« La renommée de mon vieux maître, le célèbre détective Ferlock Solmes, atteignit son apogée après sa découverte des meurtriers du colonel chevalier de l’ordre du Bain, Sir Percy Ruthless, qui commandait à ce moment les fameux escadrons royaux de la cavalerie de Saint-Georges. On sait que le génial policier réussit à situer les criminels par quarante-cinq degrés de longitude nord et vingt-six degrés de latitude ouest, parce qu’il avait trouvé sur le veston de Shetland de Sir Percy un petit fragment d’œuf brouillé, que l’un des assassins avait oublié par mégarde. Cette particule, provenant d’un breakfast hâtif, devait le mener d’abord dans une maison de thé de la Wintson-Churchill Street derrière Soho-Square, puis aux abattoirs de la Villette à Paris, enfin dans un bouge de mineurs à Johannesburg en Afrique du Sud. De là, il fit le tour du monde, ou à peu près, et il mit la main au collet de la bande, qui se composait d’un changeur kurde, d’un boxeur borgne mais croate, et de l’homme-serpent de chez Barnum et Bailey. À ce moment de son existence laborieuse, Ferlock Solmes eût demandé n’importe quoi qu’il l’eût obtenu sur l’heure. Sa Majesté le roi lui proposa de lui faire construire un cottage sur la route des Indes ; elle lui offrit la place de secrétaire perpétuel de l’Intelligence Service, un fauteuil en ronce de noyer verni à la chambre des Lords et la charge de massier à l’université d’Oxford ; il refusa cadeaux, argent et honneurs avec cette simplicité bourrue que j’avais si souvent appréciée. Ce penseur agissant était un simple ; il travaillait pour l’amour de l’art ; il ne demandait à la vie que de lui apporter son meurtre quotidien et, lorsqu’il avait remis à la police royale le criminel présumé, il s’en retournait à son petit entresol de Cracker Street et sa seule joie était d’abord de recevoir le tribut d’admiration que je lui décernais – ne me payait-il pas pour cet office ? – et ensuite de jouer sur sa cornemuse la Symphonie sur le Mont Chauve de Moussorgsky, qu’il affectionnait particulièrement depuis que ses tempes s’éclaircissaient. Il abusait aussi d’une façon dangereuse des stupéfiants et, selon les jours de la semaine, il fumait, malgré mes remontrances, le haschich, ou buvait le tedj, cette boisson abyssine fermentée, dont les Italiens essaient en ce moment d’avoir le monopole.

Mais je m’étonnais de constater que le grand détective était arrivé à la cinquantaine, sans que les femmes eussent joué dans son existence un rôle quelconque. Jamais le maître n’évoquait, dans ses longues palabres avec moi, le sexe faible. Il me parlait rarement de sa vieille mère, sinon pour évoquer les fessées de son enfance au son d’un orgue gallois et désaccordé. Nous étions servis par un vieux maître d’hôtel qui ressemblait à Bernard Shaw en plus aimable, et tout jupon était banni de notre vie. Même à Noël, la dinde était obligatoirement remplacée par un dindon. Cette misogynie devait certainement cacher un mystère et, un beau matin de dimanche, alors que le patron, emmitouflé dans sa célèbre robe de chambre écossaise, fumait sa pipe devant la fenêtre à guillotine, je pris mon courage à deux mains et je lui dis :

« Enfin, maître, vous allez me trouver à la fois curieux, indiscret et mal éduqué. Mais je voudrais savoir pourquoi vous attachez aux femmes si peu d’importance. Vous n’en parlez jamais ; vos mémoires n’en soufflent mot et votre romancier biographe ne s’est pas étendu sur un sujet pourtant capital dans l’existence d’un être aussi équilibré que vous. Oserais-je vous poser une question : « Avez-vous été amoureux au moins une fois dans votre vie ? »

Tremblant, je m’attendais à une de ces colères qui secouaient les châssis des vitres, courbant sous son orage les plumes des chapeaux des vieilles balayeuses de Craker Street, mais le grand détective me regarda avec ses yeux gris d’acier et un sourire arqua ses lèvres si minces.

