Il y avait quatre ans que j’étais à Rio-de-Janeiro. J’habitais aux environs de la ville, un peu au-dessus de Botafogo, une de ces maisons à un seul étage, sans rez-de-chaussée, qu’on nomme là-bas casas assobradadas, et qui, dans ce climat humide, offrent des conditions plus complètes de salubrité. Celle-ci était pittoresquement juchée au flanc d’un des nombreux mornes qui se détachent de la sierra da Tijuca, dans le fouillis de verdure d’un jardin qu’on eût dit taillé en pleine forêt vierge : l’enchevêtrement le plus extraordinaire de palmiers, de mimosas, de figuiers, de fougères et de tous ces arbrisseaux inconnus qu’on groupe au Brésil sous le nom générique de lianes.

Chaque soir, les affaires terminées, je remontais dans mon petit éden à l’aide du tramway du Jardin botanique, emmenant souvent dîner avec moi un ami, rencontré dans la journée, auquel je pouvais, au besoin, offrir l’hospitalité jusqu’au lendemain matin.

C’est ainsi qu’un soir de juin j’avais à ma table deux invités : un voisin, le commandant Mondego, ex-officier de l’ancienne garde impériale, et le fils d’un de mes amis de France, jeune homme de vingt-cinq ans, qui voyageait à la fois pour affaires et par plaisir.

Jacques Francoz représentait le type de notre compatriote à l’étranger ; il commençait à souffrir de ce climat de serre chaude et ne pardonnait guère les inconvénients de la vie « barbare. » Même, il les exagérait un peu et, en dépit de l’excellente éducation des contradicteurs, la conversation n’avait pas laissé d’être périlleuse entre ce Français railleur et le vieil officier dont le patriotisme allait jusqu’à cet amour des « verrues » que Montaigne eut pour Paris. Le jeune homme trouvait Rio une ville sale, affichait l’horreur des nègres et se déclarait écœuré par les restaurants : les plats nationaux, le molho, le feijoada lui paraissaient immangeables.

« Carne secca, disait-il, carne secca ! Trop de viande sèche, trop de haricots noirs  ! »

Mondego avait fini par ne plus rien dire, visiblement indigné.

Le dîner fini, je proposai de descendre fumer un cigare sur la terrasse qui est derrière la maison. De là, on domine la mer et par une large échancrure, au pied du Corcovado, dont la pente s’allonge doucement jusqu’à la baie de Botafogo, unie comme un beau lac. À cette heure déjà nocturne, c’était un spectacle unique, encadré dans les verdures de ce jardin paradisiaque.

« Ceci, du moins, est merveilleux, » avoua Francoz, embrassant cet ensemble d’un geste sincèrement enthousiaste.

Sur ce terrain, l’entente se trouva plus facile, et nous vînmes à parler de la beauté de la nature tropicale.

« Pour moi, dis-je, elle consiste dans une suggestive sensation de la vie aux premiers âges du monde, dans la pensée que c’est au milieu de cette moiteur que dut se développer la cellule initiale.

– Vous avez raison, s’écria le commandant. La puissance végétative de ce sol est extraordinaire, et l’atmosphère, intensive. Il semble qu’on y voie pousser les plantes, qu’on perçoive leur respiration. »

Francoz eut un sourire où Mondego crut retrouver l’ironie des plaisanteries sur les nègres et la carne secca, et, du coup, il se piqua d’honneur.

« Positivement, affirma-t-il, ici tout vit plus que dans les régions tempérées, et je vous citerai tel de nos végétaux qui, par une organisation plus complexe et des apparences volontaires, semble se hausser jusqu’à l’animalité. Notre sensitive…

– Mais, interrompit le jeune homme, c’est une plante d’Europe. »

Le commandant haussa les épaules.

« La nôtre est tellement plus raffinée… On en cite qui perçoivent de loin le bruit des pas d’un cheval, se ferment à son passage, avec une terreur qui diminue par l’habitude, pour se dissiper tout à fait si le passage de l’animal devient journalier. N’est-ce pas de l’intelligence ? Et que dites-vous de ce féroce mata-pao, sur la route de la Tijuca, qui a poussé dans le tronc d’un palmier, l’a enserré de ses racines et de ses branches jusqu’à l’étouffer ?

– Il y a le chêne charmé de la forêt de Fontainebleau. »

La discussion recommençait. Énervé, poussé à bout, le commandant promenait autour de lui des regards désespérés, quêtant de l’aide ; tout à coup, ses yeux se fixèrent sur la façade de la maison, le long de laquelle débordait un massif de lianes, dans un entrelacement confus de feuilles, de branches et de grosses fleurs d’un jaune d’or, en forme d’étoiles.

