« Depuis quelque temps, nous dit le docteur Bathsoap, mon ami le grand détective Ferlock Solmes abusait plus encore des stupéfiants. Cet homme si calme, plus glacial et moins agité qu’un iceberg, si pondéré, si intelligent, avait besoin des drogues pour exciter ses prodigieux dons de déduction. Non content de se larder avec sa seringue hypodermique, il avait corsé ce funeste plaisir en inventant la piqûre impromptue. Il avait acheté au Zoo, section des insectes, une variété résistante de moustiques qu’il trempait légèrement dans de la morphine. Les minuscules vampires ainsi imbibés étaient lâchés dans le bureau et, après un premier engourdissement, venaient piquer le maître et, tout en lui suçant le sang, restituaient le poison absorbé.

Nous venions justement d’arrêter l’étrangleur annuel de Soho qui avait porté à son funeste bilan l’actif de l’assassinat de soixante-douze jeunes filles. C’était un ancien bourreau espagnol démobilisé et que la passion du garrot avait poussé à continuer dans le privé cette strangulation. Muni d’un petit garrot de poche, il attirait les femmes et les étranglait sans pitié. Ferlock Solmes avait remarqué que toutes les victimes de ce criminel étaient brunes. C’était une indication que le meurtrier pouvait être un homme du Sud. Un fragment de magazine tauromachique, un mégot de cigare catalan et une corde de guitare trouvés par le maître sur le théâtre des exploits de cet ex-Monsieur de Madrid, firent le reste…

Deux jours après ce nouveau triomphe, nous avions commencé la lecture de la Symphonie inachevée de Schubert, Ferlock au violoncelle et moi à la harpe d’entraînement. Nous ne devions pas achever cette symphonie inachevée. Un violent coup de sonnette avait retenti dans notre petit entresol de la Major Attlee Street, derrière Waterloo Station.

« C’est l’inspecteur Joyce, de Scotland Yard, fit calmement le grand détective qui connaissait la valeur d’un coup de sonnette.

– On vient, dit Joyce, de découvrir, dans l’appartement du colonel Gregory Mac Dougal, le corps d’un de ses anciens soldats, le private John Herculeus Bulletmaster.

– Le colonel Gregory Mac Dougal ne commandait-il pas les Worcestershire Guards ? Il est à la retraite maintenant.

– Oui, depuis quinze ans. Il n’habite presque jamais sa maison de Londres, mais un cottage du Surrey où il est en ce moment. L’hôtel était donc vide. Le private Bulletmaster a été trouvé mort au pied de l’escalier, face à une panoplie. Chose extraordinaire, ce soldat, rendu à la vie civile depuis longtemps, puisqu’il a soixante ans, avait revêtu son costume de parade et coiffé son bonnet à poils.

– Extraordinaire, fis-je à ce moment.

– Rien n’est extraordinaire, interrompit sèchement Ferlock Solmes. Comment était orienté le cadavre ?

– Face au nord, répondit l’inspecteur. Il semble que l’homme ait été assailli par derrière. À mon avis, c’est le colonel qui a fait le coup.

– Non ! fit encore plus sèchement le grand détective. À première vue, ce n’est pas le colonel. Laissez-moi seul durant un quart d’heure. Et vous, Bathsoap, lâchez les moustiques. »

On ne peut pas dire, positivement, de Ferlock Solmes qu’il a un œil de lynx, surtout depuis que le général Gœring a liquidé, entre Dantzig et Varsovie, les derniers représentants de ces carnassiers félidés. Non ! Il a plutôt un œil d’aigle. Il n’examinait pas le corps du private Bulletmaster depuis trente secondes qu’il avait déjà trouvé, dans une poche de la tunique écarlate de ce vieux militaire, une feuille de papier imprimé qui sentait à plein nez la naphtaline. Et, comme mû par un ressort, il alla droit à la panoplie et examina minutieusement un drapeau effrangé qui l’ornait en son milieu. À ce moment, Joyce lui glissa quelques mots à l’oreille :

« Un de mes hommes vient de me déclarer que le colonel n’avait pas couché cette nuit dans son cottage du Surrey. Le constable local l’a vu prendre le train pour Londres.