« Mon cher Bathsoap, dit Ferlock Solmes, de sa voix métallique, j’ai été amoureux comme tout le monde. Elle s’appelait Polly Caterpillar ; elle avait dix-huit ans, un regard d’ange et des cheveux carotte. Je l’avais ramassée un soir de décembre, sous le porche d’une maison lépreuse de Whitechapel. Elle était enroulée dans un châle troué et elle pleurait de froid et de misère, parce qu’elle était orpheline et démunie d’argent. À ses pieds, un basset d’Édimbourg, crotté et famélique, léchait, faute de mieux, la neige du trottoir.

– Que c’est émouvant… hasardais-je à ce moment.

– Ça commence comme du Dickens ; je ramenai Polly et le basset d’Édimbourg à la maison, et je les remplis tous les deux de porridge, de pudding et de thé au rhum de la Jamaïque… mon vieux rhum de la Jamaïque. La petite prit goût à la vie et une indigestion que je soignais de mon mieux. Quant au basset d’Édimbourg, saisi par la chaleur et par la folie des grandeurs, il s’était lové dans mon tub de campagne. Le lendemain, j’allais remettre la fille et le chien dans la circulation avec cinquante livres sterling et un collier pourvu de la médaille de la Société protectrice des animaux, lorsque Polly me supplia de la garder. Elle tiendrait mon ménage, nettoierait mes pipes et prierait le Seigneur toute la journée, pour ma sauvegarde. J’avais à ce moment vingt-six ans et demi, la passion des cheveux carotte ; je fus faible et, comme j’ai le sentiment de la propriété et de la loi, je l’épousai quelques semaines après.

– Et vous avez été heureux ?

– Ne m’en parlez pas, Bathsoap ! Cette fille donnait l’impression de l’honnêteté faite femme, un air candide et un maintien aussi réservé qu’une place de pullmann le samedi soir dans le train d’Aberdeen. Mais lorsqu’elle rentrait de ses courses, je ne pouvais, repris que j’étais par la déformation professionnelle, m’empêcher de l’examiner.

« Où as-tu été aujourd’hui, petit sucre d’orge ?

– Acheter du cirage à la gare de Waterloo, parce qu’il est meilleur marché qu’ici. »

Alors, mine de rien, je lui prenais les mains et je remarquais sur sa veste deux poils d’ours brun, un fil rouge et une place éraillée à l’endroit de la poitrine qui me prouvaient qu’elle était sortie avec un sergent-major des Coldstream guards coiffé de son bonnet à poil, vêtu de sa vareuse rouge sang, et qu’il l’avait serrée contre son cœur militaire ainsi que le démontraient ces éraflures, causées par les médailles sur le tailleur de ma moitié.

Quelques jours après, elle revenait avec cette poussière brune et si spéciale des terrains de sport d’Eton ; elle sentait le gingembre et le tabac blond et j’imaginais, en humant ses lèvres, qu’elles avaient été en contact avec celles d’un étudiant de troisième année, de dix-sept ans et quatre mois, né dans le Devonshire et champion universitaire de cricket. Une autre fois, un filament gris de forme bizarre et un air plus digne sur sa physionomie ne me laissaient plus aucun doute sur mon infortune conjugale. Cette fois, Polly m’avait trompé avec un juge, et ce magistrat n’avait même pas ôté sa perruque, ainsi que l’attestait le filament révélateur et si particulier à la coiffure obligatoire de nos hommes de loi. J’avais beau m’imposer le doute, et être aveugle par force, mon métier reprenait le dessus ; et je n’avais même pas besoin de lui faire avouer ses fautes, elles s’inscrivaient en preuves de feu sur toute sa personne, sur tout son corps.

– Alors, vous avez beaucoup souffert ?…

– Non, mon ami ! Cette épreuve a perfectionné mon métier, mais, pour ma dignité personnelle j’ai demandé le divorce. J’ai renvoyé Polly la volage et son basset d’Édimbourg. Croyez-moi, Bathsoap, dans notre profession, il vaut mieux être célibataire. La déduction et la clairvoyance, l’anthropométrie conjugales tuent le bonheur, et l’homme heureux est celui qui ne voit pas. »
 
 

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(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18875, dimanche 24 novembre 1935)