Vers dix heures du matin, Isidore Floche, de la maison « Bernard Floche et Cie, salaisons, » résolut d’aller fumer une cigarette dans la rue.

Cette crise d’émancipation contenait tout un programme, car ce jour-là était un dimanche, un beau dimanche reposant, qui s’annonçait comme ne devant plus finir.

Isidore Floche se complaisait à la vue de ces bourgeois bien habillés qui vont chercher leurs légitimes épouses à l’église et dont la démarche, dans leur tenue à prix fixe et de confection, est aussi minutieusement réglée que le préalable rendez-vous à l’Ite missa est.

Au passage, un débile mendiant réclama opiniâtrement l’aumône. Isidore Floche pensa à la faillite du « Pain quotidien » et lui donna deux sous.

Il alluma sa cigarette ; un fragment de phosphore enflammé vint inopinément se fixer sur son front. Il lui sembla qu’un voile noir passait sur le soleil et que la claudication de la marchande d’oranges s’était accentuée.

Une sourde irritation pénétrait en lui sans qu’il pût en préciser la cause. Une envie folle lui vint de crier des injures à un respectable personnage qui, dans ses bras, portait un enfant de vert vêtu et que suivait une jeune personne aux jambes agréablement gainées de soie.

Peu à peu, son pas s’accélérait. Le monde lui apparaissait petit et le spectacle de la rue sans intérêt.

Avec tristesse, il constata que sa cigarette brûlait en cuiller et, se plantant au bord du trottoir, les jambes courtes, arquées sur le bitume, avec une dépense d’énergie bien superflue, d’un geste violent il précipita le mégot dans le ruisseau.

Son malaise et le dégoût des choses de ce monde allait grandissant.

Ce n’était point là le fruit de subtils raisonnements philosophiques ; Isidore Floche n’en faisait jamais… mais une enflure discrète au bas du crâne, qui témoignait de l’excellente qualité de ses allumettes, n’était peut-être pas étrangères à cet état de choses.

La demie de onze heures sonna. Une auto en passant éclaboussa une devanture et, par la même occasion, le pantalon frais repassé d’Isidore Floche. À la fin, ce dernier dégoûté de la rue, fatigué par la marche, les vêtements tachés de boue et le front tuméfié, rentra chez lui.

L’enflure fit dans l’après-midi des progrès inquiétants, accompagnés de douleurs insupportables. Isidore Floche, le soir, connut l’âpre supériorité de rester éveillé lorsque les autres succombent au sommeil. Au petit jour, ses tortures cessèrent et, brusquement, il s’endormit et fit des rêves… des rêves bizarres… tellement bizarres que, quelques jours après, il ne s’aperçut point qu’il délirait et que tout près de lui un grave docteur constatait, avec force hochements de tête, qu’il faisait se dilater la colonne thermométrique jusqu’à la conventionnelle division 41.

Quelques jours après, la fièvre tomba. Elle tomba si bas que son corps fut bientôt à 15° au-dessus de zéro.

Alors… des personnes de noir vêtues décidèrent de l’enfouir dans le sol comme l’on fait des ordures gênantes. Dans un but de conservation illusoire, on l’enferma dans un étui en sapin parfaitement étanche, en compagnie de lingeries diverses et d’une certaine quantité de charbon finement pulvérisé.

Puis, une promenade interminable commença. Des gens qu’il ne connaissait pas le saluèrent avec ostentation. D’autres gens, pour quelques menue monnaie, entonnèrent d’étranges improvisations en latin où se mêlaient agréablement sur un ton mineur le souvenir de choses passées et l’espoir de certaines joies très futures.

Enfin, à la nuit tombante, un pauvre bougre de fossoyeur, presque ivre mort, réussit avec pas mal d’injures et de gestes inutiles à combler sa fosse.

Ainsi finit Isidore Floche.

Cette histoire, me direz-vous, ne veut rien dire. Si vous n’en avez point démêlé le sens caché, je ne l’indiquerai point : en ces sortes de récits, le commentaire doit être automatique.
 
 

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(Julien Coutelen, in Fortunio, revue mensuelle, troisième série, n° 10, novembre 1921 ; René Magritte, « La Reproduction interdite, » huile sur toile, 1937)