C’est une stupéfiante histoire qui a fait, l’été dernier, le tour de la presse anglo-indienne.
L’entrepreneur des docks de Bombay possédait une douzaine d’éléphants qui travaillaient toute la journée au déchargement des navires et accomplissaient sans fatigue le travail de deux ou trois cents dockers.
Les éléphants, sans y être contraints par personne, arrivaient le matin sur le quai à l’heure exacte ; le plus vieux d’entre eux répartissait entre ses congénères les fardeaux qu’on lui désignait d’une façon tellement équitable qu’on n’eût pas trouvé la différence d’un kilogramme entre le chargement de deux animaux et jamais il ne dépassait pour aucun de ses camarades un poids convenu, et pour ainsi dire inscrit d’avance, dans la mémoire mathématique des pachydermes.
D’un commun accord, un peu avant le coucher du soleil, les éléphants, très probablement partisans de la journée de huit heures, abandonnaient le chantier et se rendaient processionnellement au bureau de l’entrepreneur. Tour à tour et par rang d’âge, ils se présentaient à un guichet où un employé délivrait à chacun d’eux une bouteille de mauvais alcool de riz. Ils saisissaient le flacon par le goulot avec leur trompe, en absorbaient d’un trait le contenu et rentraient se coucher dans un ordre admirable, sans être gardés par aucun cornac.
Cependant, à la suite des protestations d’un ministre d’une secte très sévère de passage à Bombay, l’entrepreneur qui, pour les stimuler, avait eu la mauvaise pensée d’habituer ces pauvres animaux à l’alcool, résolut de leur supprimer leur ration de liqueur. Les éléphants défilèrent dignement devant le guichet fermé et regagnèrent leur écurie sans donner aucune marque de mécontentement.
L’entrepreneur s’applaudit de sa vertueuse initiative, qui, en même temps, représentait une sérieuse économie. Mais bientôt il fut obligé de déchanter.
Le lendemain, il fut impossible de persuader les éléphants de se rendre au travail. Les y forcer ? Il ne fallait pas y songer ; les éléphants ne cèdent jamais à la brutalité et en tirent toujours une éclatante vengeance. Toute la journée, ils restèrent paresseusement couchés sur leur litière et ne consentirent à se lever qu’à l’heure de la distribution quotidienne d’alcool qui, ce soir-là, leur fut faite avec une générosité inaccoutumée.
Le lendemain matin, à l’heure exacte, tous les pachydermes se trouvaient sur le quai et procédaient à l’embarquement de plusieurs milliers de balles de coton avec un zèle digne d’éloges.
Nous soumettons le fait sans commentaires à la sagacité des psychiatres et des sociologues, sans distinction d’école.
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(Gustave Le Rouge, in Almanach Vermot 1937, cinquante-deuxième année, mardi 30 novembre 1937 ; cet article est la reprise partielle de la chronique « Des éléphants grévistes qui réclament leur dû, » parue dans Le Monde illustré, n° 4105, 22 août 1936, que nous avons déjà publiée sur ce blog)