Lorsque Victor Hugo s’écriait : « Dieu n’a qu’un front : Lumière ! » il ne se doutait pas que le même sort nous attend aussi. Un mage moderne nous l’affirme et, sous le nom d’Arca, dans la Revue graphologique, nous révèle et nous prédit les faits les plus extraordinaires et les plus déconcertants…

La conception des anges, des chérubins, des séraphins, de toutes ces têtes à deux ailes, ne peut être absolument chimérique, dit Arca, puisque l’homme ne peut rien trouver de lui-même et que ce qu’il croit créer n’est et ne peut être, au contraire, que la reproduction de choses existantes, déjà vues. L’homme ne crée pas, il se souvient. Il a imaginé des têtes à deux ailes, parce qu’il a vu de ces têtes-là quelque part. Où ?

Dans des existences précédentes ? En rêve ? Je n’en sais rien, Arca ne nous le disant pas. Tenez toujours pour certain que les têtes à deux ailes existent, ont existé, ou existeront dans la nature, et qu’elles ne sont, du reste, que le produit de nerfs exacerbés. Or, les nerfs « arrivant à prédominer » peu à peu dans toutes les nations civilisées, nous finirons tous par devenir des chérubins. Voici, en effet, ce qu’écrit Arca :

« Dans la suite des siècles, le corps humain habitué à cet état nerveux verra son centre nerveux s’agrandir, le front se développer dans sa partie antérieure, siège de l’intelligence, au détriment de toutes les autres parties du corps. Celles-ci resteront sensibles, chétives, blanches ; les muscles disparaîtront bientôt tout à fait, ainsi que les os devenus mous chez les adultes comme chez les enfants. Ne voit-on pas de nos jours des savants dont la tête énorme semble écraser un corps chétif et grêle ? »

Hélas ! ce sont surtout les crétins et les hydrocéphales, dont la tête écrase le corps grêle et chétif. Mais rassurons-nous : l’homme ne restera pas ainsi une sorte de bilboquet vacillant et grotesque. Il ne gardera plus que la boule ; tout le reste deviendra vaporeux, diaphane et pour ainsi dire impalpable.

« À ce moment-là, peut-être dans deux millions d’années, nous confie Arca, car la terre a devant elle un plus long temps à vivre, le corps humain devenu diaphane, léger comme l’air, électrique, sera entraîné par le cerveau, transformé en crâne énorme. Des fluides nerveux s’échapperont du corps de chacun des hommes à la façon des odeurs, et ce qui est phénomène aujourd’hui chez nos spirites, magnétiseurs, voyants et sorciers qui lisent dans la nature comme dans l’âme humaine, existera à l’état constant. Les hommes se comprendront sans parler. La pensée vibrera comme le son ou l’onde télépathique et se transmettra régulièrement à des distances énormes ; la vie sera plus pure, plus affinée, plus spirituelle. Ce sera l’état paradisiaque des légendes religieuses, l’état d’ange presque divin. Que sera la terre à cette époque ? plus dure, plus compacte, selon les lois scientifiques infaillibles, alors que la nature se plaît à agir autrement que ne pensent nos savants étonnés. Les corps humains, devenus têtes, se maintiendront à la surface de la terre, au-dessus du sol comme des vapeurs ; ce sera d’ailleurs leur apparence. Et peut-être que la terre se condensant, se matérialisant, leur cédera cet esprit qu’elle perdra de jour en jour, selon les lois scientifiques. Cela vous semble étrange, au premier abord, ce cerveau, ces hommes-cerveau ? Pourtant, c’est simple. »

Hum ! c’est curieux, bizarre, nouveau, original ; mais ce n’est pas si simple que nous le dit Arca. Se comprendre sans parler, cela existe déjà en notre période matérielle, et ne nous paraît pas autrement fantastique ; passe encore pour une vie « plus pure, plus affinée, plus spirituelle, » puisque notre corps n’existera plus, puisque nos bras, nos jambes, notre tronc, ne seront plus que de vagues choses blanches, flottant comme des fils de la Vierge ; mais c’est là, justement, que gît la difficulté.

