I

 
 

Le sergent Lerouge jeta un coup d’œil entre la commode et le matelas, visa et fit feu.

« Manqué, sacré tonnerre ! » jura-t-il entre ses dents.

Et il recommença à tirer. Quand le magasin de son fusil était vide, il quittait la place pour la céder à un camarade. Il y avait trois meurtrières de ce genre, formées, l’une – à droite de la fenêtre – par le châssis et une malle debout, la seconde – au milieu – par la malle et la commode, la troisième – au-dessus – par un angle de la commode et le matelas. Les huit hommes se relayaient là ; chacun épuisait ses douze cartouches, et puis se repliait, immédiatement remplacé, jusqu’à l’énorme tas de munitions déposé dans un coin de la salle.

Midi sonnait à l’ancienne église de la Madeleine, transformée depuis dix ans en Bibliothèque Publique, et le combat durait ainsi depuis la veille au soir. On avait bataillé toute la nuit ; on avait toute la nuit massacré les assaillants qui occupaient le boulevard, sous la clarté crue des vastes globes électriques ; et, après vingt heures de siège, la Maison du Gouvernement, à l’angle de la rue de Liberté – ex-rue Royale – tenait bon, protégée par une poignée de soldats contre un régiment révolutionnaire. Heureusement, les assiégeants ne possédaient pas de canons, le Conseil Exécutif les ayant tous fait enclouer dès le début des troubles ; aussi ne pouvaient-ils procéder au bombardement. Mais la façade était criblée de petits projectiles, pluie brutale qui sifflait, trouait les pierres, traversait parfois les fenêtres barricadées, sans pourtant causer trop de mal aux défenseurs : personne n’avait encore été blessé. Et, farouches, les huit hommes continuaient à tirer sans relâche, automatiquement. Ils n’avaient rien dans le ventre ; leurs entrailles criaient la faim, ils n’y songeaient pas. Du même geste machinal, à tour de rôle, ils regardaient, épaulaient, et les détonations claquaient sourdement dans la salle aux murs épais, au plafond bas, pleine de fumée, de poussière et d’odeur de poudre. Une énorme rumeur, rugissements de souffrance, exclamations de colère, salves de mousquèterie, montait du dehors, battait les assises de la Maison du Gouvernement, comme une marée furibonde.

« Un de plus ! ricana le sergent Lerouge, en abaissant son fusil. Et il en reste toujours autant, tonnerre !

– Tu ne sais pas ? fit un soldat. Il faudrait déboucher une moitié de fenêtre : on tirerait à plusieurs ! »

L’autre haussa les épaules.

« Oui, oui, pour attraper un pruneau ! Nous ne sommes déjà pas si bien garantis, avec ce satané matelas tout déchiqueté !… Enfin, moi, je ne trouve pas que ce soit prudent. Si tu y tiens, va demander au Général.

– Eh bien ! j’y vais : on pourrait tirer à plusieurs, au moins ! »

Le soldat se dirigea vers le fond de la salle, entra sans frapper dans une chambre exiguë que des volets soigneusement fermés emplissaient de pénombre. Assis à une table, le général Grondin, en grande tenue de la Garde Civique, verte, à revers et parements rouges, réfléchissait profondément ; un brouillon de rapport était devant lui. Il ne paraissait pas autrement ému du drame qui se déroulait à deux pas de lui et dont les échos assourdis lui parvenaient au fond de son isolement.

Le soldat s’avança.

« Mon général, voilà ! »

Il dit son idée : déboucher une moitié de fenêtre.

« On pourrait tirer à plusieurs, mon général, comprenez-vous ? »

Le général avait levé la tête, une tête énergique d’homme de cinquante ans, à la grosse moustache noire barrant d’un double trait oblique la face de lion.

