« Moi, je suis un sceptique, déclara Perpinias ; je ne crois guère aux fantasmagories, et je n’encaisse pas ces légendes ridicules qui racontent que des gens ont vu leurs cheveux blanchir subitement, en l’espace de quelques heures, à la suite d’une émotion, d’un chagrin ou d’une frayeur.
D’autre part, les trains, – car il faut bien que je vous en parle : mon histoire se passe en chemin de fer, – les trains, malgré leur extrême nonchalance, ne restent pas en route assez longtemps pour que les voyageurs partis de Marseille à la fleur de l’âge n’arrivent à Paris qu’au seuil de la vieillesse. Notre crise des transports, si bien organisée qu’elle soit, n’a pas encore réussi à obtenir des résultats définitifs, et à battre, par exemple, le record de cet express américain qui, ayant quitté la station de Beaumont (Texas), le 8 octobre 1906, à destination de Port-Bolivar, arrivait dans cette dernière gare le 18 février 1918, avec six ans et demi de retard. Il avait trouvé, au milieu de son parcours, la voie détruite par une tornade. Le temps de la réparer, six années s’étaient écoulées. Le mécanicien avait attendu patiemment, en fumant sa pipe, que les travaux fussent achevés, et que le disque rouge tournât pour indiquer « voie libre. » Les voyageurs, sans doute, n’étaient pas trop pressés : quelques-uns se marièrent entre eux et fondèrent une famille. Mais il y avait, dans le fourgon, un colis de poisson frais, dont on ne retrouva plus que les arêtes.
Nous n’avons pas encore eu la gloire d’enregistrer, en France, d’aussi belles manifestations de paralysie ferroviaire. Il ne faut pas désespérer : en intensifiant nos efforts, cela viendra. Ce jour-là, nous pourrons voir alors, sans nous en étonner, et en trouvant la chose parfaitement plausible, ce que mes yeux effarés ont vu de leurs propres yeux, avant-hier, dans le rapide de Nice.
Hallucination, délire, vaine illusion d’un homme qui a trop bien déjeuné, – tout ce que vous voudrez… Mais j’ai vu ! Oui, j’ai vu une jeune femme devenir vieille en l’espace d’une nuit. Ça, je le jure !
Elle était montée à Nice dans mon compartiment, avec un monsieur d’un certain âge, qui était, à n’en pas douter, son père. Mince, blonde, habillée comme une fée, elle était d’une beauté et d’une fraîcheur éblouissantes. Elle avait vingt ans. Et quel sourire ! Le rayonnement de sa triomphale jeunesse illuminait tout le wagon : c’était une vraie bouffée de printemps… et je n’avais jamais rien rencontré d’aussi joli.
Le train se mit en marche.
Voyager en face d’un délicieux minois est un plaisir, pour une âme d’artiste. Rien ne rend le trajet plus long et plus fastidieux que la contemplation forcée d’une duègne moustachue, et c’est alors que le tarif des chemins de fer vous paraît exorbitant… Mais, cette fois, vive Dieu ! je ne regrettais pas le prix de mon billet.
J’avais d’ailleurs un permis gratuit.
Jusqu’à Marseille, j’employai mon temps à contempler tour à tour la mer, la montagne, les images de quelques illustrés, et surtout le charmant visage de l’admirable voyageuse.
À force de le détailler, je finis par le trouver tout de même un peu fatigué. Ses traits étaient tirés, des plis se dessinaient de chaque côté du nez, et ses beaux yeux de gazelle ne brillaient déjà plus d’un éclat aussi vif… Elle ne devait pas être à son aise ; elle avait probablement un brin de migraine, ou d’entérite…
« Elle a plus de vingt ans, me dis-je ; elle doit bien en avoir vingt-six ou vingt-huit… »
Après Marseille, je m’endormis. Quand je me réveillai, vers Avignon, elle avait au moins trente-trois ans. Oh ! mais…
Je me frottai les yeux. Je regardai plus attentivement. Pas d’erreur, elle les avait !
Frappé par l’étrangeté de ce phénomène, que ne semblaient pas remarquer les autres voyageurs du compartiment, je laissai alors vagabonder mon imagination troublée, qui m’emporta d’un élan frénétique vers les hypothèses les plus échevelées… Et, avec une âpre curiosité, j’observai la mystérieuse inconnue.