Du bilboquet humain, c’est entendu, il ne restera plus que la boule, c’est-à-dire notre tête, avec un front qui, si énorme qu’il soit, ne pourra pas, cependant, faire disparaître la bouche, le nez, les yeux et les oreilles.

Si nous avons une bouche, il nous faudra manger.
 

Toute gueule est un gouffre, et qui mange assassine.

 

Sera-ce avec notre bouche que nous devrons assassiner, puisque nous n’aurons même plus de bras et de mains pour porter les aliments à notre orifice buccal ? Comment feront pour se moucher ceux qui seront enrhumés ? Pour mettre des lunettes, ceux qui seront myopes ou presbytes ? Comment, en résumé, parviendrons-nous à sustenter cette boule, cette tête, lorsque tous nos membres, tous nos organes, ne seront plus que des choses diaphanes et légères comme l’air ? Lorsque la race humaine sera arrivée à ce merveilleux développement, il lui faudra, répond Arca, une autre enveloppe :

« Quelle sera-t-elle ? Je vous l’ai dit, le corps se gazéifiera ; l’esprit se dégagera complètement de la matière, et, pour sentir, point n’est besoin des sens que nous subissons maintenant.

… Nous sommes blancs, c’est le dernier terme ; nous le resterons, car c’est la transparence. Nous sommes debout, nous le resterons… L’idéaliste, le mystique, le contemplateur, la vierge, ne tiennent plus au sol que par des attaches réduites. Ils semblent voler. L’amour, qui est la désagrégation naturelle et mystérieuse des tissus, produit le même effet de non-pesanteur ; l’attraction terrestre, toute matérielle, perd ses droits sur le corps humain animé de grandes passions : amour, extase, douleur, boisson, maladie, etc.

Comprendrez-vous que, la tête grossissant toujours, le corps devenant plus léger, les nerfs envahissant tous les organes, la tête restera seule suspendue, volant pour ainsi dire, traînant une enveloppe où d’abord on distinguera les parties essentielles du corps ; ces parties, encore trop matérielles, seront absorbées, jusqu’à avoir l’apparence d’une étoffe de gaze légère.

Ce cerveau-tête, cet homme-cerveau, en rapport étroit avec les fluides terrestres, universels, comprendra tout par des millions de pores, par des millions de nerfs épanouis. »

Au début, les hommes ressembleront à des hélianthes, à des tournesols au soleil, qui marcheraient : les villes ne seront plus que des jardins monstrueux. Puis, ces fleurs horribles, soulevant leurs tiges légères, se mettront à voler comme les ballons-réclames des magasins de nouveautés.

Adieu, les joies de la terre : il n’y aura plus que des jours paradisiaques et des souffrances infernales.

Mais quelles seront ces joies et ces souffrances ?

Nous ne savons, puisque rien n’existera plus de ce qui constitue la vie humaine aujourd’hui – pas même l’amour.

Bah ! il restera toujours aux amoureux, pensez-vous, des yeux pour s’admirer, une bouche pour faire les tendres aveux, et des oreilles pour les recueillir. Se dire qu’on s’aime sera la joie paradisiaque, et ne plus pouvoir se le prouver sera la souffrance infernale.

Non, vous dis-je, il ne restera pas même l’amour, car, à cette époque, selon Arca, nous serons arrivés à l’antique état des unisexués.

N’est-ce pas à souhaiter que la terre, d’ici là, éclate comme une torpille ?
 
 

 

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(G. de Vorney, « Chronique : L’Homme-Boule, » in Le XIXe Siècle, n° 12628, 15 vendémiaire an 113/vendredi 7 octobre 1904 ; repris dans Le Rappel, même jour, mêmes références. Illustration d’Alfred Kubin pour Lesabéndio de Paul Scheerbart, 1913)