« Fais ce que tu croiras bon, répondit-il ; ça m’est égal, pourvu qu’on en tue, qu’on en tue le plus possible, de ces cochons-là ! »

Violemment, sa main s’était portée, d’un geste instinctif, vers la poignée du sabre allongé sur la table. Il répéta :

« Entends-tu ? Qu’on en tue, qu’on en tue ! Pas de quartier ! »

Lorsque le soldat fut parti et qu’une fusillade plus intense indiqua la mise à exécution du nouveau mode de combat, le général Grondin retomba dans sa songerie taciturne.

Deux mois à peine l’avaient conduit là, lui, le plus haut officier de la République, le commandant en chef de cette Garde Civique chargée de maintenir l’ordre entre le pouvoir et la foule, de défendre l’intégrité du gouvernement. Deux mois avaient suffi pour que le peuple, d’un brusque sursaut, le jetât à bas, le réduisît à l’état de géant tombé, mais toujours intraitable et farouche ! Force absurde des événements !

Il avait lutté avec rage, dans sa rudesse militaire et son impérieuse fierté ; il s’était vu d abord à la tête d’une armée de six mille hommes, quand l’émeute n’était qu’à son commencement – le jour où les faubourgs de Belleville avaient envahi, tourbe hurlante, les Magasins de l’ État, demandant du pain et des armes : du pain pour manger, des armes pour exterminer les financiers d’outre-Manche et d’outre-Rhin, féroces agioteurs qui, par représailles, accaparaient les blés, affamaient l’Europe – car cette époque était celle des convulsions suprêmes du capitalisme.

Et puis, un peu plus tard, la lutte s’aggravant entre la force organisée et la force aveugle, on ne sait quel vent de folie avait soufflé, au moment des prédications du grand Pacificateur ; à sa voix respectée de philosophe et de penseur, des scissions profondes avaient eu lieu dans la masse populaire. Le parti qui, quelques heures auparavant, aurait massacré sans pitié, jetait ses fusils, proclamait le pardon universel ; un autre parti, – la minorité, – ne voulant rien entendre, continuait à hurler son besoin de violence, attisait sans fin l’incendie de discorde allumé aux quatre coins de la cité. Mais le pire était que des défections désastreuses s’étaient produites parmi la Garde Civique, des rangs entiers de soldats refusant de servir, pour suivre les pas de l’utopiste. Et l’armée, réduite alors à trois mille hommes, luttait toujours contre un peuple déchiré par des factions furieuses, luttait désespérément, défendant pied à pied le terrain du droit, du devoir, de la justice : une bataille de quinze jours, avec des accalmies et des reprises terribles, au travers des rues, des places, des avenues, des boulevards, chaque maison transformée en canon crachant la mort par vingt bouches ; les monuments nationaux, casernes, bibliothèques, écoles, gymnases, musées, évacués l’un après l’autre, en bon ordre, devant le flot montant de la guerre civile.

Durant cette période, le général Grondin, seul à organiser la défense, – les membres du Conseil Exécutif ayant lâchement déserté leur poste, – avait éprouvé l’immense orgueil de se voir le presque dernier champion de tout ce qui s’en allait, de tout cet édifice de tradition, d’ordre et de discipline, qui croulait, sapé lentement par des mains mystérieuses et criminelles.

… Et enfin, c’était la débâcle, le reste de l’armée, le reste du peuple, unis par la volonté du Pacificateur, la tuerie arrêtée par un grand élan de compassion mutuelle et de fraternité ; et il ne demeurait plus en présence aujourd’hui – farouches, résolus à se dévorer les uns les autres comme des bêtes fauves – que deux cents hommes du peuple acharnés à assiéger la Maison du Gouvernement, et que huit soldats de la Garde Civique, qui y étaient enfermés.

Dans la salle, la fusillade crépitait, sinistre, en longs déchirements auxquels répondait la clameur du boulevard. Le général Grondin se leva, sa haute taille cambrée sous l’uniforme. Il agrafa son ceinturon, assujettit à son côté le sabre lourd aux glands d’or, et s’approcha des combattants.

