Pschutt, après m’avoir rapporté la caille, était reparti en chasse et continuait sa battue dans les profondeurs des bois. J’avais pour mon pointer une affection qui touchait aux tendresses de l’amitié. Nous étions accoutumés l’un à l’autre et bavardions souvent des yeux.

Le souffle mystérieux qui m’agitait avait changé tout cela, et je ne sais quelle perversité de sentiment me poussait alors à haïr la bonne bête, et à ressentir une impression des plus pénibles, lorsque sa fine silhouette m’apparaissait soudainement entre les buissons. Cette inconsciente répulsion atteignit son paroxysme, lorsque j’entendis sa voix éclatante fanfarer au loin. Il venait évidemment de débusquer un lièvre, et ses intonations désolées me reprochaient de ne pas être à mon poste, à côté de lui. Tantôt les aboiements de Pschutt retentissaient comme s’il eût été à quelques pas de moi, tantôt ils semblaient venir de l’extrémité de la forêt.

En toute autre occasion, mes instincts de chasseur m’eussent irrésistiblement poussé sur la piste du vaillant pointer ; mais les différentes secousses que j’avais éprouvées m’avaient en quelque sorte anéanti. Je restais immobile et promenais mes yeux hagards autour de moi. Mon trouble augmentait rapidement.

Les impressions de terreur, d’affolement, que j’avais d’abord ressenties d’une manière vague, m’assaillaient avec une alarmante intensité.

Tout prenait, dans le bois, des apparences extraordinaires : les buissons, les arbres s’animaient, chuchotaient entre eux, me lançaient des regards narquois, me désignaient en allongeant vers moi leurs longs bras contorsionnés et feuillus. Les herbes, les fleurs, les cailloux esquissaient les premiers pas d’une ronde fantastique.

Un grand bruit se fit et je vis soudainement apparaître, sur ma droite, au tournant d’un chemin qui ravinait le sol, un lièvre énorme talonné par mon impétueux pointer. Le chemin était étroit, bordé de hauts buissons, et montait vers moi d’un jet si direct, que chien et gibier semblaient liés l’un à l’autre et évoluaient dans le même tourbillon.

L’état d’esprit où je me trouvais donna à ce simple incident des proportions épiques. Pschutt et le lièvre m’apparurent en quelque sorte énormifiés, et leur course furibonde, épileptique, me terrifia au point que, d’un geste brutal, instinctif, j’abaissai le canon de mon fusil et pressai la détente avec une sauvage férocité.

« Assassin ! Assassin ! » proféra la voix claire, stridente, fatidique… Sa sinistre épithète, après avoir roulé ses sifflantes syllabes dans l’intérieur de mon oreille, se répercuta à l’infini au fond de mon cerveau. Les chênes, les trembles, les ormeaux, accentuant leurs danses, bondissaient en fouettant l’air de leurs rameaux convulsés. Les yeux d’acier bleus tournoyèrent de nouveau dans leur luisante orbite. Le chat-huant, qui jusqu’alors avait observé la plus entière neutralité, se mit de la fête, cligna des yeux, ouvrit le bec et poussa trois hou ! hou ! hou ! hou ! hou ! hou ! qui tintèrent comme un glas dans le silence profond de la forêt.

Ce fut le coup de grâce : le fusil me glissa des mains, un flux de sang m’envahit le cerveau, et je m’affaissai sur le sol.

Quand je revins à moi, j’entendis un bruit de voix et ressentis une vive impression de froid sur le front, aux mains et au creux de l’estomac. C’étaient les Laporte, père et fille, qui m’inondaient d’eau pour me ranimer ; j’ouvris enfin les yeux.

« Où suis-je ? et que s’est-il passé, père Laporte ? demandai-je, en roulant autour de moi des regards hébétés.

– Vous êtes, mon prince, au franc milieu du bois Saint-Georges, et il s’est passé que vous étiez là, raide mort, il y a une heure, et que vous voilà ressuscité. »

Peu à peu, je repris possession de moi-même et le souvenir me revint. Mon Lefaucheux, ma carnassière, la caille, le lièvre, dont le crâne était fracassé, gisaient pêle-mêle sur le gazon. J’éprouvais une joie indicible à recevoir les caresses de mon pauvre Pschutt, dont, sur la foi de la voix mystérieuse, je me croyais le meurtrier. La sensibilité m’était rendue. J’aspirais voluptueusement les fraîches bouffées d’air que m’envoyait Blanche avec son vaste chapeau de paille, transformé en éventail. J’éprouvais les plus délicates sensations de bien-être en promenant mes yeux de l’ombre épaisse des fourrés aux lumineuses profondeurs du ciel.

« Et par quelle aventure vous trouvez-vous là ? demandai-je au père Laporte.

– C’est très simple. Votre ami, qui écrit de si gros livres et qui nous a tant divertis l’an passé, est arrivé ce matin…

– Guy !… m’écriai-je, en me soulevant à demi.

