Je sais qu’il faut porter secours à cette douleur, ne pas laisser cette petite seule avec son affreux deuil. Mais son désastre me fait tant de mal qu’il me faut me forcer pour franchir son seuil. Dès que je la vois, je vois aussi derrière elle l’ombre du jeune mari mort, le couple de bonheur ardent qu’ils ont formé huit mois. Jusqu’à l’atroce accident…

Depuis trois semaines, je n’y étais pas allée. Hier, j’ai ramassé mon courage en moi. Je suis retournée vers les larmes de Kette.

C’est toujours pareil : quelques phrases banales ; puis, la conversation languit ; puis, le nom de Georges revient, et alors le monologue jaillit d’une espèce d’ivresse funèbre, et je n’ai plus qu’à écouter…

Cette fois, dès que nous sommes revenues à lui, dès qu’elle l’a appelé entre nous, elle me regarde soudain et dit :

« Cette nuit, j’ai fait un rêve extraordinaire. Je suis allée le voir chez les morts… Non, ce n’était pas un cauchemar. C’était un sentiment de curiosité extrêmement puissant. Voulez-vous que je vous le raconte, ce rêve ? Je vous le donne. Prenez-le en note et vous l’écrirez.

– Merci, Kette, répondis-je. J’accepte, car je porte un vif intérêt au monde 
mystérieux des songes. Parlez…

– Je me trouvais dans un train très
 long, composé d’une quantité de wagons genre baladeuse, mais sans toiture. Nous roulions sous un tunnel
 interminable. J’étais au début du train,
 et un seul voyageur y avait pris place, 
vers la fin. Au sortir du tunnel, je 
regardai sur la gauche de la voie. Le
 paysage était composé de grands 
champs de céréales, sur le point de
 jaunir, parmi lesquelles beaucoup de fleurs, surtout des espèces de grands
 colchiques d’un rose saumoné ravissant. De place en place, aux lisières
 des champs, de grands iris noirs me
 faisaient très envie, mais ils étaient
 tous en boutons. Le train s’étant arrêté, je suis descendue pour en cueillir,
 mais leur tige était comme ligneuse, si
 solide que je n’ai réussi à en arracher
 qu’un, avec un gros effort. Je n’ai pas 
vu ce qu’il y avait à droite de la voie. 
Quand j’ai voulu regagner le train, il 
avait disparu. À sa place était une 
route orangée, très lisse, très large,
 que je commençai à suivre, et qui mon
tait légèrement. Bientôt, elle s’est rétrécie en un sentier grimpant à flanc
 de colline, très raide. Après avoir traversé une muraille de rochers, sous
 une porte naturelle, un peu plus haut, 
je me suis arrêtée ; et, retournée, j’ai
 regardé le paysage, brûlé de soleil. Pas
 un arbre, pas même une touffe d’herbe ; rien qu’une pente de pierres jaune
-orangé, d’une belle teinte chaude.
 L’horizon m’était caché par le rempart
 que je venais de franchir, mais dans 
cette muraille qui, maintenant, était en contrebas par rapport à moi, une sorte de fenêtre triangulaire s’ouvrait, par où je voyais au loin bouger une mer calme, d’un bleu magnifique.

