Le jeune héritier de Lambton menait une vie dissolue, négligeant également les obligations de son état et les devoirs sacrés de la religion. Suivant ses penchants profanes, il se livrait d’ordinaire au plaisir de la pêche pendant le saint jour du dimanche ; et on le voyait fréquemment jeter sa ligne dans la rivière de Wear, pendant que tous les hommes religieux remplissaient les églises et solennisaient le repos du Seigneur. Un jour qu’il s’était longtemps fatigué sans succès, il exhala sa mauvaise humeur en blasphèmes terribles, au grand scandale des fidèles qui l’entendaient en se rendant à la sainte messe, et au péril évident de son âme. Enfin, il sentit quelque chose d’extraordinaire qui s’agitait au bout de sa ligne ; et, dans l’espoir de prendre un gros poisson, il ne la retira qu’avec la plus grande précaution. Mais il lui fallut user de toute sa force pour amener à terre la proie qu’il convoitait. Quelle fut sa surprise, son désappointement, lorsqu’au lieu d’un poisson, il ne retira de l’eau qu’un ver d’un aspect étrange et hideux ! Lambton dégagea l’hameçon et jeta le ver dans un puits profond, qui se trouvait sur son chemin (1), puis il laissa retomber sa ligne dans le torrent. À ce moment, un étranger, à la figure vénérable, passait et lui dit :
« À quoi vous amusez-vous là ?
– Je crois, en vérité, répliqua Lambton, que j’ai pris le diable. »
En même temps, il engageait l’étranger à regarder dans le puits. Celui-ci, ayant considéré le ver, fit la remarque qu’il n’en avait jamais vu de pareil ; qu’il ressemblait à une salamandre ; qu’il avait neuf trous de chaque côté de la gueule, et que cela n’était pas un bon présage.
Le ver demeura négligé dans le puits, mais il devint bientôt d’une telle grosseur que le puits ne pouvait plus le contenir. Pendant le jour, il se tenait collé autour d’un rocher, au milieu de la rivière ; et, la nuit, il fréquentait une colline du voisinage et se repliait autour de sa base. Il continua de s’étendre jusqu’à ce qu’il pût l’envelopper trois fois de ses replis. Cet effroyable ver était devenu la terreur des environs ; il dévorait les moutons, épuisait les mamelles des vaches, et détruisait les troupeaux des paysans épouvantés. Toute la contrée fut bientôt dévastée et solitaire ; et le monstre ne trouvant plus d’aliments au nord de la rivière, la traversa, se dirigeant vers le manoir de Lambton, où le vieux lord vivait accablé d’ennuis et de chagrins, pleurant la perte de son fils, qui, après avoir fait pénitence de ses péchés, était allé guerroyer dans un climat lointain.
Les tenanciers, effrayés, tinrent conseil. Après de longs débats, l’intendant, homme d’une grande expérience et chargé d’années, ouvrit un avis qui fut unanimement adopté. On remplit donc de lait une auge immense, placée au centre de la cour. Le monstre s’approcha, but avidement, et retourna vers sa colline favorite, sans autre dommage pour le château. Le jour suivant, à la même heure, on aperçut le ver, traversant le torrent et se dirigeant encore vers Lambton. La quantité de lait qu’il fallait lui fournir était de neuf tonneaux ; et s’il arrivait que sa ration ne fût point entière, le monstre entrait en fureur, lançait sa queue à travers les arbres du parc et les déracinait sans effort.
Plus d’un galant chevalier, éprouvé par mainte prouesse, avait tenté de délivrer la contrée de ce fléau. Mais on rapporte que, dans ces terribles combats, bien que le ver fût souvent coupé en deux, ses membres se rejoignaient aussitôt ; et l’adversaire le plus vaillant y laissait communément la vie, une jambe ou un bras. En sorte qu’après de nombreuses tentatives pour détruire ce monstre, il restait paisible possesseur de sa colline, tous les hommes redoutant d’affronter un si terrible ennemi.
Sept longues années s’étaient écoulées, lorsque le vaillant héritier de Lambton revint de la guerre, et trouva la terre de ses ancêtres désolée. Il entendit les lamentations de ses vassaux, car leurs cœurs étaient remplis de terreur. Il se rendit, en toute hâte, au manoir de son antique race ; et il reçut les embrassements de son vieux père, qui, brisé par le chagrin que lui causaient l’absence de son fils et le ravage de ses domaines, descendait rapidement au tombeau. L’héritier de Lambton ne voulut prendre aucun repos qu’il n’eût traversé la rivière pour examiner le ver replié autour de sa colline. On lui fit connaître le malheureux sort de tous les chevaliers qui avaient osé se lancer dans ce périlleux combat ; et, comme il était homme d’une valeur éprouvée et d’une prudence non moins consommée, il consulta la sibylle sur les moyens les plus sûrs de détruire son ennemi. La sibylle lui dit qu’il était lui-même la première cause du fléau qui affligeait le pays, ce qui augmenta sa douleur et fortifia sa résolution. Elle lui conseilla de revêtir sa meilleure cotte de mailles, de l’armer, pour têtes de clous, de pointes de lances, et de prendre position sur le rocher au milieu de la rivière, en se fiant à sa valeur et à sa bonne épée ; mais à condition qu’il ferait vœu, si l’aventure avait un plein succès, d’immoler le premier être vivant qu’il rencontrerait ; et, s’il y manquait, les lords de Lambton, jusqu’à la neuvième génération, ne mourraient pas dans leur lit.
