François Cornevin n’avait jamais été d’un naturel « ouvrier » comme dit le peuple ; son indépendance n’acceptait aucune besogne régulière. Né dans un pays de grasse culture, riverain de la forêt de Fontainebleau, il n’aurait eu qu’à vivre sur le terroir, comme ses ancêtres, en labourant les champs paternels. Au lieu de cela, il s’était engagé, non qu’il rêvât d’un brillant avenir militaire, mais il tenait à voir du pays. Il avait tiré ses quinze années d’Afrique, et il était revenu dans son village sans le moindre grade : pas même les galons de la première classe. À peine arrivé, il vendait sa part de l’héritage familial, au désespoir de son frère, qui avait jusqu’alors tenu tout le bien de façon à le faire prospérer et presque doubler de valeur. L’argent passa aux marchands de vin et à des gothons rustiques, mais aussi entendues que des Parisiennes à faire sortir les écus d’un porte-monnaie. François dépensa jusqu’à son dernier sou en godailles au cabaret et en cadeaux à des moukères, comme il disait, en souvenir de son temps d’Afrique.

À quarante-cinq ans, il avait épuisé son pécule et il n’avait aucun métier pour vivre ; il n’était bon qu’à braconner. Dans les pays de chasse, tout le monde a le braconnage dans le sang. Dès qu’il avait su marcher, François Cornevin avait accompagné son père dans ses expéditions à travers la forêt, en quête des lapins et des lièvres. Rien ne l’amusait alors comme la fuite sautillante des uns et le déboulé en éclair des autres, parmi les sapins et les grès. Sa joie n’attendait pas pour éclater qu’on fût dehors ; il faisait comme l’épagneul qui voit son maître s’équiper pour la chasse ; dès que Cornevin père décrochait son fusil près de la cheminée, il gambadait et criait autour de lui, tel un chien fou.

Quand il eut seize ans, il fut le meilleur tireur de la contrée ; il connut aussi tout de suite les ruses et les habitudes du gibier. Autant il s’ennuyait au mancheron de la charrue, autant il se plaisait à la flânerie des longues journées de chasse, coupée de rudes marches, d’escalades hasardeuses de roche en roche ; il aimait tour à tour et par accès le farniente et les exercices violents.

Plus tard, quand il se trouva ruiné tout à fait, il voulut se faire un gagne-pain de son vice. Il demanda sa subsistance à ce qui n’avait été longtemps pour lui que le moyen d’assouvir les instincts de maraude et de chapardage dont la nature l’avait doté.

Mais le braconnage ne nourrit guère son homme. Et puis il y a des risques. D’humeur peu endurante, François Cornevin se colleta un jour avec un garde qui lui avait fait des misères. Cette incartade lui valut la prison. Il traversa une période de malchance, le gibier s’étant fait tout à coup introuvable, et, un beau jour, il dut vendre son fusil pour boire. Il en était réduit à poser des collets à droite et à gauche : jeu dangereux qui, à plusieurs reprises, le fit retourner devant les juges. Il devint un abonné de la correctionnelle. Tout cela le dégoûta de la chasse. D’ailleurs, il vieillissait ; il lui fallait maintenant un métier plus tranquille.

Il ne le chercha pas longtemps.
 

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Ceux qui aiment à vivre dans la forêt de Fontainebleau, royaume d’enchantement et de songe qui ressuscite, à une heure de Paris, les féeries du Petit Poucet et de la Belle au Bois Dormant, ont pu faire quelquefois une bizarre rencontre.

Au détour d’un sentier, ils ont aperçu tout à coup, accroupi ou agenouillé sur le sol, un individu d’aspect généralement minable et sauvage, vêtu de loques terreuses qui se confondent avec la couleur du chemin. Le visage est baissé vers la terre, les deux mains sont plongées dans un tas rougeâtre, le corps plié en deux. On approche, le fouilleur ne se dérange pas ; il lève seulement sur celui qui passe le regard toujours hostile de l’homme des champs sur le désœuvré présumé riche, puisqu’il se promène quand les autres travaillent. Alors, on voit mieux, on se rend compte. Le tas est une fourmilière ; le rustre est en train de la bouleverser de fond en comble, sans souci des colonies d’insectes qui grimpent le long de ses bras nus. Le terrible acide formique les a brûlés et corrodés, ces bras ; il a fait tomber l’épiderme et mis presque à vif de longues bandes de peau qui ont pris un vilain ton rose, comme dans certaines maladies. Par endroits, cette peau se démaille, selon la forte expression de Dante, et elle saigne.

Si le promeneur est un Parisien, il se demande quel est ce fou, acharné à l’absurde besogne de tracasser des fourmis qui se vengent en le dévorant.