J’ai repris mon chemin, en pensant au but de mon voyage. Il me semblait tout naturel, et pourtant… J’obéissais à une lettre de Georges, qui, bien que mort, me demandait d’aller le voir chez lui. Il me disait : « Cela t’intéressera et je te montrerai le musée. Si tu ne trouves pas où j’habite, demande la Caverne de la Taupe. » J’ai continué mon ascension dans cet étrange paysage chaotique tout en pierres orangées. Le chemin, très étroit, à peine indiqué, grimpait droit, avec, de temps en temps, un crochet subit. Il faisait sur tout cela un soleil ardent ; j’étais vêtue de mon tailleur marron et pourtant je n’avais pas l’impression de transpirer, ni de m’essouffler. Après un dernier crochet au tournant duquel je passai devant un groupe d’hommes et de femmes immobiles, la piste m’amena devant l’entrée d’une grande grotte, creusée dans une immense face de roc orangé. J’entrai, et je savais que j’étais chez les morts. Il y avait là quelques personnes assemblées dans un coin, qui ne s’intéressèrent pas plus à moi que moi à elles. J’enregistrai leur présence sans étonnement, ainsi que la totale nudité de la grotte que je traversais et l’absence de toute trace d’habitation humaine, étoffe, meuble, ustensile quelconque. De cette grotte, extrêmement haute de plafond, et qui se rétrécissait vers le sommet, je passai, par une sorte d’étranglement dans les parois, dans une autre, plus petite, où s’ouvrait, à droite, l’entrée à pic d’une autre caverne ; celle-là, après un décrochement de six ou huit mètres, filait à l’infini en pente douce. Sur le mur de cette ouverture, un écriteau portait : Caverne de la Taupe. Du fond, je vis arriver Georges, qui, en marchant, enfilait son veston et me criait : « Ne descends pas ; tu te tuerais ! »

En effet, l’échelle qui conduisait du sol de la grotte où j’étais au sol de la sienne, n’était faite que de fils de fer très minces et très espacés, par où un chat eût à peine pu descendre. Il devait exister un autre passage, car Georges fut soudain près de moi. Je fus surprise qu’il ne m’embrassât pas, mais il me dit tout de suite : « Veux-tu visiter les autres grottes ? » Je répondis contre ma volonté, presque forcée par je ne sais quoi, car j’avais grande curiosité de cet étrange domaine : « Non ; je les ai déjà vues ; elles sont toutes pareilles. – Alors, je vais te montrer le musée. » Je le suivis. Nous nous enfonçâmes plus avant dans l’enfilade de ces antres. Il y faisait parfaitement clair, bien qu’aucune source lumineuse ne pût se déceler.

Arrivés devant une autre grotte, très large, mais relativement basse et peu profonde, qui ne semblait pas avoir d’autre issue, nous nous arrêtâmes. Contrairement aux précédentes, elle était fermée par une grille de fer, au travers de laquelle je voyais des corps humains allongés sur des sortes de châlits et recouverts chacun d’une couverture couleur de rouille.

Ceux que je voyais le mieux étaient de la teinte du bronze, et j’en conclus que ce devaient être des statues trouvées dans quelque fouille ; mais, à un appel de Georges, tous ces corps se mirent à bouger, rejetèrent joyeusement leurs couvertures et, se levant, vinrent vers nous. Le premier debout fut un centurion romain, superbe, casqué et armé, entièrement couleur de bronze, et qui, malgré la souplesse de ses mouvements, semblait tout en métal.