« Général, cria soudain Lerouge, les entendez-vous ? Qu’est-ce qu’ils ont donc à gueuler comme ça ? »

D’en bas venait, en effet, le bruit d’un tumulte extraordinaire, voix confuses, ordres répétés, acclamations. Les coups de feu s’espaçaient, les balles se faisaient plus rares. Lerouge approcha son fusil d’une fente de la barricade.

« Oh ! mais, oh ! mais, voilà du nouveau, mes camarades ! La place là-bas est pleine, pleine de monde ; je vois des voitures électriques qui s’arrêtent… Qu’est-ce que c’est que tous ces gens, qui descendent de là-dedans ?… ce grand à barbe blanche… Si on pouvait le dégoter d’ici ! »

Il tira.

« Zut, raté ! trop loin ! Tiens, tiens, ils font sécher un drap ! Regardez donc, général : il n’y a pas de danger, les pruneaux ne tombent plus. »

Tous se massèrent autour de la brèche. Effectivement, on faisait trêve, du côté des ennemis ; une chose importante les occupait ailleurs. Le devant de l’édifice était désert ; il n’y restait plus que les morts, une trentaine environ, des blessés qu’on emportait, et quelques combattants destinés sans doute à empêcher toute tentative de sortie ; et la foule, avec une confusion d’applaudissements et de huées, se concentrait plus loin, vers la Bibliothèque. Les neuf hommes, épuisés, noirs, affamés, portèrent leurs yeux de ce côté, et ils virent alors un étrange spectacle.

À l’avant d’une voiture, un homme vêtu de sombre, au large chapeau, à la barbe de neige, haranguait la cohue autour de lui grouillante. On ne distinguait pas ses paroles, mais à chaque instant partaient des cris, approbations ou murmures, qui accusaient un auditoire divisé d’opinions.

Enfin, une acclamation unanime se propagea, des mouchoirs s’agitèrent.

« La paix, la paix, oui, oui ! »

La houle devint énorme dans la foule.

« Vive le Pacificateur ! »

L’homme à la barbe de neige, toujours debout, fit un signe après avoir consulté d’autres personnages qui se tenaient près de lui, et aussitôt un long mât s’érigea, laissa flotter un immense drapeau blanc qui claquait sous la brise rapide, parmi la clarté jaune d’un soleil de mars, et qui montrait cette inscription : Armistice. Il fut salué d’applaudissements, tandis que plusieurs hommes couraient avec de grands gestes vers les rares assiégeants restés devant la Maison du Gouvernement.

« Crosse en l’air, crosse en l’air ! »

Alors, les derniers ennemis s’en allèrent. L’alentour était déblayé dans un large rayon ; seuls, des infirmiers et des infirmières, la croix rouge en brassard, agiles et silencieux, relevaient les cadavres, transportaient les blessés jusqu’aux ambulances et aux pharmacies voisines.

Le sergent Lerouge se retourna.

« Eh bien, général, qu’est-ce que vous dites de tout ça ? »

Grondin, les sourcils froncés, la bouche contractée, violente, ne répondit pas ; il regardait là-bas, et sa face d’énergie exprimait la stupeur et la colère.

« Qu’est-ce que vous dites de ça, général ? questionna encore le sergent ; ils demandent l’armistice.

– Ils ne le demandent pas, gronda l’officier ; ils l’imposent ! »

Les soldats étudiaient anxieusement sur le visage de leur chef les divers sentiments qui l’agitaient : on était si las, si faibles, à moitié morts de faim et de fatigue ! Et ces hommes se sentaient mollir dans leur fièvre meurtrière, dans leur suprême fidélité ; la possibilité d’une capitulation honorable les rendait maintenant hésitants, tremblants presque, comme des enfants après une crise nerveuse. Le général allait-il enfin commander, lui aussi, la suspension des hostilités, ou continuer la lutte ?

L’un d’eux dit :

« Voici un émissaire, sur la place. »

En effet, quelqu’un s’avançait, accompagné de l’emblème de concorde, sous la belle lumière du ciel nettoyé par les coups de vent. À portée de voix, il s’arrêta, leva le front vers les fenêtres tragiques qui bâillaient, ainsi que des yeux crevés, à la façade du monument, et il montra un pli qu’il avait à la main.