Lambton fit le vœu dans la chapelle de ses ancêtres, garnit son armure des pointes de lance les plus aiguës, se plaça sur le rocher, au milieu de la rivière, et, dégainant sa bonne épée qui ne lui avait jamais manqué à l’heure du danger, il se recommanda à la garde de Dieu. À l’heure accoutumée, le ver déroula ses innombrables anneaux, et quittant la colline vers le château, il s’approcha du rocher où le chevalier l’attendait de pied ferme. Lambton le frappa à la tête de toutes ses forces, sans produire d’autre effet, en apparence, que d’irriter le monstre, qui, se roulant autour du chevalier, tenta de l’étouffer dans ses replis empoisonnés. Mais Lambton était garanti contre ce danger ; car plus le ver le tenait fortement embrassé, plus étaient profondes les blessures que faisait au monstre la cotte de mailles hérissée. La lutte dura jusqu’à ce que le sang du monstre eût rougi la rivière. Alors, ses forces diminuèrent ; les assauts qu’il livrait au chevalier commencèrent à faiblir. Celui-ci, saisissant une occasion favorable, fit un si bon usage de sa fidèle épée qu’il parvînt à couper le monstre en deux : la queue fut emportée par la force du courant, et la tête ne pouvant la rejoindre, ce fut la perte du monstre abattu et détruit par le courage de Lambton.
La famille était en prières pendant ce combat désespéré. Mais, la lutte étant heureusement terminée, le chevalier, suivant sa promesse, sonna du cor, pour avertir son père qu’il était sain et sauf, et que l’on pouvait lâcher le lévrier favori destiné au sacrifice. Mais le père, tout entier à son émotion, courut se précipiter dans les bras de son fils. Quand le chevalier vit son père bien-aimé, il fut accablé de douleur. Pouvait-il lever le bras sur l’auteur de ses jours ? Espérant vainement que la malédiction serait détournée et le vœu accompli, s’il immolait le premier être vivant qu’il rencontrerait ensuite, Lambton sonna du cor une seconde fois. À ce son bien connu, le lévrier favori rompit sa chaîne, et bondit vers son maître pour recevoir ses caresses. Le brave chevalier, tira de nouveau son épée qui dégouttait du sang du monstre, et, détournant la tête, la plongea dans le cœur de son fidèle compagnon.
Mais ce fut en vain : la prédiction s’accomplit ; et la malédiction de la sibylle s’étendit sur la maison de Lambton jusqu’à la neuvième génération. (2)
(Collection of Legends), traduction du Bien public.
_____
(1) Ce puits est encore aujourd’hui connu sous le nom de puits du ver. Il n’y a pas cent ans, il était en grande réputation comme puits des souhaits. On y accourait en foule des villages voisins, la veille de la Saint-Jean, et chacun peut voir briller encore, sur le sable blanc où la source se fait jour, des hameçons d’acier qui étaient le tribut usuel des faiseurs de souhaits.
(2) Le héros de la Légende est sir John Lambton, chevalier de Rhodes. La tradition rapporte, en effet, qu’aucun des lords de Lambton, pendant l’époque prédite, ne mourut dans son lit : sir W. Lambton, colonel au service de Charles Ier, périt à la sanglante bataille de Marston-Moor. Son fils aîné, William, reçut une blessure mortelle dans la mêlée de Wakefield, à la tête des dragons, en 1643. Le neuvième descendant de cette famille mourut dans sa voiture, en traversant le nouveau pont de Londres.
_____
(Anonyme, in L’Art du coiffeur, album du goût, journal des modes, septembre 1834 ; ce texte est la traduction de « The Worme of Lambton » de Sir Cuthbert Sharp, paru dans The Bishoprick Garland, or a Collection of Legends, Songs, Ballads, etc., belonging to the County of Durham, London: Nichols, and Baldwin & Cradock, 1834. Nous reproduisons ci-dessous la première version qu’il en avait donnée sous le titre The Worme of Lambton, A Legend [Edited by Sir Cuthbert Sharp], F. Humble, 1830, dont les notes sont plus détaillées. Illustration de John Dickson Batten pour More English Fairy Tales de Joseph Jacobs, New York/London: G. P. Putnam’s Sons/David Nutt, 1894 ; « The Lambton Worm, » carte promotionnelle pour les cigarettes Churchman, Legends of Britain series, sd. ; illustrations de Herbert Cole pour Fairy-Gold: A Book of Old English Fairy Tales d’Ernest Rhys, London: J. M. Dent & Co., 1906 ; illustration de Charles Edmund Brock pour English Fairy and Other Folk Tales d’Edwin Sidney Harland, London: Walter Scott, 1894)