« Si c’était à refaire… » et « comme c’était autrefois… » c’est à peu près tout ce que mon grand-père pouvait dire quand il atteignit sa 77e année. »
C’est ainsi que Bertie Mulayband s’installa dans notre conversation, là-bas, dans le Soudan, avec un tas de degrés Farenheit et du thé bouillant dans des tasses indigènes.
Il y avait parmi nous Bob, de la Compagnie des huiles de palme, et c’était quelques jours avant la fameuse affaire de N’Gué-Té, où Climb fut tué par une balle de tennis explosible.
Bertie Mulayband, qui en était réduit, malgré nos conseils, à mettre de la glace dans sa pipe allumée, poursuivit son récit que la chaleur se chargea d’excuser dès les premiers mots.
« Or, mes camarades, mon grand-père Jack Mulayband esq. nous réunissait dans la famille plusieurs fois par jour, dans l’unique but de nous prouver qu’il avait raté son existence et que tout serait à refaire, à la condition toutefois qu’il puisse donner à un si suprême une puissance quasi divine. Cette puissance aurait d’ailleurs apparenté notre aïeul aux héros les plus fabuleux des contes de fées.
Ainsi avait-il coutume de dire : « Si j’avais des écailles et des nageoires, je passerais toutes mes journées dans l’eau ; si je gagnais un million de dollars, je louerais l’océan Pacifique pour y pêcher à la ligne volante ; si… etc., etc. »
Un beau jour, aux abords de Christmas, Dorothée, la vieille bonne de la famille, annonça, après le dîner, que mon grand-père rajeunissait :
« Il devient vert, dit-elle, c’est bon signe pour un homme de 77 ans. »
Mon père, consulté, observa l’aïeul et constata en effet qu’il devenait peu à peu de l’intelligence d’un candidat aux classes supérieures d’une Université quelconque.
« Le père Mulayband, dit mon père, me semble tout à fait sur la voie de la réalisation de ses désirs. Il rajeunit, c’est incontestable, et le voilà à peu près dans la force d’un jeune homme qui doit choisir une position. C’est donc pour lui une occasion unique de refaire sa vie comme il n’a cessé de l’exprimer depuis 77 ans.
Il s’en alla donc trouver le grand-père et lui parla en ces termes : « Vous serait-il agréable de vous relancer encore une fois dans l’existence ? »
Le grand-père réfléchit et déclara que, somme toute, il désirait devenir médecin afin de se soigner lui-même à son gré.
Il fut donc inscrit aux cours d’une Faculté célèbre et on le poussa vers la médecine, dans une petite voiture naturellement.
Au bout de six semaines d’études acharnées, au moment où il était évident qu’il passerait ses examens avec succès, on s’aperçut que le cher vieil homme avait rajeuni de 10 ans et qu’il était tout juste assez fort pour faire la preuve par 9 de la première division de l’escadre du Nord.
« Voilà qui nous déconcerte, dit mon père ; je crois que le vieux gentleman ferait mieux de se faire inscrire comme enfant de chœur dans la paroisse. »
Il prit ses dispositions pour cela et tout d’un coup le grand-père, suivant sa progression descendante, rajeunit encore de 10 ans.
Dès lors, il fut plongé dans les bégaiements charmeurs du premier âge ; c’était l’enfance tant chantée par les poètes célibataires. Le vieux était de la gentillesse et de la naïveté d’un baby de deux ans, avec toutes ses conséquences.
Il ne pouvait plus être question de médecine ; tout au plus lui fallait-il une nourrice.
La famille Mulayband envisageait les choses avec assez de décision et s’occupait tant bien que mal du grand-père Mulayband.
« Les progrès du vieux gentleman m’inquiètent, déclara Mulayband esquire ; il se trouve absolument dans la situation d’un tombereau qu’on a monté tout en haut d’une côte rapide et qu’on a oublié de caler… il descend… il descend ! »
Quand la nourrice arriva, car elle avait été commandée, ce fut trop tard. Le père Mulayband, qui n’avait cessé de rajeunir, avait tellement rajeuni qu’il venait de se restituer au monde cosmique.
Il mourut de jeunesse, acheva Bertie ; il mourut de jeunesse et que je sois condamné à planter des orangers dans le Grœnland si jamais il m’arrive de modifier mon état-civil de 7 ans, quand bien même ce serait par coquetterie, car l’exemple du vieux est encore là, dans ma mémoire, vous devez le comprendre. »
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(Pierre Mac Orlan, in La Liberté, journal de Paris, indépendant, politique, littéraire et financier, quarante-sixième année, n° 16598, dimanche 6 août 1911 ; repris dans Le Journal amusant, quatre-vingt-unième année, n° 469, dimanche 6 mai 1928. Illustration de Linley Sambourne [détail] pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)