Ceci est le souvenir le plus affreux de ma vie, et si j’entreprends de le raconter aujourd’hui, ce n’est point par une sotte vanité de narrateur, mais en quelque sorte pour m’en délivrer et en décharger ma mémoire que je sens bien souvent écrasée par son oppressante horreur.

Ma femme et ses deux sœurs, la baronne de Sabura et Mlle Marie d’Alguesarde, tenaient de leurs parents un vieux château situé en pleine campagne, fort loin de toute habitation humaine et dans une contrée que je ne nommerai pas. C’est un pays très ombreux, humide, coupé de grands bois et de longues collines mollement ondulées. Peu de pâturages et pas de moissons ; quand les arbres cessent, le marais commence.

Je m’étais attaché à ce pays, que ma femme adorait, mais jamais je ne pus me trouver à l’aise dans le château ; trop de gens y avaient vécu et surtout y étaient morts, et j’y sentais je ne sais quels effluves hostiles, quelles présences secrètes et inquiétantes.

Cette année-là, pourtant, j’avais si grand besoin de tranquillité et de repos, à la suite de travaux excessifs, que je fus ravi, au détour du chemin, de voir se profiler sur le ciel nuageux les quatre grosses tours avec les poivrières de leurs toits, puis apparaître la large et vieille façade austère, patinée par le temps.

Le baron de Sabura et sa femme étaient déjà installés au château, ainsi que ma plus jeune belle-sœur. Quant à moi, Gérard Laurencet, qui raconte cette histoire, j’y amenais ma femme, ma fille et sa gouvernante. Le mois de septembre fut particulièrement orageux et lourd. De lourdes nuées aux flancs noirs tournaient autour de nous, qui ne se décidaient pas à rompre leurs flancs gonflés d’eau, mais créaient à la longue une atmosphère presque irrespirable. Ma fille, qui était encore une toute jeune enfant, et ma belle-sœur Marie, souffraient de fréquents malaises. La dernière semaine fut accablante. Nous passâmes l’après-midi qui précéda la nuit tragique sur la terrasse, ne bougeant pas, attendant qu’avec le soir un peu de fraîcheur montât du sol. Le soir vint, et aucune fraîcheur. Le soleil se coucha dans une brume rouge, sans éclat et comme aveuglé.

Autour du château, les bois commençaient, non point épais encore ni touffus, mais simplement de grands bouquets de tilleuls, de marronniers, de chênes. La terrasse où nous nous tenions les surplombait, si élevée que les branches extrêmes des ramures étaient presque à niveau de nos mains et que nos yeux plongeaient au cœur même du branchage.

Accablé par la torpeur de cette intolérable journée, je me retirai un des premiers et montai prendre un bain dans mon cabinet de toilette. Quand je descendis, le baron de Sabura était encore sur la terrasse, causant avec Marie d’Alguesarde. Je me souviens que, sans sortir, je les regardai un moment de la fenêtre du salon.

Cinq minutes après, ils rentrèrent.

« Vous êtes seul ? me dit Marie.

– Tout seul.

– Qui était donc avec vous ?

– Personne. Pourquoi ?

– Comment ! Mais derrière la vitre, à côté du vôtre, je viens de voir un visage et pendant un temps assez long.

– C’est impossible ! Vous rêviez ! Et quel visage ?

– Je n’ai pas pu le reconnaître, car il était enveloppé d’un voile pareil à ceux que nous portons en automobile, mais j’ai pensé que c’était Delphine ou Jeanne. »

Jeanne était ma femme, Delphine ma belle-sœur, la femme de Sabura. Toutes deux, je le savais, occupaient leurs chambres.

Nous interrompîmes la conversation avec un sentiment très vif de malaise. Des nuages nouveaux montaient à l’horizon.

« Je crois que nous aurons de l’orage, ce soir, fit Sabura. Je ne peux presque pas respirer… »

Nous nous mîmes à table et nous dînâmes sans entrain. Pendant le repas, il y eut quelques éclairs – éclairs de chaleur que ne suivait aucun tonnerre. Nous montâmes assez tôt dans nos appartements.