– Où est le colonel ? demanda le grand détective.

– Dans la pièce à côté. Il semble prostré. J’ai bien envie de le placer sous mandat de dépôt.

– Gardez-vous-en bien, fit à nouveau, et plus sèchement encore, Ferlock Solmes. Il n’est probablement pas coupable.

– Neuf millimètres, » répondit l’inspecteur Joyce.

Un quart d’heure après, nous entrions dans une de ces ruelles sordides de Whitechapel, derrière les docks aux blés. Ferlock me montra le papier trouvé sur le cadavre ; il portait ces mots grossièrement imprimés :
 

Gipsy Dinah

Voyante extra-lucide

3, rue du Grain-Mouillé

 

Nous frappâmes à une porte branlante ; une vieille sorcière aussi déjetée que cette porte nous ouvrit. La pythonisse grimaça un sourire édenté. Elle pensait sans doute que nous venions consulter le grand jeu.

« Est-ce que vous connaissez un certain Bulletmaster ? demanda le patron, en fixant la vieille de son regard perçant.

– Un ancien soldat ? Il venait toutes les semaines !

– Oui, un ancien soldat des Worcestershire Guards. Qu’est-ce que vous lui avez prédit ?

– Qu’il mourrait sous les plis du drapeau de son régiment.

– Bravo ! s’écria Ferlock Solmes, glissant une guinée dans la paume crasseuse de la vieille, sidérée. Je tiens la clef de l’affaire. »

Je n’ai pas pour habitude de questionner le maître dans l’exercice de ses fonctions, mais je mourais d’envie de le faire lorsque, sans mot dire, il m’eut entraîné dans la caserne des Worcestershire Guards, derrière Buckingham Palace. Là, il demanda au lieutenant de service de nous emmener visiter la salle d’honneur des bataillons. Au milieu de cette pièce était suspendu, au-dessus des médailles de ce corps d’élite, le drapeau du régiment. Le plus grand policier des temps modernes examina l’emblème avec la même minutie qui lui avait servi à inspecter l’étendard dominant le cadavre. En quittant le quartier, il me dit simplement cette phrase énigmatique :

« Vous avez compris, Bathsoap ? Ce drapeau est un faux drapeau ; le vrai est chez le colonel. Je vais téléphoner à Joyce qu’il s’est une fois de plus trompé. »

Je n’avais naturellement rien compris à cette phrase mystérieuse, lorsque, à onze heures du soir, le patron, qui ne m’avait pas adressé la parole, me dit à brûle-pourpoint :

« En quittant les Worcestershire Guards, le colonel, désespéré d’être rendu à la vie civile, avait volé le drapeau et remplacé l’étendard en question par une copie bien imitée, ma foi, mais à laquelle il manquait la petite déchirure que l’épée du général Cambronne avait provoquée dans la soie de l’emblème, car vous savez, docteur, que ce sont les Worcestershire Guards qui ont eu l’honneur de faire capituler ce héros à Waterloo. Un homme n’ignorait pas cette substitution, le private Bulletmaster, qui avait servi d’ordonnance au colonel. Bulletmaster était neurasthénique et crédule. Il allait chez cette vieille sorcière qui lui avait prédit qu’il mourrait sous les plis du drapeau de son régiment. Une nuit, décidé à se tuer et impressionné par cette prédiction imbécile, il s’introduit chez le colonel qu’il croit absent. Il va naturellement vers le vrai drapeau et il tire… Son ancien chef entre à ce moment ; il entend le coup de feu, il s’affole et fait disparaître l’arme du suicide. Ainsi, la police croira à un crime et on ne le soupçonnera pas d’avoir dérobé le drapeau.

« Pauvre Bulletmaster ! Pauvre colonel !… Vous l’avez dénoncé à l’inspecteur Joyce ?

– Non ! Bathsoap. Non ! mon ami. Il faut être parfois clément dans la vie. Je l’ai prié simplement de rapporter le drapeau à la caserne. Dorénavant, il se contentera de la copie. C’est bien suffisant ! »
 
 

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(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, cinquante-troisième année, n° 19120, dimanche 26 juillet 1936)