« Il demande à qui l’on peut remettre les propositions de paix, murmura Lerouge. Faut-il aller les prendre ? »

Les soldats attendaient, muets ; la respiration des poitrines rythmait le silence.

« La paix ? fit le général… Jamais !

– Pourtant, objecta Lerouge, c’est le seul moyen de s’en tirer. Si leurs propositions sont acceptables !

– Jamais ! » répéta Grondin.

Son poing s’était crispé au fourreau du sabre, un tremblement hérissait sa moustache dure, et des pleurs de rage lui vinrent. Son vieux cœur militaire saignait à l’idée de capituler. Et, soudain furieux :

« Jamais ! Il faut lutter, lutter jusqu’à la mort… Pourquoi ne tirez-vous pas, imbéciles, sur cet ennemi qui ose vous insulter ? »

Des protestations montèrent.

« Ah ! non, pas ça, général ! C’est un parlementaire.

– Vrai, on en a assez, tout de même !

– Quand on se fera tuer, ou qu’on se laissera crever de faim, à quoi ça servira-t-il ? »

Les soldats murmuraient ; ils entouraient à présent leur supérieur, parlant tous ensemble, comme pour lui communiquer leur volonté de repos.

« Alors, fit-il, blême, les joues tremblantes, vous refusez d’obéir, vous refusez de combattre ? Eh bien, je serai seul, mais je ferai mon devoir ! »

Il empoignait un fusil, quand on lui saisit le bras.

« Général, voici les conditions. »

C’était Lerouge. Profitant du court instant de désordre, il était descendu, avait ouvert le judas de la grande porte, en bas, pour recevoir le papier, et il l’apportait. Des grognements de satisfaction l’accueillirent. Il lut :
 

Les citoyens, membres du Conseil de la Paix,

Décident :
 

Toutes hostilités sont arrêtées dès l’instant présent sur le territoire de la République française. Les occupants de la Maison du Gouvernement, quels que soient leurs noms, nombres et qualités, sont immédiatement libres de l’évacuer, à la condition expresse qu’ils s’engageront à ne plus reprendre les armes.

Fait à Paris, ce dix-huit mars.
 

Par délégation : Simon.

 

« Camarades, conclut le sergent, c’est la vie et l’honneur saufs, vous le voyez !

– Oui, oui !

– Puisque c’est ainsi, qui m’aime me suive ; je vais manger et dormir, bonsoir ! » jeta-t-il.

Et, d’un pas traînant, il s’en alla. Alors, le branle donné, les soldats n’écoutèrent plus rien : ce fut la contagion de l’exemple, la débandade. Sombres, leurs revolvers à la main, par précaution, ils sortirent à la file tandis que Grondin qui, durant la rapide lecture, était resté rigide et immobile, bondissait. Ce n’était pas seulement cette capitulation qui l’exaspérait, c’étaient aussi ses ordres transgressés, son autorité méconnue ; il souffrait affreusement de cet outrage, dont la cruauté dépassait pour lui les affres de toute une nuit de bataille.

« Arrêtez ! hurla-t-il. J’ordonne… Vous êtes des lâches, bande de lâches !… Fuir devant l’ennemi !… Je suis votre chef. Je brûle la cervelle au premier qui… »

