Ce fut en masses compactes que les Barbares se mirent à la conquête du pays où coulaient des fleuves bordés de vergers, où les huttes étaient recouvertes de fleurs, et où les femmes étaient belles. Leurs chefs leur avaient désigné cette proie, et ils leur avaient obéi parce qu’ils étaient soumis à la superstition de la force. Vêtus de couleurs mornes, la hache ou le javelot à la main, ils attaquèrent leurs ennemis. Ceux-ci étaient des hommes doux qui aimaient les statues, les chants et les travaux rustiques. Ils furent étonnés par cette attaque, qu’ils n’avaient point prévue. Ils la combattirent courageusement ; ils tuèrent pour défendre leurs compagnes, leurs enfants et leurs richesses. Mais ils ne purent châtier leurs ennemis de leurs crimes, et les hordes barbares, nombreuses et disciplinées, marchèrent vers leur capitale.

C’était une ville qui possédait un charme de femme ; nul ne la connaissait sans l’aimer ; y être né conférait une sorte de prestige, et elle était si belle que même ceux qui ne la connaissaient point en parlaient avec envie et avec fièvre.

Si elle n’était qu’une ville, elle ressemblait à un paradis ; si elle n’était faite que de limon et de bois, les mots que l’on y disait avaient un sens si fin et si particulier qu’il fallait y avoir habité longtemps pour en saisir toute la signification. Les Barbares s’approchaient d’elle avec des cris frénétiques et envoyaient des courriers dans le monde entier pour annoncer leur victoire : demain, la fleur des villes, la reine des villes tomberait dans leurs mains velues.

Lorsque, dans le lointain, ils l’aperçurent, ils furent pris d’un délire de joie ; et quoiqu’ils la détestassent, ils se prosternèrent devant elle.

Le chef qui commandait la reine des villes rangea ses guerriers devant les Barbares. Alors ce chef, dont l’esprit était subtil, appela les hommes qu’il avait désignés pour cette besogne et qui lancèrent, à travers l’espace, des vapeurs pareilles à de légers nuages. En même temps que les Barbares furent saisis d’une grande ivresse, ils furent atteints d’aphonie, puis ils suffoquèrent et tombèrent sur le sol.

Les soldats de la reine des villes crurent que leurs ennemis étaient morts.

« Ils ne sont qu’endormis, » déclara leur général.

Cependant, ils voulurent se précipiter sur eux et leur faire connaître la morsure de leurs coutelas.

Mais leur général leur dit :

« Fils de la reine des villes, architectes de la civilisation, sauveurs du monde, qu’allez-vous faire de ces hommes ?

– De la viande.

– Celle d’un bœuf est préférable, » répondit-il.

Puis il fit un signe de commandement. Des chariots, traînés par des bœufs, apparurent. Ils étaient remplis de ces vêtements que les hommes revêtent aux époques paisibles, alors qu’ils labourent la terre, sculptent le bois et martèlent le fer.

Les soldats de la reine des villes enlevèrent aux Barbares leurs uniformes, qui avaient la couleur de la boue, et les habillèrent de ces vêtements pacifiques. Cela se passait aux premiers jours de l’automne. La plaine souriait sous le baiser de la lune, et les arbres, encore tout chargés de feuilles, bruissaient voluptueusement lorsque le vent soufflait. Dans la grande cité, où des blancheurs brillaient, les habitants continuaient à vendre et à acheter les choses essentielles ; ils étaient persuadés qu’un miracle les sauverait, aussi ne montraient-ils point une grande émotion.

Quand les Barbares se réveillèrent de leur long sommeil, ils aperçurent autour d’eux des terres ravagées, des huttes incendiées. des temples détruits. Ils se demandèrent sous quel ciel et dans quelle province ils étaient. La tristesse de ces paysages de guerre les frappait de terreur. Devant eux, un frisson les saisissait, et leur cœur de bronze battait plus fort.

« Voilà ce que vous avez fait, leur dit le chef de la reine des cités ; vous avez détruit la demeure des hommes et des dieux, assassiné les femmes et les enfants. Monstres, avec qui parfois nous avons bu dans le même cratère, pourquoi avez-vous fait cela ? »

Ils regardèrent l’horizon, mais ne comprirent point qu’ils eussent pu être possédés par le crime, car les vêtements pacifiques qu’ils portaient les avaient inclinés vers la douceur et la bonté.

L’impérator des Barbares sortit des rangs de son armée, et s’écria :

« Parce que nous voulions vous voler le soleil.

Oui, continua-t-il, le soleil vous caresse à toutes les époques de l’année, tandis que, dans mon Empire. il est plus rare que les pièces d’or.

– Que celui-là seul soit puni, » décréta le chef de la ville.

L’impérator fut entraîné dans la reine des cités. Il mourut sur une place publique, appelée place de la Paix, et d’où monte vers le ciel une longue et fine aiguille de pierre.

À la minute de son agonie, le soleil se montra derrière l’Arc de Triomphe de la capitale. En un instant, il sécha les taches rouges du sang de l’impérator, qui prirent une couleur lie-de-vin.

« Qu’est cela ? dit, en les désignant du bout des doigts, un homme du peuple qui, une heure après l’exécution, passa sur cette place.

– Ce n’est rien, lui répondit son compagnon… probablement un ivrogne qui s’est oublié. »
 
 

 

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(René Wisner, « Les Contes du Petit Bleu, » in Le Petit Bleu politique, littéraire, financier, quotidien, dix-neuvième année, mardi 19 mars 1918 ; illustrations d’Alfred Kubin pour Lesabéndio: ein Asteroïden-Roman de Paul Scheerbart, München und Leipzig : Georg Müller, 1913)