Quand je pris mes bottes, au quart de minuit, pour monter sur le pont, il me sembla que la paroi du navire était tiède. Impression fugace qui ne me retint pas une seconde, mais dont je devais me souvenir par la suite. Le maître d’équipage appelait les hommes. Je me hâtai par l’étroit escalier de la chambre de veille et arrivai sur le gaillard au moment où les timoniers de la bordée prenaient la barre.
La première chose qui frappa ma vue fut une lueur, sorte de halo phosphorescent, que j’aperçus nettement autour de l’habitacle du compas. J’approchai et la pâle lumière s’effaça. Je regardai près de la boussole. Sa rose aimantée oscillait doucement sous son casque de cuivre, dans le rayonnement paisible des lampes. Rien d’anormal. Au surplus, les matelots qui suivaient l’angle de route n’avaient rien vu.
Nous courions vers le sud. Un coup de tabac nous avait secoué les reins pendant vingt-huit heures. La mer n’était pas encore apaisée et il ventait grand frais du nord-ouest. Cacatois, perruche, voile d’étai, brigantine, tout était serré. Sous les basses voiles et ses huniers volants, le trois-mâts fonçait dans les lames, à la crête desquelles s’allumait, par intervalles, le reflet rouge ou vert des feux de position. La nuit était si dense que je ne distinguais pas la pomme des mâts, qui décrivaient, au roulis, de grands arcs en plein ciel.
Les hommes se tenaient à l’avant, sous la voûte, à cause de l’embrun. J’avais pris ma capote cirée, mais je dus la quitter, tant l’atmosphère, lourde et chaude, pesait à la peau. J’entendis un moment la voix du nègre Edgar, qui écorchait un refrain de jazz. Le gréement geignait sous l’effort.
Nous avions embarqué Edgar à San-Francisco, pour remplacer un jeune moco qui s’était laissé choir, du haut du pier, un soir de fête. Edgar prétendait être poursuivi par sa femme, morte à Dakar, du temps qu’il y tenait café. Il naviguait pour la fuir et buvait pour l’oublier. Edgar excellait à prendre à la ligne les malamoques, ces grands oiseaux cendrés qui rôdent dans les sillages et qu’on attire, comme le requin, avec un morceau de lard.
À une heure, j’allumai une pipe. Au même instant, un matelot traversant le deck reçut un paquet de mer et cria :
« Bon Dieu ! de l’eau chaude ! »
Machinalement, je me penchai et mis la main sur la lice ; elle était brûlante. Le maître d’équipage vint me signaler que les rambardes, les pavois, toute la ferraille d’avant brûlait aussi. Des hommes pieds nus saisirent leurs bottes : le plancher s’échauffait. Je crus à l’incendie. Tout le monde fut rassemblé. On commença la visite du bâtiment. Mais, chose singulière, dans la cambuse, dans les soutes, il faisait plus frais que sur le pont.
Alors, je m’exposai aux embruns. Plus de doute : la mer était chaude. Chacun, à son tour, fit l’expérience. Nous naviguions dans une eau à 40 degrés, qui chauffait les tôles du navire. Une vapeur ardente montait autour de nous. Nous la sentions, sans la voir, nous poisser au corps. La nuit était toujours aussi drue, les lames aussi hautes. Seul, le vent mollissait. Une anxiété inavouée nous tenait serrés à l’arrière.
Soudain, la peur saisit Edgar et il se mit à gambader, dans une sorte de délire alcoolique, en criant :
« C’est Flora ! c’est Flora qui veut me rôtir ! »
Il prononçait : « Floâ qui vi mi ôti, » et nous savions qu’il parlait de feu sa femme, mais n’ayant pas l’esprit à rire, les hommes l’empoignèrent pour le maîtriser. Je voyais le nègre ployer sous l’étreinte, quand un sifflement de chaudière crevée retentit. Un jet de lumière perça le ciel, éclairant le pont comme en plein jour. Edgar s’échappa, bondit vers l’avant, silhouette démente dans la clarté. Puis nous fûmes aveuglés, brûlés, couverts d’eau, le tout en une seconde. Les ténèbres retombèrent. Nous aperçûmes des voiles flamber dans la mâture. Chacun se frottait la tête, les mains, boursouflées, douloureuses. Une odeur âcre de cuir brûlé enveloppait notre groupe. Il faisait calme.
Jusqu’au matin, une houle profonde, huileuse, nous berça dans le flappement mat des voilures en loques, au milieu du râle strident des poulies. Le charpentier découvrit Edgar accroché dans les pattes d’une ancre, au bossoir de tribord. Sa chair s’ouvrait comme celle d’un poisson bouilli ; on voyait le squelette noir. Quelqu’un dit :
« Cette fois, sa femme ne l’a pas manqué… »
Le novice, qui arrachait des lambeaux de foc sur le beaupré, toucha la queue de squale fichée à l’extrémité du bout-dehors. Elle s’envola en poussière comme la cendre d’un cigare.
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(Marc Elder, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, dix-septième année, n° 5631, jeudi 13 mai 1926 ; gravure de Hugo L. Braune pour « Der Fliegende Holländer, » de Richard Wagner, 1906)