Nous revenions de Goul, au crépuscule, dans le véloce torpédo de mon ami Gineste. La route longeait le flanc d’une vallée déjà noyée d’ombre, parmi les bois. De chaque côté, les pins serrés formaient une abrupte falaise noire, tandis qu’au-dessus de nous, parallèlement à la route, s’étirait entre deux berges sombres le fleuve profond de la nuit, jonché des renoncules stellaires.
Des effluves puissants coulaient de partout. Chaque arbre versait les siens, et le vent poussait devant lui la horde des parfums sauvages, sans cesse accrue.
« Je me sens la tête lourde, » dit Gineste. Et, se tournant à demi vers moi : « Fameux, tout de même, le vin de Glanes du docteur ! »
Je l’entendis comme en rêve, et lui répondit vaguement, l’esprit envahi par une sorte de torpeur.
Nous étions allés « planter la crémaillère » chez un camarade d’enfance qui, ses études médicales terminées, venait de s’installer en ce canton perdu du haut pays d’Auvergne. Déjeuner charmant, qu’anima surtout l’évocation obligée des souvenirs communs de notre vie d’étudiants. Puis la conversation avait dévié vers les sujets les plus divers, si bien qu’au dessert, nous nous surprîmes, je ne sais comment, à disputer sur les théories de Claude Bernard et les expériences en Sorbonne du savant hindou, sir Jagadis Bose, relatives à la sensibilité des végétaux.
Il y avait parmi nous, entre autres convives, un oncle du docteur ; il courait la contrée, jusqu’aux hameaux les plus reculés, pour acheter des bois noueux qu’il expédiait ensuite à une fabrique de meubles. Il nous conta des choses étonnantes. À travers ma somnolence, je revoyais sa figure poupine et rose de bon viveur, ses petits yeux vifs qui pétillaient tandis qu’il nous révélait les merveilleuses surprises que réserve parfois le cœur des arbres, lorsque la scie l’a mis à nu.
« Certains, nous confiait-il avec une exaltation croissante, enregistrent dans le tissu de leurs fibres, comme sur une plaque sensible, les scènes du paysage environnant. Je fis naguère l’acquisition d’une loupe de noyer qui, ouverte, nous présenta un véritable tableau. Les différences de coloration de la tranche, marbrées de taches brunes ou claires, la disposition et la forme même de ces taches évoquaient d’une manière saisissante un troupeau et sa bergère. Qui saura, messieurs, les secrets qui s’épanouissent dans la gibosité des loupes ? Un heureux hasard peut nous les faire découvrir. Mais que la scie découpe les minces lames de bois dans un sens qui n’est pas celui du dessin enregistré, et le voilà perdu à tout jamais, insoupçonné.
Vous voyez, conclut-il en riant, ce que la brutale scie mécanique peut nous révéler de la vie profonde des arbres, toute une poésie secrète, fantastique ! Les arbres voient, les arbres se souviennent… »
*
L’odeur balsamique filtrait en sources invisibles, stagnait en nappes enivrantes, s’étirait en ruisseaux lents qui nous noyaient de leur langueur. Sa houle silencieuse déferlait puissamment à travers la nuit ; elle accourait des profondeurs, plus dense d’instant en instant, sournoise, enveloppante. C’était un flux muet, grossi de toutes les haleines de la forêt, lourd de tant de vertige, si capiteux qu’il en devenait sonore, et que je l’entendais battre la haute falaise des pins.
Les arbres bruissaient étrangement ; chaque branche secouait des essences dans le vent. Elles pleuvaient sur nous, autour de nous, et la palpitante marée de parfums nous submergeait encore, lorsque les brises la soulevaient, éperdue.
Mon cœur débordait de vertige. Je faillis crier ! La forêt dénoua son étreinte. L’horizon s’élargit. Maintenant, la route suivait une crête nue. Au-dessus, la vallée accumulait ses ombres, ses brumes et ses bruits : beuglements de bétail, rumeurs de cascades dont la blême retombée striait la nuit. L’auto agitait devant nous le double faisceau de ses phares, semblables aux gigantesques antennes d’un turbulent insecte tâtant les ténèbres.
Tout à coup, le ronronnement du moteur devint irrégulier, et la voiture, après avoir roulé quelques mètres encore, s’échoua au bord d’un fossé.
« La panne ! » gronda Gineste, en sautant à terre. Il s’empressait autour de l’engin inerte. Proche encore, la forêt déployait ses larges frondaisons.
Une aube fantastique fusa à travers sa masse. Des frissons argentés s’y propagèrent ; lentement, la lune se hissa dans le ciel, telle qu’un énorme poulpe sur la grève bleue que jonchaient les galets d’or des étoiles.
*
Et voici qu’un murmure sourd arriva dans le vent. Il crût de seconde en seconde, il s’enfla démesurément, pour crever enfin en une menace formidable, véhémente. Je regardai Gineste : hagard, il écoutait aussi l’âpre clameur de la forêt en démence.