Il errait follement ; mais un hoquet de douleur lui échappa, il se vit seul. Déjà les pas de ses hommes se perdaient dans l’escalier : des voix chuchotantes, un bref conciliabule, le grincement des gonds de la lourde porte, la honte était consommée. Alors, plus calme, le général se plaça devant la fenêtre aux meurtrières ; il ramassa un fusil, s’assura des cartouches. Sa haute taille penchée un peu, sous la tunique verte et rouge, déboutonnée et salie par endroits, il attendit. Bientôt, à une grande clameur du peuple, là-bas, il comprit qu’on faisait fête, de loin, à ceux qui l’abandonnaient. En effet, ils traversaient la place, le sergent Lerouge en tête, entourés d’un groupe accueillant qui leur donnait à boire et leur offrait du pain. Et quand ils furent à trois cents mètres environ, le général épaula lentement, et tira dans le tas. Coup sur coup, quatre détonations sourdes, auxquelles répondaient des cris, éclatèrent. Ce fut Lerouge qui tomba d’abord, frappé dans le dos, en vrai lâche, puis une femme… encore une femme… un second soldat. Le dernier défenseur de la Maison du Gouvernement tirait toujours, d’une adresse terrible, marquant avec chaque balle une nouvelle victime.

Soudain, une étreinte brutale l’enserra. Dans un éclair, avec un sursaut, il se retourna, vit la salle envahie. Deux individus lui tenaient les poignets solidement et, au milieu de la rumeur d’orage qui montait de la foule, un inconnu lui dit :

« Citoyen, tu avais accepté l’armistice, tu l’as violé. Au nom du peuple et au nom du Conseil de la Paix, nous te faisons prisonnier ! »
 
 

II

 
 

Le tribunal chargé de juger le général Grondin était composé de trois membres : Simon, dit le Pacificateur – un vieillard solide, à barbe blanche, à lunettes d’or, à redingote noire ; Lazare – mince, des yeux bleus de rêveur, des cheveux bouclés, un costume de velours ; Michel – type de l’ouvrier réfléchi et raisonneur, tête grisonnante aux traits accusés, petit, trapu, vêtu correctement, mais sans grâce. Il y avait encore un secrétaire, et c’était tout. La salle du Conseil était vaste et blanche, le sol carrelé de rouge ; pour ameublement des chaises, un banc, une table chargée de paperasses et recouverte d’un drap bleu fané. Par une baie aux vitres brouillées tombait une lumière d’une pâleur mate et laiteuse de linge, qui rendait plus froids et plus austères encore les visages des trois juges assis. Ce lieu était impressionnant comme une salle d’hôpital, où l’on va pratiquer quelque opération mystérieuse et solennelle.

Simon pressa un bouton électrique : la porte aux lourds verrous luisant d’acier et de cuivre s’entrebâilla.

« Amenez le prisonnier. »

Accompagné de trois gardiens qui, tout en le laissant libre d’entraves, le surveillaient étroitement, le général Grondin parut. Pendant les cinq jours de captivité qui avaient précédé sa comparution devant le Conseil, on lui avait laissé son uniforme et les insignes de son grade, décorations, galons, étoiles, épaulettes ; mais il était sans armes. Avec un peu de repos corporel, sa fierté d’allures et le sentiment de son rôle s’étaient affermis chez lui plus impérieusement que jamais. Il entra, le front haut, le regard ferme, s’arrêta, et attendit. Simon lui fit signe de s’asseoir sur le banc, en face du tribunal. Les gardiens se tenaient debout derrière lui.

« Citoyen, » commença le Pacificateur.

Le prisonnier sursauta :

« Dites : général ! »

Sa voix sonnait sèche, d’une correction militaire, comme quand on donne un ordre.

« Citoyen général, concilia le vieillard à lunettes d’or, je crois inutile de vous rappeler par suite de quelles circonstances vous vous trouvez ici. Néanmoins, il est bon que vous sachiez exactement le motif pourquoi nous vous jugeons… Vous êtes accusé de six meurtres, commis en temps de trêve, pendant un armistice accepté par vous…

– Pardon ! lança le général.

– Ne m’interrompez pas : vous aurez la parole à votre tour. Ces six meurtres sont donc parfaitement établis, car vous avez été arrêté le fusil à la main. Les reconnaissez-vous ? »

Le général haussa les épaules avec dédain, sans répondre.

« Qui ne dit mot consent, déclara Lazare.

– Il n’ose pas nier, murmura Michel.

