Mon ami, le célèbre navigateur Robert Lanion et moi, nous avions été reçus avec une cordialité particulière par le directeur du musée d’histoire naturelle de Stockholm, alors M. Van Œsterdije, d’origine hollandaise. Ce n’était pas un de ces vieux savants poussiéreux et défraîchis, qui vivent, sans la moindre imagination, dans les livres ou au milieu d’ossements étiquetés. Il avait écrit un ouvrage des plus documentés sur l’existence réelle des sirènes dans les temps modernes. D’après lui, en Hollande, sur les rivages de la Grande-Bretagne, et, en plein dix-neuvième siècle, au-delà de la baie de Saint-Malo et en Méditerranée, non loin du Pirée, des « mermaids, » comme disent les Anglais, apparurent. J’avoue que, pour ma part, la question me semblait relever uniquement de la légende ; j’en étais resté aux poétiques descriptions d’Homère, de Platon et d’Ovide. Mon ami Lanion – non sans une certaine gêne, car il craignait que je ne le traitasse de superstitieux – hochait la tête devant mon scepticisme et m’affirmait, selon le mot de Shakespeare, qu’il y a dans le monde plus de mystères que nous ne le supposons.
Les yeux gris bleus de Van Œsterdije brillaient, comme des lumières, derrière ses lunettes d’or ; il frottait ses mains maigres avec une satisfaction évidente.
« Vous voyez, nous dit-il, un homme qui vient de remporter une victoire scientifique mémorable. Mon livre sur les Sirènes, dont les conclusions tendent à l’existence d’une humanité sous-marine de laquelle nous descendrions directement – fi donc des croyances de Lamarck et de Darwin en notre origine simiesque ! – vient de recevoir une confirmation éclatante. On a découvert, sur les côtes de la mer de Behring, en fouillant dans une grotte, un fossile qui est la confirmation visible, tangible, des récits que j’ai collationnés. Aujourd’hui même, ce document d’une valeur inestimable m’a été soigneusement expédié. D’ailleurs, le voici : vous allez en juger par vous-mêmes. »
Le savant hollandais nous conduisit dans une petite salle, réservée aux plus récentes acquisitions qui n’étaient pas encore exposées. Là, nous aperçûmes, sur de la paille et de l’ouate, le corps momifié d’un être hybride, vraie femme, eût-on dit, par le visage, les bras, la poitrine et les hanches, mais se terminant en une seule jambe qui prenait toutes les apparences d’une queue de poisson.
Devant ce monstre, je restai amusé et abasourdi. Mon compagnon donnait au contraire les témoignages d’une agitation fébrile. Je le vis passer la main sur son front et bégayer quelques syllabes confuses comme s’il allait se trouver mal ; il se domina enfin, mais demanda à s’asseoir comme s’il venait d’être bouleversé par une trop forte émotion.
« Mon cher maître, dit-il en s’adressant à Van Œsterdije, votre découverte vient de me porter un coup et en même temps de me donner une vraie joie, dont je vous dois l’explication.
Imaginez que j’ai connu, moi personnellement, une sirène, que je l’ai vue et touchée… Mais cette aventure prodigieuse, je n’avais jamais osé en faire part à personne, pas même à l’ami qui m’accompagne, de peur d’être traité de fou. Maintenant, devant cette preuve irréfutable, je puis vous raconter le fait, sans passer pour un échappé d’hospice…
C’était il y a plus d’une vingtaine d’années ; je n’avais fait encore que quelques voyages de peu d’importance et j’étais encore indécis sur ma vocation. J’étais allé rendre visite à une vieille parente dans le Finistère ; elle m’avait parlé avec enthousiasme de l’île de Sein, qui conserve aujourd’hui encore un caractère de gravité et d’isolement incomparable.
Je décidai de m’y rendre et, à cet effet, je m’embarquai dans le tout petit port de Lescoff, près de la pointe du Raz, sur une barque de pêcheur.
