La boutique de M. Larier s’ouvrait dans une de ces ruelles de l’île Saint-Louis où l’humidité graisse et verdit le ventre des maisons bombées et d’où l’on ne voit qu’une tranche étroite de ciel entre deux lignes de toits.
M. Larier était un vieux petit bonhomme, de mine effacée, qui, la loupe encastrée dans l’orbite, avait usé sa vie sur les rouages et les cadrans des montres que ses contemporains lui confiaient.
L’horloger était resté célibataire. Son compte en banque prospérait. M. Larier aurait été parfaitement heureux, s’il avait pu, de temps en temps, voir se lever le soleil.
Nous portons tous en nous une chimère inassouvie. Celle de M. Larier exigeait qu’il se trouvât, à l’aube, dans une campagne obscure, les yeux rivés à l’horizon qu’une lueur hésitante frangerait de son reflet glacé, annonciateur de somptuosités polychromes dont l’horloger deviendrait le témoin extasié.
Ce rêve-là, M. Larier n’avait jamais pu le réaliser. L’aube à Paris semble décomposée, comme le fard sur la joue d’une fille, au petit matin. La rosée a un goût d’extra-dry, et le soleil est triste, qui se lève sur des pierres.
M. Larier s’était efforcé de le voir apparaître dans un décor sylvestre, bien que parisien. Il s’était dirigé, une nuit, de son pas traînard, vers le bois de Boulogne dont les masses compactes barraient lourdement l’avenue. Des oiseaux muets froissaient leurs ailes contre les branches. Mais, soudain, à l’instant précis que la première lueur, comme une lame d’argent, fendait le ciel obscur, un coup de sifflet avait percé l’air tranquille ; il y eut des cris, des appels, des ordres, et M. Larier se trouva roulé, par erreur, dans une rafle monstre qui purgeait les fourrés de leurs hôtes inquiétants et silencieux.
L’aventure dégoûta l’horloger de voir le soleil se lever sur la ville. Et, comme M. Larier ne pouvait contempler le ciel de sa fenêtre, malgré qu’il tordît son col à prendre le torticolis, le bonhomme décida qu’il vendrait son magasin, dès que le compte en banque lui permettrait d’aller finir sa vie, paisiblement, hors de la capitale.
Ce temps heureux survint, vers la soixantième année de son âge.
*
Des vaches rouges pâturaient dans des prairies que des éboulis de pierre grise joignaient à une ligne de pics, frottés de neige à leur sommet. La petite ville alpestre, où M. Larier avait décidé de s’établir, s’arrondissait dans un bas-fond en forme de cuvette. Le Parisien s’installa à l’hôtel en attendant que les peintres eussent fini de mettre en état la petite maison qu’il venait d’acheter. Et, lorsque M. Larier sortit sur la place de la mairie, et qu’il aperçut la chaîne de montagnes, aux pentes raides et aux ombres nettes, barrant le ciel, un désir brusque d’ascension lui durcit les jarrets et il décida que, dès la semaine suivante, il escaladerait ces pics pour voir, de là-haut, se lever le soleil.
Un guide local se chargea d’apprendre le maniement du piolet à M. Larier. Le cordonnier cloua les bottes du grimpeur. L’hôtelier bourra son sac de corned-beef et remplit sa gourde de schnick.
La montée commença au début de l’après-midi sous un soleil, brutal qui giflait la nuque et plombait les épaules du commerçant. Mais M. Larier supportait cette fatigue sans défaillance, tant l’idée qu’il allait enfin voir le soleil se lever dans toute sa gloire le soutenait.
Les deux hommes parvinrent à un refuge lorsque la nuit commençait à tomber. M. Larier inspecta la hutte déserte, se déchaussa voluptueusement et dormit sur la paille, malgré les puces.
Vers deux heures, le guide l’éveilla.
« Si vous voulez voir le soleil se lever, c’est le moment de repartir, » dit cet homme.
La traversée d’un glacier ralentit l’ascension. Prudent, le guide tâtait la route, pas à pas, avec le manche de son piolet. Ils contournèrent une aiguille rocheuse, longèrent une crevasse aux profondeurs glauques.
« Arrêtons-nous ici ! commanda le montagnard. Nous dominons toute la vallée. »
Les deux hommes s’assirent. Un silence pesa. Et, soudain, M. Larier perçut l’approche d’un grand mystère. Il leva les yeux. Une vapeur de lumière semblait sourdre l’horizon d’un foyer invisible.
« Le soleil ! »
L’ancien horloger s’était dressé. L’instinct le poussait vers cette clarté qu’il avait attendue durant toute sa vie.
« Attention ! » cria le guide.
Le ciel s’orangea. La nuit rétractait ses tentacules.
« Pas par là, bon Dieu ! Pas par là ! »
M. Larier n’entendait rien. Il avançait vers l’abîme, les yeux au ciel, d’un pas automatique. Une pierre roula dans le précipice.
Un corps tomba à sa suite. Le drame fut bref et muet. La montagne avait entrouvert sa crevasse pour engloutir la proie désignée. Et le soleil levant habilla de ses premiers rayons le cadavre de M. Larier, disloqué sur son lit de rocs.
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(Albert-Jean, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarantième année, n° 12581, samedi 4 août 1923 ; Caspar David Friedrich, « Der Wanderer über dem Nebelmeer » [Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages], huile sur toile, 1818)