Kafka : fusain d’un auteur inconnu.

 
 

La neige tombe sur le Haut-Cantal. La mer se soulève en Bretagne et dans le golfe de Gascogne. En Auvergne, l’avalanche arrête les morts : un fourgon mortuaire a dû faire demi-tour ; le chasse-neige n’a pu ouvrir la route. Ce sont les risques du mois d’avril.

En Haute-Loire, il a plu de la neige bleue. En Afrique, une semaine par mois, la lune fait tourner les mille-pattes, et, depuis ce temps, des philosophes américains font tourner au pôle sud des souris japonaises autour de l’axe de la terre pour étudier le rythme biologique de cette exaltation lunaire, là où la terre ne tourne plus et où la nuit occupe six mois. Ils ajoutent aux souris quelques coléoptères et deux sortes de cancrelats.

Qu’on imagine la banquise à l’infini, la nuit polaire, les rats nippons qui ne cessent de tourner à la poursuite des cancrelats, et les savants américains qui les observent, à genoux sur la calotte glaciaire, par un froid de moins 60 degrés. Voilà pourtant où mènent la Science, la Lune et les caprices des Météores.

Au sein d’un tel ésotérisme, on ne sait plus ce qui peut arriver. Il pourrait pleuvoir un œuf d’ange.

Par exemple sur le Puy de la Poule.

Son cratère est fait comme un nid. Nul paysage ne serait plus propre à mériter de telles aventures, surtout lorsque la neige le couvre de sa housse comme les meubles d’un salon désaffecté. Ce paysage pelé, ce morceau de lune, ce ballet de pyrogènes au centre de la France, cette loufoquerie géologique appelle l’événement prodigieux.

Il y a d’ailleurs ses habitudes : la foudre en boule y roule sur la pente du Puy-de-Dôme, poursuivie par un petit berger ; le vieux gardien de l’Observatoire me l’a raconté souvent : elle est bleue. À Tazenat, où naquit Arletty, elle passe deux fois par an par la cheminée de l’Auberge ; elle roule sur le poste de radio, elle saute sous la table d’hôte, elle fait trois fois le tour d’une cliente, sort par le jardin et descend jusqu’au lac, suivie par le restaurateur qui agite derrière un torchon à raies rouges, en faisant « Ouh ! Ouh ! » comme pour chasser une mouche à viande. Bref, on la reçoit en visiteuse. Telles sont les habitudes des pays magnétiques ; les météores y sont chez eux.

Il pourrait, je le répète, y pleuvoir un œuf d’ange.

Peut-être les anges pondent-ils leurs œufs sur les montagnes. Car un jour j’en ai trouvé un, de forme gothique, beaucoup plus gros que l’œuf ordinaire. Avec une coquille translucide. Par transparence, on voyait dedans des choses confuses et magnifiques, de grandes ombres, de grands débats, des contestations frénétiques. On eût dit par moments que c’étaient des combats de coqs.

Rien n’égale l’étonnement d’un Auvergnat moyen qui découvre un œuf d’ange. Il ne sait qu’en faire. Il sent qu’il faut le donner aux hommes. Pour qu’ils s’étonnent et qu’ils s’instruisent. Je le jetai donc du haut des monts.

Il roula sur la mousse, il glissa sur une pente si lisse que personne n’entendit rien. Je le perdis de vue. Puis, tout à coup, longtemps après, je l’entendis rebondir sur la roche, sur les redans et dans les précipices ; c’étaient des fracas, des tonnerres, des grondements continus. Le bruit en emplissait le siècle.

Des savants arrivaient de loin et frappaient avec des marteaux pour essayer de briser la coquille, mais la coquille était dure comme un roc ; d’autres l’adoraient dans des chapelles ; d’autres l’éclairaient avec de puissants projecteurs pour essayer de regarder à l’intérieur par transparence, mais nul n’était d’accord sur ce qu’on y voyait ; les uns y découvraient la silhouette de l’homme ; certains disaient qu’ils y avaient vu Dieu ; d’autres la destinée humaine, d’autres un fonctionnaire autrichien en jaquette qui fumait un cigare derrière un grand bureau avec une placidité inhumaine ; d’autres y voyaient un château avec des toits en bulbe d’oignon ou des steppes couvertes de neige, et un village hostile à l’étranger ; d’autres l’Angoisse, et d’autres la Justice ; d’autres enfin assuraient que l’homme y marchandait un timbre-poste à Dieu le Père, au guichet de la poste du coin, avec le style pompeux et l’humeur tatillonne d’un revendicateur tiré de Courteline.

Mais tous étaient d’accord pour dire qu’il se passait dans cet œuf de grandes choses, très importantes et considérables.

Nulle revue n’osait plus paraître sans parler de lui cinq ou six fois. Il servait de référence. On le retrouvait partout. On le dit prémonitoire.

Il créa une mode abusive dont les fidèles, par un étrange excès, se montraient partisans de la paresse, des cheveux sales et du désespoir.

Telle fut, en France, la fortune de Kafka, dont l’œuvre était si singulière qu’elle avait l’air tombée du ciel, de Mars, d’on ne savait quelle planète.

Était-ce juste ? Certainement – à l’excès près.