À peine arrivé sur ce rocher, où s’élèvent seulement quelques huttes et quelques maisonnettes, mais dont la configuration revêt un aspect féerique sous les derniers rayons du soleil au crépuscule, une tempête s’éleva, qui m’empêcha de rentrer le soir à Audierne, ainsi que j’en avais formé le projet.
Dans la nuit, je quittai la misérable masure, où j’avais obtenu une hospitalité des plus sommaires, pour assister au spectacle majestueux des colères de l’Océan. Quel ne fut pas mon étonnement d’apercevoir, sur le sable, une tache de lumière, comme si un animal phosphorescent y avait été apporté par les vagues. Lorsque je m’approchai, je reconnus un visage de femme, jeune et étrange, dont la bouche étroite et petite n’avait pas de lèvres et dont le nez n’était que vaguement esquissé. Elle était sans vêtements jusqu’à la ceinture ; le reste de sa chair était enfoui sous des algues. Je crus qu’il s’agissait d’une noyée ; mais lorsque j’approchai mon oreille de sa poitrine, j’entendis les battements lents de son cœur et son souffle faisait un petit bruit léger. Je m’efforçai par des frictions de la ranimer ; puis je décidai de l’emporter dans ma chambre, afin de lui faire donner quelques secours. Ce fut alors qu’en la débarrassant des herbes qui enveloppaient le bas de son corps comme une gangue, j’eus la stupéfaction, dont je ne suis pas revenu encore, de m’apercevoir que les jambes et les pieds étaient remplacés par une queue de poisson, qui frémissait et dont les squames étincelaient aussi ; une phosphorescence l’éclairait tout entière, comme certaines espèces végétales ou animales de la mer.
Mes soins la réveillèrent, elle ouvrit les yeux ; sa face prit une expression, tout d’abord d’effroi, puis de curiosité ; gentiment, elle posa sur mon épaule ses bras lumineux et froids et me considéra un instant, puis, éclatant d’un rire qui ne ressemblait à rien, elle m’échappa, en roulant sur elle-même par des mouvements agiles, et regagna l’Océan tumultueux.
Le lendemain matin, la mer était trop agitée pour que je pusse, sur ma fragile barque, regagner le continent. Or, je revins à la même place que la veille et je retrouvai la sirène qui m’attendait. Que vous dirais-je ? Pendant quatre jours, loin de tout œil profane, j’eus des rendez-vous muets avec cette femme de la mer. Elle m’offrait des coquillages qu’elle venait de cueillir au fond de l’eau et elle se dressait sur sa queue, gracieuse et provocante, avec le même rire qui montrait ses dents aiguës. Son langage incompréhensible avait l’harmonie d’un chant. Enfin, elle jeta de nouveau sur mes épaules ses bras au galbe charmant qui se terminaient par des mains palmées et elle m’embrassa. Cette bouche froide et salée me causa une répulsion irrésistible. Je la repoussai. Alors, une expression de souffrance ravagea cette face, belle à sa manière, mais trop différente de notre humanité.
Elle s’éloigna dans les rochers où je la perdis de vue ; il me sembla qu’elle n’était pas retournée à la mer…
Le lendemain, le temps s’était remis au beau ; avant de m’embarquer pour regagner Audierne, je voulus revoir l’endroit où j’avais coutume de rencontrer le monstre. Je la retrouvai, immobile comme dans la nuit de la tempête ; mais en vain j’auscultai cette fois son sein glacé. Son cœur était insensible désormais et sa bouche était pincée par un rictus définitif. Pauvre sirène ! Elle était morte, bien morte. Rien ne m’ôtera de la pensée que, capricieuse et susceptible comme une fille de la terre, elle avait renoncé à l’existence par dépit d’être dédaignée. Elle avait dû se tuer bien simplement, en restant à sec, dans les rochers, trop longtemps, étouffée par l’air comme les noyés par l’eau… »
_____
(Jules Bois, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, vingt-septième année, n° 12865, vendredi 19 janvier 1912 ; James Clarke Hook, « Catching a Mermaid, » huile sur toile, 1883)
Bon jour,
Étrange récit … une sirène échouée et un home d’autant par cette rencontre …
Max-Louis