– Lui-même ; après avoir poussé jusqu’à Foucarville, où il a trouvé nez de bois, il est venu au château. Comme je vous avais vu piquer sur Saint-Georges, nous avons fait une battue avec la fille, et nous vous avons trouvé là, le ventre en l’air et bâillant comme un merlan frit. À vous parler franc, mon prince, j’ai d’abord cru que vous vous étiez détruit, continua le père Laporte en baissant la voix, car depuis quelque temps (je vous dis ça entre nous) vous n’étiez plus le même, l’appétit ne marchait pas et vous nous racontiez de si drôles de choses…

– … Que vous m’avez cru fou, dis-je, pour compléter la pensée du fermier.

– Comme vous le dites, appuya Laporte, mais vous voilà sur pied ; pour le reste, je compte sur ce brave M. Guy… En voilà un bon diable, qui rit fort et boit sec !…

– Au fait, comment n’est-il pas avec vous ?

– Ah ! bien oui, il nous est arrivé avec une fringale de moine, et il ne ferait pas bon promener les doigts entre ses mâchoires à l’heure qu’il est. « Eh ! par ici, qu’avez-vous dans le buffet ? » a-t-il crié en entrant. La Blanche en a tiré un morceau de gigot et du lard fumé. « C’est déjà quelque chose, a-t-il dit ; vous y joindrez une omelette de six œufs, aux fines herbes et deux fioles de Volnay… » Et cela, dit le père Laporte avec admiration, à huit heures du matin ! quel homme !… « Où diable, Monsieur Guy, avez-vous décroché un si matinal appétit ? lui ai-je demandé. – Sur la route que j’ai faite à pied depuis Hesdin, m’a-t-il répondu ; songez donc, dix kilomètres ! et je m’étais si bien levé que j’aurais croqué un chapon au saut du lit. Au deuxième kilomètre, j’ai allongé mon menu d’un plat, un peu plus loin d’un autre, et ainsi de suite ; si bien qu’à cette heure, père Laporte, a-t-il ajouté en ouvrant un râtelier à faire frémir la nature, j’avalerais un bœuf. »

Durant le récit du fermier, je m’étais successivement mis sur mon séant, puis sur mes pieds, et, bien que je sentisse flageoler mes tibias, je me déclarai prêt à gagner le vieux château.

Blanche se chargea du gibier et de la carnassière. Son père s’empara du Lefaucheux.

« Fameuse pièce ! dit-il, en examinant l’arme avec un flair de braconnier, et… d’un bon poids. »

Je ne répondis mot.

« À propos, père Laporte, lui dis-je en chemin, inutile d’attrister Guy… par l’histoire de mon aventure.

– Avec ça qu’il est aveugle, votre ami ! Vous tremblez comme une feuille et vous êtes blanc comme un mort. »

Je hâtai le pas, pour dissiper ces fâcheux symptômes, et quand les ruines du vieux château d’Hesdin se découpèrent sur l’horizon, les jarrets et les couleurs m’étaient revenus.

« À la bonne heure ! dit le père Laporte en remarquant cette métamorphose ; avec une rasade de vin vieux, le diable lui-même n’y connaîtrait rien. »

À ce moment, le vaste et joyeux Guy… émergea, serviette au col, de la porte de l’habitation du père Laporte. Il nous salua par d’immenses clameurs, et, élevant avec solennité un verre pantagruélique, plein à ras bords, il l’inclina majestueusement sur ses lèvres béantes, où le contenu s’engouffra d’un trait.

À mon arrivée, Guy…, une Alpe humaine, m’embrassa à m’étouffer, serra mes phalanges à les rompre, et plongea jusqu’au fond du mien son œil doux et perçant. Il grommela quelques mots et eut un imperceptible froncement de sourcils.

« Tu dis ?

– Rien… rien, répliqua-t-il en portant ses doigts spatuleux sur la face interne de mon poignet.

– Je parie, dis-je à Guy…, que tu as vidé tous tes plats.

– Tu es donc en appétit ? interrogea-t-il, d’un air gouailleur.

– J’ai positivement une faim d’ogre. »

Guy… haussa les épaules.

« Blanche, préparez à ce goinfre un bouillon d’herbes, qu’il arrosera d’un doigt de bordeaux… ordre de la faculté ! ajouta-il d’une voix tonnante.

– Tu railles, je suppose.

– Pas le moins du monde, mon ami, et encore te ferai-je des concessions, dit-il à mi-voix, car, d’habitude, les revenants ne mangent pas. »

Guy… m’avait deviné.

Tandis que je faisais mon maigre repas, le père Laporte, qui savait la rigueur de mon ami sur les questions culinaires, avait accroché le lièvre à deux clous et lui retirait, d’une main leste, sa pelisse fauve… Blanche s’était emparée de la caille, dont les plumes voltigeaient par flocons autour de ses doigts, et le domestique, armé d’un bouchon et d’une pelletée de cendres, frottait à tour de bras la rouille des couteaux. Ce touchant tableau était complété par Guy…, qui les mains au dos, l’œil allumé, promenait de l’un à l’autre sa bedaine monticulante. Lorsque j’eus répandu sur mon bouillon quelques larmes de Saint-Julien, nous nous dirigeâmes, Guy… et moi, du côté de Foucarville.
 

(À suivre)

 

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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6847 et 6848, mardi 16 et mercredi 17 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)