Ce fut vers le soir que Félix, dans le grondement continu de sa « type-sport, » aborda la sinistre et marécageuse contrée des Tombres. Et ce fut peu de temps après l’avoir abordée qu’il aperçut devant lui, roulant dans le même sens que son torpédo rouge, l’auto noire.
Il était déjà curieusement impressionné par la tristesse et la solitude des plaines livides qui l’environnaient. Là, s’étendait à perte de vue, sans un clocher, sans un monticule, l’inépuisable désert spongieux, coupé d’étangs, qu’il fallait traverser dans toute sa longueur pour retrouver des cultures, des habitations, et atteindre plus tard la ville de Pontargis.
Par surcroît, le temps était de ceux qui inquiètent les hommes dans les profondeurs les plus obscures de l’instinct. Un orage embrasait l’air sec, qui semblait alourdi et plus difficilement perméable qu’à l’ordinaire. Le ciel opaque montrait la couleur d’une toiture d’ardoises, sous quoi les Tombres étalaient leur platitude blême, presque blanche par endroits, et les étangs nostalgiques luisaient de reflets blafards. L’horizon tendait sa pâleur contre le ciel sombre. D’où venait la lumière sépulcrale dont s’éclairait la terre ? On se le demandait.
D’autre part, Félix était doué d’une sensibilité qu’il se plaisait du moins à désigner ainsi, mais que d’aucuns peut-être eussent nommée d’autre sorte. Et il faut bien dire que, depuis son entrée dans cette région désolée, notre voyageur songeait obstinément aux paroles du monsieur de la table d’hôte :
« Ah ! ah ! jeune homme, vous allez à Pontargis ! Connaissez-vous les Tombres ?
C’est le pays de France le plus riche en légendes. Et, ma foi ! moi qui vous parle, je sais plus d’un gaillard qui ne tient pas à se risquer tout seul à travers ce désespoir de la nature. Vous verrez, d’ailleurs, on ne peut rêver décor plus fantastique… Oui, oui, c’est un fait ; bien des gens ont eu des aventures au milieu des marais, des aventures… qu’ils n’osent même pas raconter ouvertement… »
Le monsieur de la table d’hôte avait continué sur le même ton, encouragé par le silence subit de Félix qui, jusqu’alors, n’avait pourtant cessé de pérorer et de faire l’avantageux, en parlant très haut de sa « type-sport » avec laquelle il « grattait » toutes les autres voitures. C’était là son moindre défaut. Il vantait volontiers son adresse d’automobiliste, la rapidité fulgurante qu’il obtenait d’un châssis, la puissance qu’il faisait rendre aux moteurs et, surtout, la virtuosité de son pilotage.
Il s’était tu, soudain. Et plusieurs, autour de la table, en avaient paru soulagés ; trop parler nuit. Ceci s’était passé dans une modeste hôtellerie où Félix avait dû faire halte pour s’expliquer avec sa magnéto, complice d’une bougie sournoise. Il s’y était fort mal nourri, mêlé à toutes sortes de clients dont les uns achevaient le dessert tandis que d’autres entamaient les hors-d’œuvre. Parmi eux se trouvaient quelques originaires et habitants de la province. À ceux-là, les Tombres inspiraient on ne savait quelle crainte, additionnée d’une étrange répugnance.
Au vu des premiers marécages, bientôt renforcés par le premier étang, Félix s’était dit sans allégresse : « Voilà les Tombres, » et il avait espéré sur-le-champ que la magnéto n’allait pas recommencer à faire des siennes. Mais, bah ! la voiture était vide, et la nuit ne tomberait pas de sitôt – la nuit, où les feux follets, disait-on, courent de-ci de-là par toute la plaine. Leur ballet devait être assez joli, mais Félix ne tenait pas autrement à s’en assurer.
L’auto noire vint le distraire, un instant, du malaise qui le gagnait. D’abord, par l’opération de cette limousine, la solitude était dissipée. Et puis il allait la « gratter. » Divertissement.
Félix mit tous les gaz, en remarquant d’un œil averti l’étroitesse relative de la chaussée, côtoyée en contrebas de terres gorgées d’eau.
Il fut rapidement dans la poussière de l’auto noire, et fit aboyer son klaxon. C’est alors qu’il observa combien cette limousine était noire. Noire sans un filet de couleur. Funèbre, en vérité.
Elle ne se rangea point, mais poussa le plus macabre ululement de sirène que Félix eût jamais entendu, et un bras noir se tendit hors de l’auto noire. Un bras signalisateur et impressionnant, avec sa main gantée de noir.
Félix, toujours aboyant, talonna la limousine en se déportant sur la gauche. L’invisible conducteur l’imita, et un bras ressortit sans hâte de la caisse funéraire ; mais… ce n’était plus le même. C’était celui d’un colonel de cavalerie légère, en uniforme d’autrefois.
Quelque peu surpris, Félix s’entêta, cependant qu’un éclair fissurait l’écran violet du ciel et que des roulements de tonnerre ébranlaient les voûtes de l’espace.
Un autre bras sortit, toujours solennel, toujours prohibitif, mais celui-là nu et féminin, couvert de bagues et de bracelets, charmant et terrifique.
Après un temps de réflexion assez désordonnée, Félix, serrant les dents, poussa de nouveau sa voiture…
Le bras, cette fois, fut pontifical, revêtu d’une manche de soutane immaculée, et la main gantée de blanc portait au médius une grosse émeraude.
Puis – horreur ! – ce fut le bras écarlate d’un bourreau, des gouttes de sang tombant des doigts sur la route.
Puis, un bras gigantesque, d’au moins deux mètres, habillé d’une soie chinoise à broderies.
Puis, tout à coup, comme on arrivait à une bifurcation et que l’orage mettait la terre sous une cloche de ténèbres, ceci : une longue patte velue, crochue, indescriptible. Et aussitôt : l’affreux bras décharné de la Mort écartant les osselets de ses maigres phalanges.
L’auto noire tourna dans le chemin de droite, qui était celui de Pontargis. Mais Félix, sans demander son reste, s’engouffra en trombe dans le chemin de gauche, au hasard. La pluie commençait à lui cingler le visage.
Il n’atteignit Pontargis que sur les huit heures, juste assez tôt pour recourir à la diversion d’une soirée au casino de l’endroit.
Le spectacle de ce music-hall acheva de le réconforter, car, en plus d’une fort belle chanteuse, on y voyait un certain Fragoletto, « le Protée moderne, » qui changeait de costume avec une promptitude merveilleuse et que Félix reconnut pour l’un des convives de la table d’hôte.
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(Maurice Renard, « Contes de la Dépêche, » in La Dépêche, journal de la démocratie, soixante-deuxième année, n° 23244, mercredi 4 mai 1932 ; « Contes et nouvelles, » sous le titre « L’Auto noire ou trop gratter cuit, » in Le Populaire, quotidien du Parti Socialiste (S. F. I. O.), quinzième année, n° 3384, samedi 14 mai 1932 ; « Thomas and Marth Wayne, » illustration de Nico Delort pour le soixante-quinzième anniversaire de la naissance de Batman, 2014)