C’est un beau pays qui doit, tout compte fait, être quelque part sur la terre, puisque d’aucuns, – que je sais, – y sont allés durant leur vie et en sont revenus.
On peut même fixer approximativement l’endroit où il se trouve : c’est dans le Haut-Quercy, quand on quitte les bois de Bastit par l’orée qui regarde le soleil levant, entre Espédailhac, Reilhac et Issendolus. Si vous vous arrêtez par là d’aventure, vous entendrez les gens du lieu parler de Clarecrose, des palais tout en or et en diamants qui s’y élèvent, des sources qui y coulent, des oiseaux et des bêtes étranges qui y vivent, des belles dames qui s’y promènent en robe couleur de lune et qui sont, à n’en point douter, fées.
Les bouches et les cœurs sont pleins de dictons ou de chansons à propos de ce pays fabuleux. Ainsi, l’on dit d’un prodigue « que tout l’or de Clarecrose ne lui suffirait pas, » d’une fille trop fière de sa beauté « qu’elle se prend pour une des dames de Clarecrose, » et autres choses semblables… Quant aux chansons, il en est de bien belles qui ne donnent aux tout petits d’autre envie que celle de danser en rond, mais qui font rêver bien des jeunes hommes.
Et voici par quoi commence une d’elles, que je traduis comme je peux :
Marche trois jours et quatre nuits
Par les chemins des hommes, puis
Quitte alors cette route, et suis
La piste de la Lune…
Ce qui t’attend au beau pays
Si ce n’est pas le paradis,
Ô cœur vaillant, c’est mieux ou pis :
C’est l’amour, la fortune !
Ne sois pas trop tôt fatigué.
Passe le bois, passe le gué
Puis d’un bâton de chêne – ô gué ! –
Heurte la porte close,
Ô cœur vaillant, et tu verras
Les belles Dames de là-bas
Venir en te tendant les bras
Du fond de Clarecrose.
Dépassez d’une lieue Espédailhac, Reilhac ou Saint-Dolus, et alors Clarecrose ne veut plus guère dire que quelque chose comme « grotte lumineuse, » en dialecte quercinol. Un savant de mes amis a trouvé là un prétexte pour croire que Clarecrose pourrait bien n’être qu’une de ces vastes cavernes souterraines dont le Quercy est plein, et d’où un berger égaré serait revenu jadis avec toutes sortes d’histoires extraordinaires. Ceci est une de ces absurdités où verse inévitablement la science lorsqu’elle s’occupe de ce qui ne la regarde pas… Clarecrose est Clarecrose, et voilà tout… Si ce n’était qu’un gouffre comme Padirac, par exemple, il suffirait, pour s’y rendre promptement et à peu de frais, d’acquérir un de ces billets à prix réduits que la Compagnie d’Orléans propose aux touristes désireux de contempler cette curiosité naturelle ; il ne serait pas nécessaire de suivre, comme dit la chanson, « la piste de la Lune, » et encore moins de chercher à comprendre ce que cela peut bien signifier ; il ne serait pas non plus nécessaire d’avoir « le corps brillant et le cœur pur, » ce qui – à en croire un dicton – est indispensable aux hommes qui veulent voir s’ouvrir devant eux les portes de Clarecrose…
Ceci dit, beaucoup seront persuadés que ce pays merveilleux n’est qu’une fiction vaguement symbolique ; je dois me hâter de les détromper une fois pour toutes : Clarecrose existe ailleurs que dans l’esprit des gens qui en parlent, et les descriptions qu’en ont faites ceux qui en sont revenus concordent si admirablement que le moindre doute serait preuve de partialité ou de folie.
Parmi les plus illustres pèlerins de Clarecrose, il faut citer le marquis Gaspard de Houeilhacq-Fontès, qui fut de son vivant membre de l’Académie des Sciences, Lettres, Arts et Agriculture d’Agen, et maître ès Jeux Floraux à Toulouse. Je choisis ce nom à dessein, pour bien montrer que les héros de ces étranges aventures ne furent pas toujours des enfants ou des simples d’esprit.