– Vous reconnaissez les meurtres ? reprit Simon. Bien… Vous n’ignorez pas que, selon ces lois et ces mœurs dont vous vous êtes proclamé le défenseur, vous méritez la peine capitale ! »

Grondin, les bras croisés, redressa davantage sa face léonine.

« Si j’ai mérité la mort, je n’en ai pas peur. Je vous demande seulement de tomber en soldat, contre le mur, la poitrine aux balles !

– Nous aurions difficulté à vous satisfaire, sourit glacialement le Pacificateur. Il n’existe plus, à l’heure actuelle, un seul fusil de guerre sur le territoire de la République, et il en sera bientôt de même dans toute l’étendue des États-Unis européens… Nous avons supprimé d’un même coup les objets susceptibles de rappeler une époque disparue… Mais, à qui doit mourir, le mode d’exécution importe peu, n’est-ce pas ? pourvu qu’il soit rapide. Ainsi, l’électrocution… »

L’accusé blêmit.

« Je proteste ! »

D’une poussée violente, il s’était levé. Quoi ! Le vil supplice des assassins, à lui ! Ils pousseraient le cynisme, dans leur simulacre de justice, à un point tel que la ressource d’une fin courageuse et hautaine lui serait dérobée ! Les bras tendus, il avança d’un pas.

Les gardiens ayant fait mine de le maintenir, il se calma.

« Ne me touchez pas ! »

Et, reprenant son empire sur lui-même :

« Je proteste !… Comment ! moi, un soldat ! Moi qui ai servi fidèlement, loyalement, ma cause, me traiter en malfaiteur ! Ah ! N’abusez pas ; votre triomphe n’est que momentané, citoyens ! Le sort veut que vous soyez les plus forts, mais ne vous croyez pas le droit de vous ériger en tribunal pour juger mes actes ! »

Il s’animait encore, serrant les poings  :

« Des juges ! Je ne vous reconnais aucun droit sur moi, sachez-le, aucun ! Si vous êtes maintenant les vainqueurs, dans cette guerre…

– Il n’y a plus de guerre, interrompit Lazare.

– … Vous serez demain les vaincus. Oui, prenez garde ; moi, commandant la Garde Civique, je vous déclare ceci : l’insurrection dont vous êtes les chefs n’aura qu’un temps. Nos partisans s’agitent, les honnêtes gens s’unissent, le pouvoir régulier que vous avez osé disperser se reforme, et vous balaiera, fantoches, avec ses nouveaux régiments… Vous n’avez pas d’armée, vous ne savez pas vous battre, vous n’êtes pas des professionnels de l’honneur et de l’action ! Vous, citoyen Simon, – oh ! je vous connais, allez ! – vous n’êtes qu’un médecin ; vous, citoyen Michel, vous n’êtes qu’un artisan ; vous, citoyen Lazare, vous n’êtes qu’un poète, un rêveur. Moi, je suis un soldat : sous cet uniforme, que je me prétends digne de porter, bat un cœur plein du respect des lois et de la discipline… Et je ne vous crains pas. Je vous dis seulement : prenez garde, l’heure viendra des revanches !

– Il n’y a plus de revanche, interrompit Lazare, une seconde fois.

– Tuez-moi ; je me moque de votre sentence, dont vous subirez les conséquences… Mais qu’il me soit permis du moins de choisir une mort correspondant à mon rang ! Épargnez-moi la honte de disparaître comme le dernier des condamnés ! Citoyens, je demande la fusillade. »

Les trois juges se regardaient sans rien dire : Michel hocha la tête, Lazare leva les yeux, Simon plissa ses lèvres, en caressant sa longue barbe de neige.

« Est-ce tout ? interrogea-t-il.

– C’est tout. »

Alors, à son tour, le Pacificateur se leva. Les verres de ses lunettes lançaient des éclairs, sous la blancheur du grand vitrage.

