir un scaphandre. Louables mais vains efforts pour prévenir la conjuration des destins ! Les ruines se succédaient avec une soudaineté que l’historien Curnonsky qualifia de volcanique. Bientôt, la prestigieuse cité, qui comptait quatre millions d’habitants, il y a dix siècles, ne fut plus qu’un immense amas de décombres, où se hasardaient à peine d’inguérissables boulevardiers.

Encouragés par l’exemple des pouvoirs publics qui avaient prudemment pris les devants, les rescapés de l’écroulement, de l’inondation et de la famine, cherchèrent un abri dans l’intérieur des terres, le seul intérieur qui ne menaçât point ruine.
 
 

 

En l’an 2327, une commission fut désignée pour visiter de fond en comble, et de combles en décombres, les ruines de Lutèce, dans le but de s’assurer qu’aucun être vivant ne s’y trouvait plus. On n’entendit plus parler de cette Commission et l’on supposa qu’elle avait péri sous un ultime écroulement.

Il est curieux de constater que, vérifiant la prophétie du poète Théophile Gautier, les nombreuses statues qui ornaient toutes les artères de Lutèce demeurèrent intactes pour la plupart. Dans l’horreur des cataclysmes sans nombre, elles s’attardaient, rayonnantes de tout l’éclat de leur première laideur. Le visiteur s’arrêtera notamment devant le buste de Rochette, œuvre du sculpteur Monis-Habens ; – devant la statue équestre d’André de Fouquières, célèbre et fastueux ambassadeur qui représenta la IIIe République dans plus de sept mille cotillons et fut guillotiné par Jaurès, le jour du Grand Soir ; – devant la statue de Rodin, par lui-même, gigantesque polyèdre régulier, sans tête, sans bras et sans pieds, d’une irressemblance frappante.

Il est recommandé au visiteur de ne pas quitter Lutèce sans avoir visité le bâtiment des Archives Municipales. Par un curieux phénomène d’isolement, cet édifice est resté à peu près indemne ; il se trouve de nos jours dans le même état que sous le dictatorat de Delanney-Terrible. Avec ses monceaux de paperasses, de pièces officielles et de pièces annexes, – on appelait pièces annexes les documents qui n’étaient pas destinés à la publication, – c’est une inépuisable mine de renseignements sur la gabegie, le désordre et le j’m’enfétichisme personnel qui caractérisèrent, durant quatre siècles, l’administration de conseillers irresponsables, dont l’irresponsabilité touchait même à la démence.
 
 

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(André Muller, illustré par Albert Robida, in La Vie parisienne, cinquante-deuxième année, n° 30, samedi 25 juillet 1914 ; ce texte a été repris dans le Bulletin des Amateurs d’Anticipation Ancienne et de Fantastique, n° 11, novembre 1992, puis dans l’excellente anthologie de Marc Madouraud, Paris, capitale des ruines, Bruxelles : Recto Verso, collection « Ides et autres, » n° 49, décembre 1994, tirée à 65 exemplaires)