L’inconvénient majeur des cabanes dans lesquelles nous vivons, c’est les trous. Tant qu’on aura pour toit des branches empilées les unes sur les autres, l’eau passera. C’est la même chose avec les murs : les planches se disjoignent. Résultat : des courants d’air. Il faudrait vraiment que quelqu’un trouve un produit collant qui maintienne les pierres ensemble. J’ai ouï dire que jadis, dans l’antiquité, cela existait.
Je crois que le pire moment, c’est le réveil. Je me lève, j’allume mon feu. Je fais chauffer un peu d’eau et je prépare la tisane de glands. Tout ça dans le noir, bien entendu. On m’a dit qu’autrefois il suffisait d’appuyer sur un bouton et la lumière jaillissait. Je n’en crois pas un mot. Quel bouton ? Quelle lumière ? D’où venait-elle, cette lumière ? Du bouton ? C’est un vrai conte de bonnes femmes. On m’a dit aussi qu’il y avait dans les cabanes des morceaux de fer qui donnaient de la chaleur. Mais que ne dit-on pas !
Donc, je me lève. J’endosse ma belle veste en peau de chat. Je suis assez fier de cette veste. Je me la suis taillée moi-même. Vous n’ignorez pas que les chats pullulent dans notre région. Alors, nous les tuons à coups de pierre. J’en ai tué une demi-douzaine, je les ai dépecés, et voilà ma veste toute faite. Cela me tient chaud et c’est élégant. Je suis sûr que l’Anarque, à Melun, n’est pas mieux vêtu.
Il faudra tout de même que j’aille à Melun un de ces jours. Quand je pense que j’ai bientôt trente ans et que je n’ai pas encore visité la capitale de la Belgique ! Que ne m’a-t-on pas dit sur Melun ? Il paraît que c’est immense ; il y a une mairie et au moins deux mille maisons. C’est le cœur de l’Europe. Au milieu de tous nos malheurs, on est fier d’appartenir à une nation comme la Belgique, qui s’étend de la Méditerranée à la mer Noire. Mais comment aller à Melun ? Eh ! à pied, mon garçon, comme tout le monde ! C’est une trotte. Sans compter que les routes n’existent pour ainsi dire plus. Il faut aller à travers bois pendant six cents kilomètres. Ah ! voyager ! Il y a aussi les pèlerinages historiques : les Baux, en Provence, Paris, près Melun. Voyager, aujourd’hui, ce n’est pas une petite affaire. Au dix-neuvième siècle, il existait un grand animal : on montait sur son dos, et il vous conduisait très rapidement où on lui disait d’aller. Malheureusement, cet animal a complètement disparu de la surface de la terre il y a environ deux cents ans. Les vieux prétendent que c’est la machine qui l’a tué. On aurait mieux fait de ne pas l’inventer, cette machine. D’autant plus qu’elle a disparu elle aussi. Comment s’appelait donc cet animal ? J’ai oublié. D’ailleurs, cela n’a pas une grande importance.
Je ne peux pourtant pas me plaindre. Je fais pousser des carottes et j’ai quelques lapins. Dans le pays, on m’appelle « le Riche » et on m’envie. Je sais lire et écrire, moi. Si j’habitais Melun, je pourrais être au moins chef de bureau de l’Anarque et évoluer dans les sphères du pouvoir. Je mange de la viande six fois par an. Tout ça pour vous dire que je ne suis pas le premier venu. Si je voulais me marier, toutes les filles de la région seraient candidates. Mais pas si bête ! Je reste garçon. Je n’ai pas envie d’avoir des enfants, moi. Qu’est-ce que j’en ferais ? Vous me direz que je pourrais toujours les manger, comme on fait à Berlin ou à Marseille, mais ce n’est pas dans mes idées. On est au vingt-huitième siècle, après tout. Je trouve ces pratiques barbares.
D’ailleurs, je suis un peu vieux pour me marier. J’ai trente ans, je vous l’ai dit. Il me reste tout juste deux ou trois ans à vivre. Encore que, dans ma famille, on vive vieux : mon arrière-grand-père est mort à quarante ans révolus. On en parle encore. Je dois dire qu’il était devenu, sur la fin, tout à fait gâteux : il faisait sous lui. Il bavait. Il marchait à peine. Ah ! ce n’est pas beau, la vieillesse ! Parfois, quand je me regarde dans la mare, et que je vois mes rides, mes cheveux blancs, mes yeux bordés de rouge, j’ai envie de piquer une tête.
J’écris ce lignes au pied d’un de ces incompréhensibles monuments des siècles passés qui achèvent de se dégrader dans notre province. Celui-ci est composé d’une multitude de barres de fer entrecroisées. Il a une forme cubique et il est tout rouillé. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? J’aime contempler ces antiquités. II s’en dégage une mystérieuse leçon de morale. Cela date du temps où les hommes croyaient que la terre était sphérique, alors qu’il est bien évident qu’elle est plate. Plate comme la main.
Souvent, je me demande ce qu’il peut bien y avoir derrière le ciel. On dit parfois qu’il y a un être qui vous reçoit quand vous êtes mort et qui allume les étoiles le soir. C’est bien possible. On dit aussi qu’un jour il y aura la fin du monde et que le ciel nous tombera sur la tête.
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(Jean Dutourd, prix Interallié 1952, in L’Aurore, onzième année, n° 2573, samedi 20 et dimanche 21 décembre 1952)