Ah ! n’essayez pas de me prouver que l’envoûtement n’existe pas !… Cette femme était visiblement en proie à une souffrance surnaturelle. Il y avait, dans son attitude brisée, de l’horreur et de la damnation. La griffe de l’angoisse la serrait à la gorge ; elle ne pouvait ni crier, ni se débattre, et, les poings crispés, les dents crochetées, elle subissait, en un tragique mutisme, l’emprise de je ne sais quel démon ravageur… Ah ! quel drame !… Et elle vieillissait, oui, messieurs ! elle vieillissait de minute en minute, sans pouvoir se raccrocher à sa magnifique jeunesse, qui s’éloignait d’elle aussi vite que le train s’éloignait du pays où fleurit l’oranger.
… Et, d’une station à une autre, – que dis-je ! d’un poteau télégraphique à l’autre, – sa beauté et sa fraîcheur s’en allaient par lambeaux, tombaient par écailles. À chaque tour de roue, elle se craquelait comme une vieille porte qui perd son ripolin. C’était un spectacle navrant.
À Lyon, elle accusait au bas mot quarante-cinq ans. Je ne fermai pas l’œil de la nuit : je suivis par le menu toutes les phases de cette poignante destruction, qui me donnait envie de hurler, et dont je ne pouvais pas me détacher. J’aurais voulu la secourir, lui crier : « Prenez garde, madame ! », soudoyer au besoin le mécanicien du rapide, pour qu’il fît machine en arrière… mais je sentais bien que le Destin avait marqué de son doigt farouche cette beauté massacrée, et que les lis et les roses ne ressusciteraient pas…
À Dijon, elle frisa inéluctablement la cinquantaine. Il devint évident que le monsieur qui la convoyait n’était pas son père, mais plutôt son mari. Et, comme elle prenait toujours de plus en plus de bouteille, à mesure que nous avancions vers Paris, ce gentleman n’allait peut-être pas tarder à avoir l’air d’être son fils. Il dormait, pour l’instant, d’un sommeil d’enfant.
Et je pensais avec anxiété :
« Pour peu que le train ait seulement quatre ou cinq heures de retard, cette infortunée jouvencelle sera sans doute morte de vieillesse avant d’atteindre la gare de Lyon, ou bien nous y arriverons juste à temps pour célébrer son centenaire. »
Et, me rappelant que je l’avais connue dans l’éclat de ses vingt ans, il me semblait que j’étais, moi aussi, devenu très vieux par induction, et que c’était vers 1880 que je l’avais vue, un jour, monter à Nice dans mon compartiment…
Mais le ciel eut pitié de nous. Notre rapide fut rapide, et n’eut pas de retard incongru. C’est ce qui sauva la voyageuse. Le soleil du matin, en chassant les ombres de la nuit, avait-il rompu le sortilège ? Quand elle descendit de wagon, à Paris, elle n’avait pas plus de cinquante-cinq ans, Dieu merci ! C’était moins terrible que je ne craignais, et elle avait encore devant elle quelques belles années de jeunesse pour danser le tango.
Je voulus connaître la suite du mystérieux envoûtement qui m’avait tenu pantelant et médusé durant toute cette nuit extraordinaire. Je sautai dans un taxi qui suivit celui de la dame, et je sus où elle habitait. Le même soir, étant allé rôder vers quatre heures devant sa maison, je la vis sortir.
Ah ! mes amis ! c’est fou… Mince, blonde, habillée comme une fée, elle était d’une beauté et d’une fraîcheur éblouissantes. Elle avait vingt ans. Et quel sourire ! Le rayonnement de sa triomphale jeunesse illuminait toute la rue : c’était une vraie bouffée de printemps… et je n’avais jamais rien rencontré d’aussi joli. »
_____
(Robert Francheville, « Les Contes du dimanche, » in L’Éclair, trente-troisième année, n° 11350, dimanche 28 mars 1920 ; illustration de Paul Delvaux, « Le Tramway porte rouge, Ephèse, » huile sur panneau, 1946)