« Il paraît, mon gaillard, que te voilà toqué ! » me dit mon ami, après un long silence.
Comme j’allais protester, il poursuivit :
« Blanche m’en a appris de belles sur ton compte ! tu es, paraît-il, absolument retourné. Toi qui dévorais l’an passé comme un loup ! tu picores aujourd’hui comme un moineau. Tu parles à peine, et, quand tu romps le silence, c’est pour raconter des choses de l’autre monde.
– Mazette ! on ne m’a pas flatté ! dis-je en souriant. Demignieux seul a pu, avec sa manie de tout amplifier, te faire une pareille narration.
– C’est une erreur, je n’ai pas vu ce pauvre Demignieux depuis fort longtemps, et alors même que je tiendrais tout cela de lui !… Dis-moi un peu qui t’a métamorphosé à ce point. « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai ce que tu es ! » articula Guy…, me couvant de son regard. On m’a parlé d’ouvrages de magnétisme, de spiritisme, de chiromancie, et autres sornettes du même poids. J’ai voulu constater cela de visu, et me voici… Puis, d’où vient cette soif désordonnée de solitude qui t’a pris tout à coup comme la colique ?
– De l’horreur que m’inspirent les hommes, répondis-je.
– Voyez un peu ce beau museau ! s’exclama mon ami, se plantant devant moi. À vingt-six ans, dégoûté du monde ! Allons donc !… Et que t’ai-je fait, moi qui en suis ? Que t’a fait le père Laporte ? Que t’ont fait mille autres gens qui t’aiment, dont le cœur bat plus fort lorsqu’ils pressent ta main, et que tu affliges en te suicidant par la solitude et l’isolement ?… Car nous ne sommes point bâtis pour vivre seuls, sambleu ! vociféra Guy…, en gesticulant avec frénésie. Veux-tu des preuves ?… Prends tous les anachorètes de la Judée, tous les bonzes de l’Inde, tous les marabouts africains, et dis-moi ce que la solitude en a fait. Des illuminés, des fous.
Le cerveau ne se maintient dans un équilibre parfait, ne conserve sa sérénité et sa force que par un échange permanent d’idées et d’impressions avec les cerveaux d’autrui. Nous avons là-dessous, dit Guy… en se frappant le crâne, des puissances créatrices formidables, et qui ne donnent de résultats utiles que lorsqu’elles sont réglées et maintenues par la sanction de puissances rivales. Tu te soustrais à cette sanction : crois-tu que le cerveau interrompt son œuvre ? Erreur !… il crée, crée toujours, crée sans fin… Mais adieu la route, adieu le but… les rênes lâchées et le frein bridé, l’imagination court, éperdue, à travers ces vastes champs qui conviennent au rêve, passent par l’hallucination et aboutissent à la folie. C’est la fatalité; et je ne sais par quelle grâce d’état tu échapperais à son inexorable loi. »
À la conclusion de ce monologue, que Guy… avait scandé de plusieurs poses et animé d’une gesticulation épileptique, nous touchions au seuil de Foucarville.
Guy… ouvrit les portes avec fracas.
« Pouah ! dit-il, on étouffe ici. »
Quand il eut ouvert toutes les écluses d’air et de lumière, mon fantasque ami promena des yeux d’Argus autour de lui, et, avec un flair de basset, s’approcha du guéridon.
« Bon !… s’écria-t-il, en appliquant un vigoureux coup de poing sur le meuble, voilà le nid. »
Un volume vert et mince lui tomba sous les doigts.
« Guide du Médium, » épela-t-il avec une affectation moqueuse, et le livre vola jusqu’au fond de ma chambre.
Le Spirite, le Monde des Spirites, et autres ouvrages du même coin, ne tardèrent pas à l’y rejoindre.
Dans une épuration furibonde qu’il émaillait de profonds soupirs et de soudaines exclamations, Guy… rencontra une petite brochure qui le pétrifia de stupeur.
