Saint-Cyr-d’Oche est un petit bourg du Jura français, dont le clocher, attribué bien à tort au XIIe siècle par les guides Joanne, n’a de remarquable que son horloge, une de ces horloges merveilleuses comme en fabriquaient les artisans du moyen-âge et auxquelles le Diable passa souvent pour avoir mis la main.

Celle-là – arrêtée depuis longtemps et qu’aucun ouvrier de ce pays, où il y en a de bons, n’a jamais pu remettre en route – fut construite par un physicien célèbre qui, au dire des gens, aurait découvert le Mouvement Perpétuel et même l’Élixir de Longue Vie… puisque, toujours d’après les légendes du cru, il existe encore dans le clocher où on le cherche depuis trois cents ans.

C’est lui qui, deux ou trois fois par siècle, frappe sur le timbre ces coups plaintifs, signe de malheur, qui effrayèrent les populations à certaines époques et dont le dernier, authentique celui-là, date de 1870.

Il est vrai qu’alors on se battait dans les environs et qu’une balle perdue a très bien pu froisser le timbre en passant.

Une chose sûre, c’est que dans la chambre du mouvement, que remplit de ses rouages compliqués le dernier étage du clocher, on n’a jamais découvert la moindre trace des ressorts ni des contrepoids indispensables à un mécanisme de cette espèce. C’est du moins ce que m’a affirmé un ami, habitant de Saint-Cyr, chez qui j’étais en villégiature cet été.

« Alors, quel était le moteur ? demandai-je à mon hôte.

– L’électricité !… me répondit-il en souriant ; d’après l’avis compétent d’un ingénieur venu pour réparer le paratonnerre de l’église et qui m’a déclaré avoir découvert une ligne mettant en communication l’engrenage principal et les feuilles de plomb de la toiture, feuilles de plomb qui auraient joué le rôle d’accumulateur et emmagasiné l’électricité atmosphérique. C’est possible, après tout, et, dans ce cas, notre horloger eût été réellement un précurseur, l’Edison du XVe siècle.

– Si tant est d’abord qu’il ait existé… »

À ce mot, mon cicérone prit sur une étagère une petite montre guillochée, d’aspect bizarre, et me fit remarquer la cuvette timbrée d’une S majuscule barrée d’une croix de saint André :

« Voilà la signature, me dit-il, son chiffre, son monogramme, comme il te plaira. »

Puis, voyant qu’il avait piqué ma curiosité cette fois, il continua :

« Et voici son histoire, sa légende, l’histoire de Sam-le-Vieux, qui fut non seulement un horloger, mais encore un opticien remarquable…

Il y a quatre cents ans, plus peut-être, vivait dans le clocher de Saint-Cyr, logé dans la chambre du sonneur, un artisan fameux et qui avait promis aux moines, propriétaires de la chapelle et du prieuré attenant, de doter leur couvent d’une horloge qu’on viendrait voir de loin.

C’était un colporteur juif : Samuel, Sam, qui, pendant de longues années, avait parcouru l’Allemagne, vendant des lunettes, des montres et d’autres instruments de physique fabriqués par lui-même et très recherchés aujourd’hui encore des collectionneurs et antiquaires.

Il n’avait jamais été jeune sans doute, et les vieillards qui le voyaient passer depuis soixante ans, assuraient qu’il était toujours le même, immuable comme le Juif errant, son patron. C’était un petit homme contrefait, ainsi qu’un bouffon de cour, avec une barbe de bouc, un nez et un menton en galoche, et deux yeux bombés, blafards, encapuchonnés d’énormes lunettes bleues à grillage, comme celles des cantonniers.

Malgré sa mauvaise mine, et grâce à sa réputation de physicien, il fut agréé par l’abbesse qui, pour avoir l’horloge dont elle était férue, s’engagea à loger et nourrir le marchand de lorgnettes jusqu’à la fin de ses jours, à lui abandonner en toute propriété la tour des cloches dont il ferait son atelier, son observatoire d’astrologie même.

Ainsi, Samuel profitait du droit d’asile dont jouissait le couvent ; en revanche, il s’engageait, une fois son chef-d’œuvre installé, à briser ses outils d’horloger, ce qu’il fit.

En attendant, il avait commencé sa besogne, travaillant seul comme toujours, et, douze mois plus tard à midi, heure convenue entre les parties contractantes, le marteau frappait ses douze coups pour la première fois. Ainsi que l’ouvrier l’avait promis, l’horloge était un chef-d’œuvre, un calendrier en images. Sous l’auvent du timbre défilaient, tour à tour, les patriarches, les apôtres, conduits par le saint du jour.