Kafka est-il un maître ? Oui. Le maître se reconnaît à ce qu’il apporte aux hommes une nouvelle façon de regarder. Si nouvelle que souvent le public crie au scandale. Puis, s’habituant, apprenant à voir à côté de lui, retrouve dans la réalité l’incroyable réalité qu’il n’y voyait pas tout d’abord, à laquelle il refusait de croire. Sa surprise est considérable, son plaisir est en proportion.

Le maître est un homme qui donne aux autres hommes un monde nouveau et leur invente une nouvelle jouissance. Nul, au premier abord, n’a plus surpris que Kafka ; peu se sont imposés autant que lui par la suite.

On dit maintenant d’une situation : « C’est du Kafka, » d’un homme : « C’est un héros de Kafka, » comme on dirait : « C’est du Dickens » ou « du Molière » ; et tous ceux qui l’ont lu comprennent.
 
 

 

Anthony Perkins, qui va incarner à l’écran « M. K., » le héros du PROCÈS.

 
 

Le chef-d’œuvre est, disait Gide, la chose devant laquelle on n’a pas envie de comparer. Kafka a créé un monde unique, aussi distinct de ce qu’on a vu ailleurs que l’univers à quatre dimensions est distinct de l’univers tangible. Il n’est peut-être pas le plus grand écrivain de son époque, il en est le plus singulier. « Le roi de la parabole, » dit Claudel. Entre les doigts de Kafka, tout devient parabole. C’est le génie juif. Franz Kafka est Juif, de langue allemande et de nationalité tchèque. Il est né à Prague en 1886 et il est mort à quarante ans, tuberculeux. Toute son œuvre est le long débat d’un homme handicapé par une fatalité.

Son père s’était assis sur lui quand il était dans son berceau. Tout au moins moralement. C’était un homme énorme qui fabriquait la pantoufle « Au Chouca. » Kafka en est resté froissé.

Dans le « Procès, » il se débat contre la justice. Où est la justice ? Qu’est la justice ? M. K., son héros principal, est arrêté un beau matin par des policiers mystérieux, pour une faute qu’on ne veut pas lui dire. Il reste libre de ses mouvements. Mais il ne peut plus ignorer qu’un procès lui est intenté par des instances énigmatiques. Il essaiera de voir des juges, des avocats. Il tourne en rond, il perd sa peine. Il apprend qu’il ne peut être gracié.

À l’aube, un jour, deux messieurs en frac et en gibus l’exécutent dans une carrière, en lui sciant le cou dans un mouvement de ballet. Des gens regardent aux fenêtres. Il ne peut pas se faire entendre. « Et ce fut, dit Kafka, pour finir, comme si la honte devait à jamais lui en survivre. »

Quelle est cette justice étrange ? Quel est ce Procès qu’on ne peut jamais gagner ? M. K. n’est-il pas l’homme tout court, condamné à mort de naissance, et qui s’agite vainement du néant à la tombe ?

Pascal, Vigny, Hugo, l’ont déjà vu ainsi. Kafka a donné à la situation une singularité, une ampleur, une puissance, des résonances qui n’appartiennent qu’au rêve. Armé d’une logique de comptable, son héros plat et tatillon, qui fait songer aux personnages de Courteline, s’y bat contre le tragique, l’absurde et le comique d’une situation qui l’écrase, avec une épée de coton.

Si je parle aujourd’hui du Procès, c’est qu’Orson Welles va le porter à l’écran. Barrault et Gide l’avaient déjà mis à la scène. Gallimard le réédite dans le Livre de Poche. De son côté, Armand Gatti (le cinéaste de l’Enclos) va filmer Le Château avec Joffroy (l’œuvre principale de Kafka se compose du Procès, du Château, de l’Amérique qui sont trois romans inachevés).

C’est également parce qu’il se passe des phénomènes prémonitoires. J’apprends par les journaux que le grenier du ministère de la Justice vient de s’effondrer sous le poids des dossiers dans le service des « Libérations conditionnelles. » « On appela le menuisier, M. Thomas, qui, pris d’un malaise, fit une chute hallucinante. Il rebondit sur la rampe du deuxième, avant de rouler sur les dernières marches de l’escalier. » Il faut de toute nécessité que cette page soit copiée du Procès. Le menuisier des libérations conditionnelles ne se trouve pas ailleurs que dans Kafka.

Et la justice ? On la rend à Rouffach. C’est au tribunal cantonal. Devant le tribunal, se trouve un puits du Moyen-Âge. La Vérité doit être au fond. Pour puiser, il y a deux petits seaux. Nous apprenons par là que la Vérité est toute petite, et qu’on ne l’attrape que par morceaux.

Quant à M. K., il est en France, dans la prison pour les coupables innocents qui n’avaient existé encore que dans le Procès et dans l’Allemagne hitlérienne.

Il est aussi en Algérie à plus d’un million d’exemplaires. Il va avoir pour maître le gang qui a égorgé sa femme et ses enfants. On lui a expliqué, pour le consoler, que le monde est aux fenêtres et n’entend pas ses cris. S’il n’est pas sage, on lui sciera le cou dans la carrière. S’il est docile, il aura le droit d’être jugé, quand l’occasion s’en présentera, par l’homme qui aura violé sa fille, brûlé ses blés et empalé sa mère. Et c’est ainsi qu’Allah est grand.
 
 

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(Alexandre Vialatte, « Promenade littéraire, » in Le Spectacle du Monde, première année, n° 2, mai 1962)