Si c’est un homme du pays, ou simplement quelqu’un de renseigné sur la vie champêtre et forestière, il ne s’étonnera pas du tout.

Comme Paris, la campagne a ses petits métiers inconnus. Le triste hère que voici exerce l’un de ces métiers : il cherche des œufs de fourmis.

Quand il aura rempli son sac, il le portera à un marchand du village, qui a fait une petite fortune dans le commerce de cette denrée, plus précieuse que les ignorants ne pensent. Le négociant le paiera – un assez bon prix, ma foi ! – puis il séparera soigneusement les œufs de la terre qui s’y trouve mêlée, et, après avoir traité la délicate marchandise avec mille précautions, pour la mettre en état d’être expédiée sans risques, il la portera à la gare la plus voisine. Par myriades, les œufs de fourmis s’en iront vers les faisanderies comme celle de Bourron, par exemple, où ils seront engloutis par la voracité des pensionnaires.

Le chercheur d’œufs fait un métier pénible, mais il est habitué à la cuisson des brûlures et des morsures sur ses bras endurcis ; il compte pour rien cette douleur familière, il ne fait rien pour s’en garantir. Porter des gants ? Allons donc. D’abord, ils le gêneraient pour travailler, et puis, est-ce qu’on met des gants dans les bois ? Un homme, un vrai, ne fait pas attention à cette misère d’être piqué par les « fremis. »

On gagne de bonnes journées, on a du chômage parfois, alors on s’arrange comme on peut. Mais on est son maître. Les fourmis, ça vaut mieux qu’un patron. Et si l’on a les bras rouges, comme passés au feu, on s’en console en se disant qu’au retour de la chasse aux œufs, on pourra lever le coude tout son saoul.

Ainsi pensait François Cornevin.
 

*

 

Pendant bien des étés et des automnes, on a pu le voir, le plus souvent à la Gorge-aux-Loups, exercer son métier, tout à la fois de martyre et de fainéantise. Les jolies filles qui allaient goûter à la Mare-aux-Fées s’apitoyaient sur lui en passant, et elles exigeaient que leurs amis lui fissent quelque libéralité. Il l’acceptait sans remercier, et, en son for, il se moquait d’elles. Pourquoi le plaignait-on ? Il était libre, il ne dépendait de personne, il buvait presque toujours à sa soif. Mais les Parisiens sont bêtes ! Et, tout en prenant la piécette offerte, il les raillait intérieurement, il se jugeait bien supérieur à eux, lui qui vivait indépendant et farouche dans sa forêt maternelle, mêlé aux arbres et aux pierres.

Cependant, il vieillissait sensiblement. Un matin, en se levant, il eut une légère attaque.

Il se remit et retourna bientôt à son travail.

Midi. Le soleil brûle. Il n’y a personne dans les bois. François Cornevin a la sensation de posséder à lui tout seul ce canton des Ventes à la Reine, où il travaille. Il vient d’attaquer une grosse fourmilière d’où sortent en légions pressées d’énormes fourmis rouges, de celles qu’on appelle guerrières. Et dans cette solitude qui l’enchante, lui le vieux faune ennemi des hommes, il besogne de meilleur cœur que jamais…

Ah çà, qu’est-ce que c’est donc ? Les tempes lui battent à l’assourdir, la tête lui tourne, comme l’autre jour, quand il a eu son attaque. Est-ce que ça va recommencer, est-ce qu’il va tomber encore ? Ah mais, ici, ce ne serait pas à faire !

Un moment d’angoisse, comme quand on sent, dans un rêve, le sol qui tout à coup vous manque sous les pieds. Puis il tombe, ainsi qu’une masse, le nez sur la fourmilière. Il reste évanoui quelques instants.

Il est réveillé par des démangeaisons terribles au visage. Ce sont les fourmis qui grimpent. Il veut se relever. Il ne peut pas. Il ne peut remuer ni bras ni jambes ; il est paralysé.

Les fourmis montent ; ce sont les plus grosses et les plus féroces de toutes, ces rouges. Elles entrent dans sa bouche, qui est demeurée grande ouverte et qui ne se refermera plus, dans ses yeux. Les paupières brûlées se gonflent et lui bouchent la vue. Il subit, aveugle, l’effroyable supplice…

Jusqu’au moment où la douleur et la fièvre achevant l’œuvre de l’apoplexie, l’hémorragie cérébrale le délivre. François Cornevin est mort.

Mais les guerrières rouges continuent à dévorer la tête tuméfiée, hideuse. Et, longuement, férocement, elles s’assouvissent et se vengent.
 
 

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(Maxime Formont, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-septième année, n° 13123, jeudi 3 octobre 1912 ; « La Récolte des œufs de fourmis, » gravure extraite de La Chasse illustrée, 1902)