Trois fois dans la journée, et juste à l’heure voulue par la saison, un carillon s’élevait, une musique angélique qui jetait dans le ciel la première phrase de l’Angélus.

On venait des quatre coins du monde pour entendre cette merveille. Quant à Sam-le-Vieux, fidèle à sa parole, insensible aux compliments comme aux offres, il s’était remis à une autre besogne : son chef-d’œuvre de lunetier.

« Après la légende, la vérité… » disait-il mystérieusement, et tout ce qu’on savait, c’est qu’il construisait pour son observatoire une longue-vue qui montrerait le ciel tel qu’il est, une lunette qui porterait jusqu’aux confins du monde créé, là où le Néant commence, et qui permettrait de voir, non seulement la matière, les corps, mais les esprits… les Âmes, les Anges, Dieu lui-même, s’il existait…

Dès lors, Sam-le-Vieux apparut à tous comme un sorcier. On voyait la fumée de son fourneau monter là-haut entre les cloches et, la nuit, sur la terrasse, des rigoles de feu couraient… le verre en fusion qu’il coulait pour ses lentilles.

Des bruits étranges circulaient sur son compte. On l’accusait de se servir d’un creuset fait d’ossements calcinés et de jeter dans sa pâte, comme fondant, des yeux humains. Deux ou trois fois, on avait trouvé en plein champs des bergers devenus subitement aveugles, les orbites vidées on ne sait comment, et qui ne se souvenaient que d’une chose : avoir vu le sorcier rôdant autour d’eux avant leur malheur.

Enfin, la fameuse lunette – pareille à toutes les autres comme forme, grandeur – fut prête, en place, et les premiers qui risquèrent un œil dans ce tube de métal redescendaient de l’observatoire, la sueur aux tempes, les cheveux droits d’horreur.

En effet, à travers cet instrument diabolique, on apercevait le Ciel, l’Univers tel qu’il est ; peut-être les lentilles absorbaient la lumière blanche, due au rayonnement, à l’atmosphère, et l’on se voyait suspendu sur un gouffre obscur où flottaient de vastes flammes rouges, violettes… de vastes torches sans clarté brasillant au fond du ciel funèbre. Au-delà, c’était le Vide, le Néant innommable, qui n’a plus ni couleur ni nom.

Plus près, le soleil, découronné de ses rayons, n’était plus qu’une immense meule rougeâtre. La Lune, Vénus, les planètes qui brillent si doucement le soir, apparaissaient ainsi que des boules glacées, moitié rouges, moitié noires, comme ces billes couleur de sang et de deuil qui servaient à voter la mort dans certains tribunaux.

Et la Voie Lactée, cette blanche route chère aux poètes, inexplicable pour les savants, se révélait ce qu’elle est, peut-être, une prodigieuse comète clair-obscur, toute criblée d’étincelles, – autant que d’étoiles englouties, – un Dragon Destructeur, ayant déjà ravagé la moitié du firmament et qui accourait avec une vitesse vertigineuse, se précipitait sur la constellation dont nous faisons partie.

Les plus braves restaient béants, pantelants, en présence de la Catastrophe, du Désastre Céleste, fondant sur nous des profondeurs de l’inconnu et, devant ce tableau effrayant, ce ciel athée, personne, brave ou pas, ne songeait à invoquer Dieu.

Chacun comprenait que la lunette magique qui voyait tout… ne se trompait pas, que si elle ne montrait ni Anges, ni Âmes, ni Dieu… c’était que :
 

LE CIEL ÉTAIT VIDE !

 

et les spectateurs couraient à travers la campagne en clamant cette nouvelle. D’autres se crevèrent les yeux.

Alors, le Saint-Office s’en mêla : il envoya ses sbires cerner la tour et sommer le magicien de se rendre, sans quoi on l’y forcerait, malgré le droit d’asile attaché au monastère.

Sam-le-Vieux descendit jusqu’au premier étage, d’où il examina tranquillement ceux qui venaient le réclamer.

Les capes rouges et les engoules, les dagues et les pertuisanes ne lui disaient rien de bon, car il cligna de l’œil entre les créneaux et, faisant demi-tour, il remonta sans se presser.

On vit sa face blanche grimaçante, menton et nez en galoche, passer successivement d’étage en étage entre les barreaux des fenêtres jusqu’en haut du clocher.

Et jamais il n’est redescendu depuis.
 
 

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(J. Revel, in Les Romans inédits, journal littéraire paraissant le mardi, mercredi, vendredi et samedi, 5ème série, n° 18, 1900 ; gravure [détail] extraite de Selenographia [Gdansk, 1647], représentant Johannes Hevelius observant le ciel à travers sa lunette astronomique)