Au printemps de 1873, M. de Houeilhacq-Fontès, las de ses doctes labeurs, avait quitté son hôtel d’Agen pour son château de Fontès-en-Quercy. Il aimait passionnément la chasse et tuait les renards pour tuer le temps. Un soir, il ne rentra pas au château et l’on crut qu’il s’était laissé choir, en poursuivant les bêtes puantes, dans le cloup (gouffre) de Cazamiane, auprès duquel on trouva son cheval paissant tranquillement.
Sa femme s’accoutuma si bien à l’idée de sa mort qu’elle se remaria, déjà sur le retour, avec un gentilhomme du pays, pauvre, de vingt ans plus jeune qu’elle, et d’aimable tournure…
Or, huit jours après les noces et cinq ans après la disparition du marquis, celui-ci revint au château, disant qu’il arrivait tout droit de Clarecrose… Par un sentiment de délicatesse bien naturel, le nouvel époux de Mme de Houeilhacq-Fontès lui céda la place et fila prestement en emportant comme viatique les bijoux de sa femme et une forte somme d’argent qu’il était allé toucher pour elle à Cahors le matin même.
Comme bien l’on pense, la marquise ne se vanta pas de ce second mariage, et M. de Houeilhacq-Fontès n’en sut jamais rien. Il avait été de tout temps assez distrait, mais, depuis son retour, il ne vivait véritablement plus qu’en lui-même, avec les souvenirs de son merveilleux voyage. Il passait son temps dans son cabinet de travail, rédigeant ses mémoires, n’ayant d’autre compagnie que celle d’un petit serpent blanc apprivoisé et d’une espèce absolument inconnue, qui lui avait été donné, disait-il, par une Dame de « là-bas »…
La bestiole disparut mystérieusement le lendemain de sa mort, qui eut lieu le 4 septembre 1882.
Comme c’était la saison où l’on accommode les prunes en confitures, sa femme, qui décidément ne valait pas un liard, fit remettre aux servantes les feuillets de ses mémoires pour couvrir les pots.
Mais j’ai mieux à dire sur Clarecrose. Et voici :
Il ne se passe pas d’année que je n’aille dans le Haut-Quercy, auprès de Mme d’Estange. Elle fut ma marraine comme elle avait à peu près douze ans et, lorsque j’eus grandi un peu et que je connus les contes où de belles et bonnes fées consentent à être marraines des fils des hommes, il me fut impossible d’imaginer ces fées sous des traits autres que ceux de la grande jeune fille aux yeux verts et aux cheveux bruns qui devint Madame d’Estange à quelque temps de là…
Depuis la mort de son mari, elle vit au fond des solitudes quercinoles, dans son domaine de Castelcourrilh, avec son petit Georges, le cœur tout occupé de lui. Elle est encore plus belle à présent qu’elle a beaucoup pleuré.. C’est une de ces créatures qui portent leur splendeur morale comme armure adamantine, et les ans passeront longtemps encore au-dessus de sa tête sans oser s’y appesantir.
Il m’est doux de croire que le cygne dont s’enorgueillit le blason des Estange n’y fut jamais qu’en prévision d’elle.
C’est un pénible voyage que celui de Castelcourrilh ; à Cahors, on quitte le train et d’antiques potaches vous secouent sur près de six lieues à travers le plus morne des paysages, dans l’inexorable monotonie de tertres et de plateaux couleur de cendre où à peine, par endroits, pousse une maigre et lépreuse végétation… La poussière pique aux yeux, racle à la gorge ; le soleil brille d’un éclat aveuglant et nu… Mais enfin, on aperçoit au loin, contre le ciel, la frange violette des bois de Bastit et, à l’ombre des premiers arbres, la longue façade de Castelcourrilh : ainsi se termine l’épreuve qu’il faut subir avant de gagner le paradis, car Castelcourrilh est véritablement le paradis, peut-être parce qu’il y a un ange.
Or, l’an passé, à mon arrivée, je trouvai le château bouleversé. La vieille nourrice de Madame d’Estange m’attendait en larmes sur le perron, et ce fut elle qui me mit au courant : depuis la veille au soir, on cherchait vainement le petit monsieur et une fillette de ses amies.