« Voici, dit avec une certaine gravité le vieil officier, un arbuste que vous ne devez pas connaître. Moi-même, j’en ignore le nom. Essayez de toucher une de ces longues feuilles en forme de lanières… essayez, monsieur, je vous prie… »

Souriant, Francoz se dirigea vers le massif, saisit entre ses doigts une des feuilles et, d’un froissement, prolongé, en redressa le gaufrage piqué de menus poils grisâtres ; puis, se tournant vers moi, il revint doucement de notre côté. La banalité du geste lui suggérait sans doute une réflexion malicieuse qu’il n’eut pas le temps de formuler ; rendue à elle-même, la longue feuille se détendit comme un ressort et vint le fouetter au visage, dans un geste mécanique de vengeance.

D’abord, ni Mondego ni moi-même ne fûmes maîtres du rire qui nous saisit à l’aspect de la surprise de Jacques Francoz, mais, dans l’ombre, il me sembla qu’il pâlissait comme sous une insulte, et l’expression de colère contenue de son visage suffit à modérer notre hilarité. Pour faire diversion, je me mis à interroger curieusement le commandant sur la nature de cet étrange arbuste.

« Mon Dieu, me dit-il, je répète que j’ignore son nom scientifique et s’il en a un. D’après ses caractères généraux, qui semblent l’apparenter à l’aristoloche, comme pour exprimer sa nature souple et rampante, je lui ai donné le nom de serpentaire.

– Il le mérite, avoua Francoz qui s’était rapproché de nous, en se décidant à rire de sa déconvenue.

– N’est-ce pas  ? reprit vivement Mondego. Au moindre contact, ses feuilles deviennent susceptibles d’une certaine contractilité dont les effets, d’ailleurs, ne sont pas toujours aussi appropriés que vous venez de le voir. Le plus étrange est que la résistance qu’on lui oppose, loin de diminuer cette puissance contractile, ne sert qu’à l’augmenter. Je m’étonne seulement de le trouver aussi près d’une habitation ; d’ordinaire, on ne le laisse pas croître dans le voisinage des maisons.

– Pensez-vous, demandai-je, qu’il soit dangereux ?

– Oh ! je ne le pense pas. Néanmoins, conclut gaiement l’officier en se tournant vers Francoz, prenez garde à sa rancune.

– D’autant plus, ajoutai-je, que vous coucherez à sa portée. La fenêtre de votre chambre est au-dessus de ses branches. »

Francoz eut un rire dédaigneux.

« N’en déplaise à M. Mondego, déclara-t-il, je ne crois pas encore à la rancune des plantes… même sous les tropiques. »

L’officier eut un geste évasif en disant :

« Qui sait ? Nous ne connaissons guère que les apparences de la nature. Qu’avons-nous le droit de nier ? »

La conversation s’égara, se généralisa ; les cigares s’évaporèrent en fumée, tandis que nous faisions le tour du jardin sous le ciel ruisselant d’étoiles en aspirant le souffle du viracao, vent du large qui rafraîchit l’air pesant de ce pays. Vers onze heures, on alla se coucher.

« Fermez votre fenêtre, » recommandai-je à Francoz en le quittant.

Le jeune homme haussa les épaules et me dit bonsoir. Je l’entendis aller et venir dans sa chambre, chantonner, remuer une chaise. Doucement, je m’endormis.

Après un temps inappréciable, je m’éveillai en sursaut. Il me sembla qu’on soupirait profondément à côté de moi ; je crus distinguer un piétinement, une espèce de plainte… Prêtant l’oreille avec inquiétude, je n’entendis plus rien et je me rendormis, persuadé d’avoir rêvé.
 

*

 

Le lendemain, Francoz n’était pas encore réveillé quand je descendis et j’envoyai un domestique frapper à sa porte ; comme personne ne répondait, je montai à mon tour et j’entrai.

Un cri d’horreur m’échappa. À genoux auprès de la fenêtre ouverte, les yeux dilatés et troubles, le jeune homme semblait me fixer avec épouvante. Ses mains crispées étaient serrées autour de son cou et, en m’approchant, je vis qu’elles y étaient maintenues par deux longues branches de serpentaire.

Avait-il voulu, une fois de plus, braver la mystérieuse adresse de la plante ? S’était-il penché pour frapper encore son feuillage mobile ? C’était possible : une détente imprévue avait enroulé autour de son cou deux tiges meurtrières dont la pression avait encore été augmentée par sa résistance désespérée.

Et la serpentaire l’avait étranglé.
 
 

 

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(Jules Perrin, « Contes du dimanche, » in L’Écho de paris, nouvelles du monde entier, vingt-cinquième année, n° 8738, dimanche 17 mai 1908 ; illustration de Virgil Finlay ; gravure de Johann Wilhelm Baur, « Métamorphose d’Appulus, » c. 1639-1640)