Il y avait beaucoup d’autres êtres, mais je ne les voyais qu’assez confusément. Je remarquai pourtant, au moment où elle me frôlait pour passer par une porte assez étroite, une femme grande, belle, d’environ trente-cinq ans, entièrement vêtue d’une sorte de péplum jaune soufre. Nous étions tous entrés dans une grande salle, meublée cette fois. Des tables très longues, comme des tables de dissection, des appareils, enfin l’aspect d’un laboratoire. Je vis mieux les êtres qui sortaient du musée. Près du centurion, un étrange bonhomme se tenait debout, entièrement recouvert d’une sorte de cagoule vert-gris, qui ne laissait voir ni tête ni mains. Georges me dit : « Regarde-les, mais ne les touche pas ; ils disparaîtraient. » Je répondis que la femme en jaune m’avait effleurée un instant auparavant et qu’elle était toujours là. Georges parut contrarié et déclara que si je ne m’étais pas trompée, elle allait disparaître. J’eus l’impression que cela dépendait de lui, et comme je ne voulais pas qu’elle s’en aille, je dis vite (et contre ma certitude) que je m’étais certainement trompée. Et Georges s’en désintéressa. Un nouvel être s’approcha de moi ; un jeune homme très beau, presque totalement nu, mais qui ne semblait pas oser bouger les bras, qu’il tenait collés au corps. Il dit à Georges : « C’est ennuyeux ; mon sable coule et je vais diminuer de plus en plus. » Je m’aperçus alors qu’il était fait d’une statue de sable, contenue dans une sorte de moule de toile rigide, grise, qui le maintenait par toute la moitié postérieure du corps. Il était construit comme les pâtés que les enfants préparent dans des moules de métal avant de les renverser sur le sol, mais le moule semblait faire partie de son être même. Georges lui dit : « Tu sais faire du caoutchouc ? – Oui. – Eh ! bien, viens avec moi , nous allons jouer un bon tour à Satan. » Ils s’approchèrent d’une longue table et Georges mit une sorte de cornue dans la main de l’homme de sable, puis se mit à gratter l’intérieur d’une paire de vieux souliers à moi, qui se trouvaient là je ne sais comment, comme s’il voulait en extraire une matière précieuse. Je compris qu’il allait faire une enveloppe de caoutchouc au travers de laquelle le sable ne coulerait pas. Pour mieux voir, je contournai une large table, et, à cet instant, quelqu’un que je ne vis pas me dit : « Vous n’avez pas de pitié ! » Je regardai à mes pieds et vis l’homme en cagoule, ou plutôt sa forme, car il était affalé de tout son long par terre et semblait complètement vidé de la substance qui le composait. Sa forme grise était absolument plate, comme un sac vide. Seulement, vers le niveau des genoux, une petite masse semblait encore habiter l’enveloppe et bougeait faiblement. Je sus que c’était à cause de moi qu’il était réduit à cette triste apparence, mais sans savoir pourquoi ; et, n’y attachant pas d’importance, je passai.

Soudain, je fus avec Georges dans une autre caverne. Nous débouchions à mi-hauteur de la paroi et en contrebas, sur la droite, au niveau du sol, je voyais s’ouvrir l’orifice très large d’une grotte dont le fond m’était caché par l’avancée de roche dans laquelle nous étions. Tout à coup, du fond de cette caverne, surgit une armée de formes grises, en haillons, dont on ne voyait ni visages ni mains ; et Georges m’expliqua : « Ce sont nos lépreuses. » Un femme parut dans le fond de notre grotte ; elle était en grand deuil et paraissait accablée de chagrin. Elle s’avançait résolument vers la caverne des maudites ; mais, à la vue de la horde répugnante, elle sembla saisie d’horreur et voulut fuir. Trop tard ! Les lépreuses se ruèrent en avant et l’entraînèrent. Elle se débattait ; toute la troupe était sur elle. Ces créatures ne semblaient pas vouloir lui faire du mal, mais seulement la toucher, comme pour être sûres de lui communiquer leur mal. Georges déclara : « Tu comprends, on ne peut les garder avec nous.» Au même moment, six infirmières parurent ; elles sortaient de l’antre aux lépreuses et, par un petit escalier creusé dans le calcaire, elles montaient vers nous, à la file. Georges ajouta : « Mais aussi, on ne peut pas les abandonner tout à fait… Alors, on accepte le risque, » conclut-il en me désignant les six infirmières qui passaient à nos côtés, pour rentrer se mêler au monde des cavernes. Elles m’inspirèrent un sentiment très vif du danger de contagion, mais pas pour moi : pour les autres habitants que je sentais groupés derrière nous, sans les voir, dans le fond du couloir par où je savais que nous étions venus… »

Kette se tait.

« Et puis ? fis-je.

– l.à, je fus réveillée par un bruit dans la rue. Je ne savait plus d’où j’arrivais, et ces visions, avec les mots Caverne de la Taupe, m’ont hantée tout le jour. J’ai revu Georges, tel que sur terre ; je sens encore sa réalité, vous savez, comme dans une chambre quand quelqu’un vient de sortir et que l’air est plein de présence, plein d’ondes vivantes… »

Elle médite un moment et achève d’une voix de somnambule :

« J’espère bien que j’y retournerai… »
 
 

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(Jeanne Leuba, « Nos Contes inédits, » in Le Petit Marseillais, soixante-huitième année, n° 24478, jeudi 20 juin 1935 ; illustration de Roland Topor)