LE GOÛT
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L’idée d’obtenir par la science le raffinement quintessencié des sens, n’est pas des plus banales ; aussi ai-je pris goût – c’est le cas de le dire – à écouter Harry Speed, à le suivre dans ses études fantastiques, mais curieuses et, somme toute, en marche vers le progrès.
Le savant génial qui a découvert le moyen de décupler la puissance de la vue, l’ouïe, l’odorat… s’occupe à présent du goût. Il vient me trouver un matin et me dit :
« Vous m’avez accusé de magie, de sorcellerie, d’intentions diaboliques et vous aviez tort, car je ne suis qu’un scientiste novateur, un chercheur de progrès dans le domaine naturel, mais encore inconnu, et par suite de notre ignorance, appelé surnaturel.
– Ah ! vraiment. Et aujourd’hui, qu’avez-vous découvert ?
– Une autre idée : je me suis occupé de moralisation. Le sens du goût y prêtait colossalement et je me suis vivement intéressé à procurer à l’humanité un peu plus de noblesse de sentiments et d’élévation d’âme ; bref, j’ai voulu améliorer le moral par des moyens physiques, bien plus puissants à mon sens.
– Le corps est plus sensible ; c’est logique, ce qui atteint le bien-être sensuel ayant toujours plus de prise… quoique certains utopistes disent le contraire.
– Convention et pose.
– Qu’avez-vous donc inventé ?
– Rien qui ne fût déjà. J’ai rénové d’anciennes trouvailles, comme ce sera éternellement, puisque l’univers tourne.
– Mais il tourne en spirale et ne repasse jamais deux fois au même endroit.
– Si, en quelques milliards d’années. Mais revenons au sujet actuel. Me basant sur cette idée qui fait image : le goût du beau, – le goût du bien, – le goût du juste et le goût du vrai, j’ai analysé ces goûts divers et, par opposition aussi, ceux à leur antipode, c’est-à-dire : le goût du crime, – le goût du mal, – le goût de l’hypocrisie, – le goût de la duplicité. Et j’ai créé huit aliments ayant ces goûts divers.
– Quelle est encore cette folie ?
– Une réalisation fort simple. Il suffit de réfléchir. Vous n’ignorez pas que tous les végétaux se composent de quatorze éléments variables ; que les meilleurs produits de notre sol comme les plus néfastes sont fabriqués avec ces quatorze éléments, dont seuls l’amalgame et les proportions varient. Réfléchissez encore à la formidable variété de combinaisons que donnent les infinies variétés et proportions de ces éléments.
– Mais il y a une telle variété de végétaux.
– On peut cependant encore en faire éclore. J’ai travaillé sur cette base ; j’ai obtenu d’autres associations élémentaires et j’ai, en des lieux appropriés et amendés ad hoc, obtenu mes quatre végétaux bons et mes quatre végétaux mauvais.
– Et on peut les déguster ?
– Sûrement. C’est pour cela que je les ai fait pousser. Je vous assure que le goût du mal passe totalement à celui qui a une fois mangé du « negro-malo. » Il en conserve une telle saveur que la seule vue de ce fruit de couleur affreuse, le fait fuir.
– Et par opposition, quel est le goût du bien ?
– Un autre fruit de couleur azurée – le seul des fruits terrestres qui soit bleu – dont le parfum suave s’attache aux papilles linguales et leur fait éprouver un inéluctable délice.
– Et où poussent ces merveilles ?
– Le groupe bienfaisant ne peut fructifier que dans un très petit espace ; je le découvris à l’endroit précis où autrefois poussait l’arbre de la science au Paradis terrestre : c’est au sommet d’une colline de l’île de Ceylan. Là, j’établis mon champ de culture ignoré, caché, enveloppé d’une épaisse et inextricable ceinture de ronces et de lianes.
– Et le groupe malfaisant ?
– Expliquons-nous. Le groupe malfaisant est créé pour obtenir l’opposition du mal et en dégoûter à jamais ceux qui auront absorbé ces fruits. Or, je plante ces graines dans le coin le plus horrible de la vallée de Josaphat, entre des pierres et des sables desséchés, et ils poussent aussi laids d’aspect que détestables de saveur.
– Ah ! et quel est leur aspect ?
– Le goût du crime est d’un rouge terne, veiné ; il épand un arôme nauséabond, il a un goût de putréfaction ; c’est un tubercule mou, visqueux, sur lequel cependant certains humains se jettent avidement ; mais après en avoir absorbé, ils éprouvent une telle horreur que jamais ils ne recommencent.
Le goût du mal est un fruit livide, d’aspect sale, tiède, élastique ; il écœure dès la première bouchée.
Le goût de l’hypocrisie est une noix géante, mais une fois entre les lèvres, elle envoie une telle amertume que force est de la rejeter avec horreur.
Le goût de la duplicité est une groseille si acide qu’elle engendre une inextinguible toux.
– Passons au groupe inverse. Quel est l’aspect du goût du beau ?
– Une superbe orange, tellement fine et délectable, que non seulement les papilles du goût s’en réjouissent, mais que son action bienfaisante a un prolongement sur la santé, sur les actes réflexes de la pensée, sur les gestes qu’elle rend harmoniques, doux, aisés, souples.
Le goût du vrai est une splendide pomme de couleur absolument blanche, lumineuse, transparente ; sa saveur est exquise, tout autre aliment ensuite paraît insipide.
Le goût du juste est une amande dure et ferme, vert foncé ; sa dégustation lente procure une fraîcheur inconnue et une réaction de tel bien-être qu’aucun humain n’y peut demeurer insensible.
– Il faudrait servir vos mets féeriques sur nos tables.
– J’espère y parvenir. Je veux faire entrer surtout dans les écoles ces aliments bienfaisants. Je veux qu’aux enfants mal doués, reconnus faux, cruels, menteurs, on fasse prendre ces horribles fruits monstrueux, qui les dégoûteront à jamais et leur feront désirer leur part du groupe splendide des quatre produits du Paradis terrestre, qu’on leur distribuera au fur et à mesure de leur appétit et de leur soif.
– Et pour les natures d’élite ?
– On les nourrira de ce suprême dessert qui décuplera leurs belles dispositions. »
FIN
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(René d’Anjou, « Variétés, » in Le Soleil, trente-huitième année, n° 254, lundi 11 septembre 1911)