L’HOMME SANS FEMME
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J’étais couché dans une chambre meublée et ne connaissais pas les objets qui m’entouraient ; j’étais convalescent et fébrile. Je chassais de mon lit moisi les araignées et les crapauds ; je devais sortir pour acheter un litre de lait. Dans la rue, le tumulte des vendeurs m’empêche d’avancer. La crémerie s’approchait, puis s’éloignait. Je restais fixe au milieu des maisons qui glissaient. Je me trouvai ainsi dans une ruelle vide, boutiques closes. Un oiseau noir, zébré de blanc, virevolta sous mes yeux. Il poussait un petit cri plaintif, un gémissement de mouette hivernale. Je voulus l’attraper, mais il s’échappa. Un enfant me tira par la manche et me montra un piège. Nous le posâmes tous deux sur un lit de miettes de pain. En m’en allant, j’entendis un déclic : l’oiseau s’était pris ; j’allai le délivrer. Il était maintenant estropié, il avait une patte cassée et ne pouvait plus voler. Ces oiseaux, lorsqu’ils se posent librement, ont l’air d’acrobates costumés qui marcheraient sur leurs ailes. En fait, la plus légère blessure les paralyse. Je le caressai, je lui fis un nid sur un plateau de verre, j’ajoutai quelques grains de riz trop cuits, ce qui me rappela que je n’avais pas déjeuné.
J’entrai dans un restaurant, mon oiseau sous le bras, très fier de mon importance et de mon malheur. Je choisis une table plus basse que les autres avec l’espoir que personne ne viendrait s’asseoir en face de moi ; je plaçai l’oiseau près de mon assiette. Une serveuse s’approcha, retira son tablier blanc, et s’assit près de moi, s’inquiétant de ce que je désirais. Comme j’hésitais, elle me confia qu’il n’y avait rien de mangeable ce jour-là, à l’exception de guidons de bicyclette à la crème. Je lui demandai ce qu’étaient ces guidons. Elle me répondit qu’il s’agissait d’une espèce de champignon vénéneux. Je suais à grosses gouttes ; je dis timidement que ce plat ne pouvait être très bon. Un Anglais intervint alors pour me convaincre qu’en dépit des apparences, rien n’était plus agréable à manger. Je dus accepter. Mais la serveuse ne bougeait toujours pas ; elle guettait l’oiseau, qui se plaignait, et lui donna la becquée avec la pointe d’un couteau ; méchamment, elle la lui enfonça dans la gorge. J’étais désespéré : tout était noir, sordide, impitoyable. Je rentrai dans ma chambre, emportant l’oiseau mort.
LA DAME DE PIQUE
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Des voyageurs dans la nuit descendent du train. J’ai froid. Des pas martèlent la rue et font tomber des gouttes blanches. Les caniveaux ruissellent. Des souris grignotent de la toile d’araignée. Des vaches meuglent dans la brume. Partout, sans en parler, on craint la Dame de Pique. C’est une femme, un monstre, prétendent certains ; d’autres affirment que c’est un gigantesque insecte ; la vérité est que tous ceux qui en ont été approchés sont morts.
Je me glisse dans un égout, mes épaules heurtent la paroi, je suis bossu. Je marche vers une lueur, mais elle recule toujours. Je cherche la Dame de Pique ; je n’ai pas, comme les autres, envie de la tuer, mais de la voir. L’égout grossit et se creuse, c’est une hernie de caoutchouc ; bientôt je ne pourrai plus sortir des intestins de la Dame de Pique. Je suis peut-être mort déjà, au nombre de ceux qui disparurent sans laisser de trace. La hernie s’élargit, durcit, prend forme géométrique, devient un boulevard souterrain où je roule, entraîné vers une issue blême qui se rétrécit de plus en plus. Au seuil de la chute, je m’accroche, j’opère un pénible rétablissement. Mes membres sont glacés. Tout est nu, étrangement, et solitaire. Je m’assieds, les pieds au-dessus du vide, sur une grande plaine de buée, un immense ciel jaune et sans lune. Pas un bruit. Un espace vide où de lointaines forêts dessinent d’obscures montagnes. J’ai constamment peur de tomber. Mais ici, je verrai la Dame de Pique. Je suis seul, j’ai des culottes courtes et des galoches, et je n’ai pas d’âge.
Je la vois, la Dame de Pique ! Elle marche. Son corps noir gît quelque part dans la vallée, écrasant les herbes, mais son ombre verticale monte très haut dans le ciel. Son ombre est mince comme un grand mannequin, on devine sa colonne vertébrale, elle porte des bras longs et rigides qui balancent des mains échevelées, des mains qui sont des poils. En guise de tête, elle n’a qu’une touffe de cheveux hérissés partant d’une seule racine. Cette ombre croît, se penche, s’allonge, peut se trouver tout à coup au-dessus de vous, et la terreur de ces membres sans substance vous paralyse. Comme tout monstre, la Dame de Pique est seule. J’ai presque de l’amitié pour elle, mais en même temps la crainte qu’elle me découvre, qu’elle me poursuive dans l’égout. Que ferait-elle de moi ? Je suis avec elle puisque je la vois. Mais non, je ne vois que son ombre vivante, son ombre qui ne lui ressemble plus.
Des paysans m’ont raconté qu’on avait pensé tuer la bête en tuant ce grand corps mou, mais que ce fut peine perdue. Maintenant, tout alentour, les villages sont déserts ; ceux qui restent se sont terrés dans leurs maisons. À peine osent-ils sortir le jour pour récolter leur nourriture dans les champs sans propriétaires. Il n’est pas sûr pourtant que la Dame de Pique veuille du mal à ses victimes. On la craint comme la mort, sans savoir…
Cependant, je me penchais pour essayer de la surprendre. Mais elle me paraissait trop loin et je m’agrippais inutilement au bord du précipice. Dans l’égout, derrière moi, j’entendais bouger. Lorsqu’assez brusquement je me retournai, ma galoche sonna contre la fonte, et l’égout vibrant amplifia le son. Les vallées firent écho. Je tremblais, ne pouvant plus ni avancer, ni reculer. Une chose touffue, chaude, collante, me prit par les épaules, me souleva sans que j’eusse la force de me débattre. Je m’évanouis dans les bras de la Dame de Pique.
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(André Bay, in Les Cahiers du Sud, vingt-cinquième année, n° 201, 1er janvier 1938 ; Remedios Varo, « Niño Y Mariposa, » huile sur panneau, 1961, et « Sin Título »)