Je suis extrêmement nerveux. J’étais si angoissé, ce soir-là, que je me rendis dans la chambre de ma fille afin de voir si elle dormait. Elle reposait en paix, et cela me soulagea inexplicablement. J’écoutai un moment le bruit égal et tranquille de sa respiration, et je gagnai mon lit.

Au bout d’une heure, je n’étais pas endormi. Quelque chose m’agitait et me tourmentait, comme la sensation d’un danger. Je me rhabillai et je descendis. Dans la salle à manger, je trouvai Sabura installé à table, devant un flacon de vieille eau-de-vie du pays.

« Je suis très inquiet, me dit-il.

– Pourquoi ?

– Vous n’êtes pas ressorti ?

– Non.

– Alors, venez  ! »

Nous ouvrîmes une des portes-fenêtres. Depuis deux heures, j’entendais, comme fréquemment, le bruit que fait le vent en soufflant dans les arbres. Cela n’avait rien que de normal, et j’y prêtai peu d’attention. Dehors, je fus surpris d’abord, épouvanté ensuite. Il n’y avait point de vent, et les arbres mugissaient et gémissaient comme en pleine tempête.

« Je suis resté une heure dehors, me dit Sabura. Je n’ai pas senti un souffle d’air. Et cependant… »

À demeurer longtemps en pleine nuit, on finit par y voir clairement. Je reconnus en effet que les branches se tordaient, s’agitaient, sifflaient, comme si quelqu’un les secouait par jeu ou comme si elles se soulevaient au passage d’un vol gigantesque.

Et ma terreur grandissait. Il n’y avait aucune explication physique à ce phénomène ; il y avait donc un bouleversement dans les lois connues de la nature. Mais pourquoi ? Comment ? Nous eûmes beau nous pencher en dehors de la terrasse, mon beau-frère et moi, aucun souffle d’air ne vint toucher nos fronts et cependant, à la même hauteur que nous, à côté de nous, nous entendions ce bruit que font les branches quand le vent se jette au milieu d’elles.

« Il faut rentrer, » me dit Sabura.

Mais à cette minute précise, nous entendîmes un cri terrible, un cri qui venait du premier étage. Nous nous précipitâmes dans l’escalier. Une porte était ouverte ; la chambre de Marie. Notre belle-sœur, en chemise de nuit, livide, gisait sur une chaise longue, les yeux élargis et convulsés.

« Marie ! Marie ! Qu’y a-t-il ? »

Ma femme et Delphine accouraient. Nous soulevions la jeune fille haletante, nous l’interrogions.

« Je l’ai vue ! Je l’ai vue ! disait-elle d’une voix entrecoupée.

– Qui ? Mais qui donc ?

– Oh ! gémissait-elle, j’ai peur ; retenez-moi, retenez-moi parmi vous ! »

Ses bras nus étaient glacés. Nous voulûmes la transporter sur son lit, mais tandis que nous étions unis pour le faire, nous eûmes tous l’impression très nette que quelqu’un la tirait à soi, quelqu’un qui était là, parmi nous, que nous ne voyions pas et qui nous l’arrachait pour l’entraîner ailleurs.

Soudain, le bruit des arbres éclata avec une force terrible et remplit la nuit d’un tumulte effroyable, comme si une robe énorme balayait en même temps toute la forêt. Au même instant, l’électricité s’éteignit.

« Qui a fait cette farce absurde ? murmura Delphine de Sabura d’une voix tremblante. Rallumez donc, Gérard ! »

Je frottai des allumettes. Étendue sur le lit, les yeux fixes et pleins d’une horreur sans nom, Marie d’Alguesarde ne respirait plus.

Au-dehors les arbres s’étaient tus, et une grande paix succédait au fracas de tantôt…

… Voilà la nuit la plus horrible de ma vie, et je ne l’oublierai jamais, la nuit la plus menacée, celle où la Mort joua avec nous tous, hésitant à se poser sur l’un de nous, et où elle choisit sa victime, au hasard, et comme si elle avait besoin d’un tel caprice pour attester sa puissance !
 
 

 

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(Edmond Jaloux, « Contes de mille et un matins, » in Le Matin, trentième année, n° 10800, lundi 22 septembre 1913 ; Achille Michallon, « Le Chêne et le roseau, » huile sur toile, 1816 ; Oliver Hall, « Offshore Wind, California, » pointe sèche, sd)