« Voilà quelques jours, disait la nourrice, qu’ils ne parlaient plus que de partir pour Clarecrose ; ils se promenaient dans le parc avec des bâtons sur l’épaule et des gourdes à la ceinture, pour imiter les pèlerins qu’ils avaient vus sur leurs livres d’images : nous n’y avions pas pris garde… nous avions cru qu’ils jouaient sagement… Et maintenant, pecaire ! Dieu sait ce que sont devenus ces pauvres petits innocents ! »
La nuit vint comme elle vient là-bas en été, brusque, voluptueuse et fraîche après la flamme du jour. Du balcon où j’étais accoudé auprès de Mme d’Estange, accablée de douleur, je regardai longtemps, dans la campagne, circuler les lanternes des métayers et des voisins qui allaient poursuivre les recherches toute la nuit. Je répétais sans cesse :
« Ne pleurez plus, marraine ; on les retrouvera. »
Ces mots, je les disais sincèrement, éclairé soudain par un pressentiment heureux, et mon intention n’était pas d’offrir une vaine consolation à la chère âme blessée qui palpitait près de moi… Ma marraine fut, durant des heures et des heures, secouée de sanglots violents ; quand vint l’aube, elle tomba dans mes bras, comme si elle n’avait pu supporter plus longtemps avec ses seules forces le poids immense de son désespoir… Ah ! la douceur de ses pleurs sur mes lèvres !
Il faut dire bien vite que mon pressentiment n’avait pas menti. Bien plus, c’est à Mme d’Estange et à moi que fut réservée la joie de retrouver les enfants. Le jour était venu et nous traversions le parc pour aller aux nouvelles, quand nous les vîmes, couchés dans l’herbe, tout près de la grille, à un endroit où les chercheurs avaient dû passer et repasser bien des fois dans la nuit. Georges et son amie dormaient en se donnant la main et en souriant à de jolis rêves.
Je revois le petit, quelques heures plus tard, entre sa mère et moi. Il faisait le récit de son voyage avec des yeux brillants de bonheur et trouvait pour en décrire les merveilles des mots et des intonations comme on en imagine sur les lèvres des chérubins. En vain Mme d’Estange, croyant à une sorte de délire, voulait le faire taire et le calmer.
« Maman, lui disait-il, laisse-moi tout raconter, tant que c’est si près qu’il me semble que j’y suis encore… Nous avions couru droit devant nous sous le bois et, quand ce fut la nuit, nous nous trouvâmes dans un joli chemin blanc… On aurait dit que la lune marchait devant nous en laissant traîner sa robe par terre pour que nous la suivions et que nous ne nous trompions pas de route… Et nous avons atteint ainsi un grand portail tout en or, et de belles dames sont venues à notre rencontre… Elles te ressemblaient, maman !… Si tu savais comme elles ont de beaux châteaux, et de beaux jardins, et comme elles nous ont fait manger de bonnes choses !… L’air était plein de lumière bleue… Il y avait par-ci par-là quelques hommes pareils à ceux que l’on voit sur la terre, mais ils étaient revêtus de merveilleux habits et ils avaient l’air heureux, heureux… L’un d’eux m’a demandé si je n’étais pas le petit Monsieur d’Estange…
– Mon chéri, murmura Madame d’Estange sur un ton suppliant, ton amie et toi vous étiez fatigués, vous vous êtes endormis et vous avez rêvé tout cela… »
Georges secoua négativement la tête et poursuivit :
« Il m’a demandé si je n’étais pas le petit Monsieur d’Estange. Et il m’a dit encore : « Je vous reconnaissais bien. Tous les dimanches, en allant à la messe, vous passiez devant notre maison avec votre maman. Je suis Jean Piédase, de Reilhac, et chez moi on ne sait pas ce que je suis devenu… Vous direz à mon père que je vais bien et que je reviendrai peut-être un jour…
– Jean Piédase… Jean Piédase, s’écria Madame d’Estange, je me rappelle cette histoire… Mais où donc cet enfant a-t-il entendu parler de cela ?
– Et, ajouta Georges, il m’a prié de remettre à son père, pour bien prouver qu’il n’était pas mort, une bague qu’il avait au doigt. »
Georges fouilla dans sa poche et en tira une chevalière d’argent comme en portent les riches paysans du Quercy. Le soir même, le vieux Piédase, mandé en hâte, vint au château, reconnut la bague et l’emporta en pleurant de joie.