« … Formulaire des Évocations, grogna-t-il d’un air accablé ; c’est complet, archi-complet… il n’y manque que la Clef des songes… Et tu as consommé tout cela ? » me dit-il, en indiquant les livres qui jonchaient le tapis. Je fis un geste affirmatif.
« Mes compliments, mon cher ! car, à cette heure, tu devrais être vêtu d’une camisole de force à Bicêtre ou à Charenton…. Par la vie contemplative et l’isolement, on arrive à la démence à pieds, mais la lecture de ces abominations, c’est la malle des Indes. »
L’impitoyable causeur continuait ses fouilles…
« Mystères de la main. Peuh ! du Lavater d’Argenteuil… » Et le bouquin jaune roula sur le tapis… « Des causes de l’aliénation mentale. Ai-je bien lu ! s’exclama Guy… en frappant sur la couverture d’un formidable in-octavo. Voilà ton fait… Et cette marque, qu’indique-t-elle ?… le chapitre de l’hallucination… Ah ! çà, me dit-il en se plantant devant moi, tu as donc conscience de ton état ?
– Je ne suis pour rien dans cette indication, répondis-je, en éludant sa demande ; c’est là une gaminerie de Marie.
– Ta belle-sœur ?
– Ma belle-sœur, à laquelle j’écrivais il y a trois mois, une lettre sur le spiritisme… Tu connais son incrédulité ?
– Sa raison, veux-tu dire ?
– Soit. Dans sa réponse, elle railla impitoyablement mes lubies et me déclara atteint de médiumanie. Je voulus la convaincre en forçant la vérité ; elle répliqua par l’envoi de ce livre qui, outre un signet bleu, porte une croix noire en regard du paragraphe intitulé : Des conséquences de la solitude et de l’isolement sur le cerveau.
– Parfait ! parfait ! s’écria Guy…, dont le ventre monstrueux s’esclaffait dans un puissant éclat de rire. Brave Marie !… Et je gage que tu lui as gardé rancune ?
– Elle est passée. Mais, sur le moment, je trouvai le tour si vif, que je rompis nos communications.
– Butor ! Parce qu’elle avait touché juste et que tu roules, en effet, dans les cercles de la folie.
– J’aime assez cette image.
– Dieu me garde de plaisanter, mon ami, dit Guy… d’un air grave.
– Ainsi, je deviens fou ?
– Po-si-ti-ve-ment ! articula le docteur ; et s’il te faut des preuves…
– Taratata ! On a trouvé contre Galilée des preuves, et la terre n’en tourne pas moins.
– Je te ferai remarquer que celui dont tu parles n’avait pas le droit de répliquer.
– L’argument est bon et j’y cède… Voyons tes preuves.
– Laisse-moi t’adresser quelques questions. N’as-tu pas fréquemment des visions, des vertiges, etc. ?
– Tout le monde en a.
– D’accord… mais ce que tout le monde n’a pas, c’est la terrible faculté de provoquer ces phénomènes, de sortir de soi à volonté pour courir la prétentaine à travers l’inconnu, dit Guy… sans me quitter des yeux. On n’arrive pas du premier coup à ces polluantes désertions du cerveau ; elles ont des préludes raffinés ; on se fabrique une pénombre mystique, on s’enfouit dans ces mœlleux fauteuils, on s’entraîne par quelque lecture idiote ou certains courants d’idées. Peu à peu, les nerfs s’exaltent, le sang bout, l’imagination entre en jeu, et peuple en un clin d’œil le néant… Est-ce bien cela ? » interrogea Guy…
Je ne répondis pas, il reprit :
« Combien de fois, dans tes préambules extatiques, n’as-tu point vu ces rideaux, cet écran, ce buffet, ta robe de chambre et les mille autres objets que renferment tes appartements, prendre des silhouettes bizarres, s’animer, grimacer, se tordre dans des convulsions sans fin ?
– Ce sont là, fis-je observer, de simples illusions que tu m’as tout l’air d’avoir éprouvées.