Elle parlait, elle criait, elle hurlait ! Ce n’était plus qu’une folie de feuillage bouleversé. La fureur sifflait dans les ramures, ployait les troncs qui se courbaient en avant comme pour un assaut.
*
Les arbres, pareils à un troupeau effrayant : « La montagne nous a nourris de ses fortes mamelles, aux limons inépuisables, nous, les pins, les chênes, les hêtres et les bouleaux, qui sommes ses premiers enfants, avec les aurochs et les mammouths.
L’aube et le couchant jetaient vers nous leur grand cri de clarté. Alors, les plus beaux parmi nous, et les plus vénérés, le recevaient, frémissants. Ils le clamaient éperdument de colline en colline, au seuil des horizons. Et leurs rameaux se le transmettaient comme une bénédiction sacrée.
L’homme a éteint ces torches. Il a rompu les arbres, eux qui portaient l’azur. Il a enchaîné autour de ses usines la meute blanche des cascades ; il a souillé l’air vierge des vallées. Il a traqué la forêt comme une proie, jusqu’aux dernières pentes ; il l’a décimée, et il en a misérablement parqué les débris !
Nous avons vu cela, nous, les arbres. C’est pourquoi nous le détestons, l’homme. La montagne offensée nous appelle. Elle nous groupe autour d’elle, nous, les géants, les forts, les vengeurs, qui sommes ses premiers enfants, avec les aurochs et les mammouths ! »
*
Horreur ! Les arbres venaient de s’ébranler.
Ceux qui campent au seuil des neiges, ceux qui se pressent au flanc des vallées ou s’échelonnent le long des routes et des rivières, et les gardiens séculaires des hameaux et des fermes : rudes légions des pins cardés de cuivre ; chênes musculeux, aux torses velus ; hêtres à la stature élancée, dans leur cuirasse de vieil argent ; claires et souples phalanges des bouleaux, pareils à de graciles adolescents aux buffleteries blanches ; tous s’étaient mis en marche au signal de la lune ; ils s’avançaient, en une révolte inouïe, monstrueuse, irrésistible.
Épouvanté, je les vis dévaler les pentes, se regrouper aux replis des gorges, se ruer sur les villages qu’ils encerclèrent. Des murailles s’écroulaient avec fracas, cependant que retentissait la galopade effrénée des bêtes fuyant au hasard. Les torrents précédaient la forêt, bondissaient devant elle.
Et tout cela se ruait là-bas, vers la ville, dont les paisibles lumières scintillaient au loin, pour l’envahir, la détruire, reconquérir sur l’homme les étendues volées.
Je devenais fou ! Le sang cognait mes tempes à grand coups sourds. Mon cœur écrasé pesait intolérablement dans ma poitrine.
« Fuyons ! criai-je à Gineste. Prévenons la ville. Les arbres se sont révoltés contre les hommes ! Il faudra le feu, pour les arrêter…
– Fuir ? Mais comment ? Comment ?… »
La terreur creusait son visage. Ah ! fuir… Trop tard. Déjà les effluves de la forêt s’abattaient sur nous, nous enlaçaient de leurs invisibles tentacules projetés de partout, au contact desquels notre force s’anéantissait, comme aspirée. Une dernière fois, je vis mon ami se démener avec des gestes hallucinés, et le vertigineux cauchemar de la forêt grouilla sur nous !
*
« Ça va mieux ? » me demanda Gineste en riant, lorsque, un quart d’heure après, j’émergeai enfin de ma torpeur, délivré de l’atroce vision.
« Est-il traître, tout de même, ce petit Glanes vermeillet ! Ce diable de vin, qu’on jurerait inoffensif, tellement il se laisse boire, vous a une de ces sournoises façons d’opérer ensuite… Imagine-toi qu’en partant, mon vieux, j’avais oublié de tourner le robinet à essence. En route ! »
D’un bond, le torpédo se replongea dans la nuit qu’il semblait happer, au passage, pour la broyer férocement sous lui. Entre les môles bleus des collines, le fleuve du vent roulait les moites odeurs des sèves. Je songeai.
Les arbres sont bons ; ils sont pacifiques. Ils n’attaqueront pas les hommes, eux qui étreignent le sol natal d’un si fervent amour, dans l’innombrable enlacement de leurs racines, qu’ils ne s’en arrachent que pour mourir.
_____
(Raymond Cortat, in L’Auvergnat de Paris, organe des originaires du Massif Central, quarante-neuvième année, n° 3, samedi 19 janvier 1929 ; « Sous le Signe de la vigne-vierge, poèmes et récits, » in L’Auvergne littéraire, artistique et historique, septième année, n° 54, octobre-décembre 1930 ; in L’Auvergnat de Paris, organe des originaires du Massif Central, cinquante-septième année, n° 36, samedi 4 septembre 1937 ; illustration de Bernie Wrightson)