Quelques jours plus tard, M. d’Escolobre, un vieil ami de Mme d’Estange, fut son hôte. Tout le pays racontait l’aventure du petit Georges, et il était venu à Castelcourrilh pour savoir au juste ce qui s’était passé. Pour ma part, je n’avais cessé de penser à l’inexplicable mystère et de m’irriter en me sentant incapable d’y comprendre jamais rien ; le calme sourire avec lequel M. d’Escolobre écouta Georges répéter son histoire ne laissa pas de m’irriter davantage encore. Il dut s’en apercevoir, car, soudain il me dit :
« Voilà vingt ans, Monsieur, que je n’ai pas quitté ce pays. J’y vis seul ; je regarde, j’écoute, et c’est toute ma vie… Je connais toutes les chansons, toutes les légendes… J’ai vu et entendu, à force d’aiguiser mes yeux et d’ouvrir grandes mes oreilles, des choses que la plupart des hommes ne perçoivent pas, faute d’attention ou de temps… J’ai vu au clair de lune, après de longues nuits d’attente, un être singulier, velu et cornu, disparaître dans le « Trou du Diable » ; j’ai vu des empreintes fourchues dans le jardin de la vieille Zane des Fonts, laquelle racontait qu’un loup-garou venait, avant le petit jour, vendanger furtivement les grappes de ses treilles… Je suis fixé sur la nature de ce nocturne amateur de raisins… J’ai entendu aussi mes chiens, parfois, hurler sans cause apparente, inquiets et furieux, comme s’il avaient senti passer dans l’ombre des bêtes légendaires… N’oubliez pas que, dans ce coin du Quercy, on vit véritablement au milieu du passé, que jamais fleuve n’apporta sur ce sol nu la tourbe des alluvions, que nous foulons les rochers mêmes où les premiers hommes appuyèrent leurs pieds tremblants de peur, que des cavernes inexplorées gardent dans leurs flancs, au-dessous de nous, des ténèbres vieilles de mille siècles… Ce que nous appelons légende n’est presque toujours que le souvenir d’une vérité morte ; pourquoi certaines vérités, mortes partout ailleurs, ne vivraient-elles pas encore dans ce pays ?
– Alors, dis-je en m’efforçant de prendre un ton railleur et sceptique, des sylvains, des fées et autres êtres mythiques existeraient encore aux environs de Castelcourrilh ?… »
M. d’Escolobre parut réfléchir un instant, puis :
« Les sylvains, les fées, répondit-il, voilà des appellations bien précises et qui ont le tort d’évoquer en nous trop de souvenirs littéraires… Et cependant… »
À ce moment, dans le silence sonore de la nuit déjà noire, retentit sur la route une chanson de paysanne, scholie imprévue en marge des paroles de notre ami :
C’étaient les Dames du Bonheur…
Elles avaient des yeux couleur
D’azur ou d’eau vive – doux cœur,
Beau corps et clair visage ! –
Des hommes ingrats et méchants,
Sourds à leurs pleurs comme à leurs chants,
Les chassèrent loin de nos champs
Par malice et par rage.
Toute leur race s’exila.
Beau temps, depuis lors, s’écoula…
Sont-elles mortes pour cela ?
Je n’en crois pas grand-chose !
Elles sont près d’ici, tout près…
Ô cœur gentil, cœur qui leur plais,
Tu les verras dans leur palais
Au fond de Clarecrose !
M. d’Escolobre s’était tu pour prêter l’oreille et il ne reprit pas son discours où il l’avait laissé, quand se fut éloignée la chanteuse qui passait dans l’ombre. Il estimait, je pense, que la chanson avait parlé pour lui.
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(Charles Derennes, in La Renaissance d’occident, revue mensuelle de littérature, d’art, de sciences et de critique, troisième année, tome VI, n° 10, octobre 1922 ; repris in Revue politique et littéraire, revue bleue, soixante-troisième année, n° 22, 21 novembre 1925. Dante Gabriel Rossetti, « The Bower Meadow » et « La Ghirlandata, » huiles sur toile, 1872 et 1873)