– Oui, subjectivement, par le fait d’un malaise de corps ou d’esprit ; objectivement, jamais ! Il y a, entre provoquer et subir, des abîmes. On peut en juger par ce fait que le phénomène de la vision, qui marque le plus haut degré de l’hallucination subie, est le plus bas échelon de l’hallucination provoquée.
Je te passe donc cette première phase extatique, bien qu’à la longue elle oblitère le cerveau comme l’abus du hachisch, du libertinage et du vin. Mais l’imagination lâchée poursuit fatalement sa course ; aux visions succèdent les prestiges qui résultent de la divagation simultanée des yeux et des oreilles.
– Je ne saisis pas.
– Tu vas me comprendre. Dans tes hallucinations volontaires, tu as vu certains objets se transformer en êtres vivants, hommes, chiens ou chats ?
– Très souvent.
– Bon. Interroge ton souvenir, et dis-moi si, durant ces visions, tu n’as jamais entendu l’homme parler, le chat miauler et le chien aboyer ?
– Quelquefois.
– C’est le second degré, dit Guy… Aux prestiges succède la démence, cataclysme cérébral produit par la divagation simultanée de l’organe visuel, auditif, et du sens du toucher… Dans les hallucinations où tu as vu et entendu l’homme, le chat et le chien, les as-tu touchés ?
– Oui, répondis-je, après un instant de réflexion, deux fois.
– Troisième degré ! » rugit Guy…, avec un désespoir comique.
J’éclatai de rire.
« Je serais au quinzième degré de ta sinistre échelle, répondis-je à mon ami, que je ne m’en croirais pas plus fou ; car, dans les choses humaines, tout dépend du point de vue. Je crois au surnaturel et tu le nies : de là, notre absolu désaccord. Ce que tu nommes les phases de la folie sont pour moi les périodes de l’irritation ; et ce qui te semble une divagation me paraît le simple effet d’une manifestation spiritique. J’ai été plus loin et plus haut, ajoutai-je avec entraînement, et non seulement j’ai touché aux splendeurs de l’extase, senti mon corps se pulvériser en une innombrable quantité d’atomes, et, autour de moi, les ténèbres s’illuminer comme des aurores ou s’embraser comme des couchants, mais encore, murmurai-je à l’oreille de Guy…, j’ai été l’objet de manifestations réelles.
– Ah ! bast ! s’écria-t-il, d’un air profondément surpris.
– Comme j’ai l’honneur de te le dire… »
Et je lui contai par le menu toutes les péripéties de mon aventure. À chaque détail piquant, Guy… se frottait les mains, fixait sur moi son regard vif et narquois, se dandinait sur son fauteuil, et donnait tous les signes de la plus inexplicable jubilation.
« Va, va toujours ! poursuis !… continue ! » disait-il, quand je ralentissais mon récit.
Lorsque j’eus fini, il ne se contint plus et entonna une série d’éclats de rire à effondrer le plafond. J’étais profondément scandalisé de son impertinente joie et je tentai de vains efforts pour le convaincre qu’il y avait dans mon aventure quelque chose qui échappait à son entendement.
Il eut de prodigieux haussements d’épaules.
« Triple fou ! dit-il, en se levant ; ainsi, tu crois à ces balivernes…
– Les faits sont là ! répliquai-je d’un ton sec.
– Il ne t’est pas venu à l’esprit que ces prétendus phénomènes pussent avoir une cause toute naturelle ?…
– Je l’ai supposé tout d’abord, mais il y avait, entre eux et les incidents de ma chasse, des coïncidences si extraordinaires…
– Au diable les coïncidences ! s’écria Guy ; ce fusil, où est-il ?
– Au vieux château.
– Bon ! c’est justement l’heure sacrée où Blanche prépare notre dîner : allons passer la revue des fourneaux, car tout cela ne doit pas faire oublier que nous avons à dîner avec nous cet excellent Georges Vallon. »
(À suivre)
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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6848, 6849 et 6851, mercredi 17, jeudi 18 et samedi 20 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)