« Nous espérions, citoyen général, commença-t-il, que vous apporteriez ici des sentiments tout autres que ceux que vous exprimiez à l’instant. Votre attitude n’est pas faite pour disposer le tribunal à l’indulgence. Nous avons supporté vos menaces, vos insultes, vos allégations mensongères, mais ne pensez pas pour cela que nous puissions les considérer comme des moyens de défense…

– Je n’ai pas à me défendre !

– … Et que votre responsabilité nous en paraisse atténuée, non ! Votre responsabilité, citoyen général, est terrible ; réfléchissez-y bien ! Terrible, parce que vous avez vainement essayé d’opposer une digue d’erreurs et de monstruosités accumulées au flot montant de la liberté ; terrible, parce qu’ayant la possibilité d’arrêter l’effusion du sang, vous l’avez favorisée. Réfléchissez-y bien ! Au nom de ces lois et de cette discipline dont vous parlez, vous avez commis, homme, des assassinats sur des hommes… Ne m’interrompez pas !… Il n’est pas question ici des luttes qui ensanglantèrent les phases de cette révolution, car le meurtre, hélas ! était l’apanage de l’un et de l’autre parti. Mais qu’avez-vous à répondre, si l’on vous dit : « Pourquoi avez-vous tué après l’armistice, après que notre intervention eut ramené la concorde parmi les esprits ? »

De nouveau, Grondin haussa ses larges épaules.

« Je vais répondre à votre place, continua Simon. Pourquoi vous avez tué ? parce que vous avez obéi, inconsciemment peut-être, à l’instinct de barbarie qui opprima si longtemps notre race, la rongeant, l’appauvrissant peu à peu sous les dehors d’une civilisation trompeuse ; vous avez tué parce que vous pensiez en avoir le droit ; parce qu’ayant jeté les uns contre les autres des hommes qui, sans doute, n’avaient aucune raison personnelle de s’entre-égorger, vous avez jugé logique, vous voyant délaissé, d’aller jusqu’au bout et d’achever votre tâche vous-même ; parce que vous avez appelé bravoure ce qui n’était que démence, châtiment ce qui n’était que monstrueuse aberration !

– Le châtiment viendra ! s’écria le général.

– Vous parlez, citoyen général, de châtiment ? Il n’appartient pas à des coupables de prononcer ce mot ; or, vous et les vôtres, vous avez été aussi coupables, sinon davantage, que ceux que vous rêviez de punir. Car, dans cette révolution – qui d’ailleurs sera la dernière, – vous avez répondu aux excès sanguinaires de l’insurrection par les mêmes excès et vous n’aviez pas, vous, l’excuse de la famine !

– Nous accomplissions notre devoir !

– Votre devoir d’hommes et de représentants de l’autorité était d’épuiser avant tout les suprêmes moyens de conciliation. Un geste de pardon et de solidarité vaut mieux qu’une charge à la baïonnette : vous n’avez pas compris cela, vous et les membres du Conseil Exécutif, dont vous étiez le bras ; vous n’avez pas compris que le peuple est composé de millions d’individualités pétries à votre image, et qui pensent et souffrent comme vous !

– Le peuple a tiré sur nos troupes !

– Rend-on l’océan responsable de ses tempêtes ? Une foule est un océan. Ceux qui ont accepté, en connaissance de cause, d’y mener un vaisseau, doivent avoir fait à l’avance le sacrifice d’eux-mêmes, et savoir se résoudre à la fuite, si le naufrage inévitable les menace. »

Grondin trembla d’une colère réprimée :

« Pouvions-nous donc nous laisser écraser sans lutte, par une populace aveugle et des meneurs insensés ? Je vous le répète, nous accomplissions notre devoir. Le devoir du soldat est de se trouver partout où il y a un danger à courir, une tradition à sauvegarder, un domaine à défendre. Vous qui me réclamez aujourd’hui des comptes, n’avez-vous pas jadis, après être arrivés à la suppression des armées permanentes, institué cette Garde Civique destinée à protéger le peuple contre ses propres abus, cette Garde Civique que vous accusez maintenant, en ma personne, d’assassinats ?

– Jadis n’est pas aujourd’hui, fit gravement Lazare. Le peuple a grandi : sa domination doit être, à l’heure actuelle, complète, absolue. Il n’a plus besoin de tuteurs, mais de simples mandataires, qui s’inclineront devant ses décisions. »

Michel éleva la voix :

« Oui, de simples mandataires, tels seront désormais les gouvernants. Il importe que ce soit la volonté des masses, et non pas les manœuvres politiques d’une minorité, qui commandent aux destinées d’un pays.

– Belle anarchie ! ricana Grondin.

– L’anarchie n’est qu’un mot dont l’ancienne bourgeoisie avait à dessein perverti le sens, fit Simon. Nous avons rétabli la chose à sa juste valeur, et nous avons conscience à présent que ce n’était pas une utopie. Vous avez dit tout à l’heure, citoyen général, que nous étions ici un médecin, un rêveur et un artisan ; c’est exact ! Et de notre trinité, science, rêve et travail, nous avons dressé les nouveaux plans de l’existence humaine. Vous représentez, affirmez-vous, la force et la puissance organisées, qui d’après vous seraient en passe de nous surprendre par derrière et de reconquérir le monde ? Erreur ; l’œuvre est accomplie, la force aveugle et la puissance brutale sont vaincues : il n’y a plus de batailles entre frères, plus de haines qui se traduisent en massacres. Trop de sang arrosa notre sol pour qu’une moisson de fraternité n’y ait pas germé et ne nourrisse pas enfin les générations futures ! Nous avons pacifié. Il n’est aujourd’hui personne, dans cette cité et dans ce pays, à qui vous soyez capable d’insuffler une âme de meurtrier, personne qui vous suive et vous écoute ! Et nous pacifierons encore : d’ici, notre parole s’en ira, loin par-delà les frontières aplanies, féconder les États-Unis d’Europe, et rayonner enfin vers les immensités de toute la Terre. Plus de souffrance et plus de crimes, surtout plus de crimes collectifs, plus de guerres ! Le règne de l’épée est passé ! »

Debout, le Pacificateur avait eu un geste large, comme pour amasser autour de lui la lumière. L’accusé s’était rassis sur le banc et, le front dans une main, ne semblait plus écouter.

Le juge reprit, après un instant d’attente :

« Il nous reste maintenant, citoyen général, à couronner notre tâche, à assurer sur des bases solides, immuables, l’édifice que nous avons construit… Le poids d’un cadavre pourrait le faire chanceler. Aussi, nous vous laissons la vie sauve. Ce n’est pas, remarquez-le, une grâce que nous vous accordons, c’est une obligation qui nous incombe et à laquelle nous nous conformons… Mais vous êtes seul, maintenant ; qu’allez-vous faire ? Eh bien, voici l’heure d’abdiquer, de quitter une livrée qui vous déshonore, d’arracher de vous ces derniers haillons d’une servilité abolie ! Reprenez votre place au sein des foules, où vous jouirez de la commune égalité, pour une seconde vie de noblesse consciente et de rectitude. Vous n’êtes plus un accusé, désormais ; vous êtes libre ! Votre femme et vos enfants vous attendent, et dans cette lettre que je vous remets, ils ont su plaider victorieusement votre cause. Allez les rejoindre ; vous êtes libre. »

Il fit signe aux gardiens de s’écarter. Lazare et Michel s’étaient levés aussi ; un court silence pesa, durant lequel s’entendait le souffle rude du général. Et, solennelle, la voix du Pacificateur reprit :

« Citoyen Grondin, au nom du peuple et au nom du Conseil, nous t’acquittons. Tu es libre ! »
 
 

III

 
 

Les nuages couraient dans un ciel de giboulées, la bise agitait de maigres buissons et sifflait à travers les fils électriques ; une rangée d’arbres noirs, au loin, tendait comme des bras suppliants ses branches nues, grelottantes. Parfois, un cri strident déchirait l’air, et c’était, rapide, le passage d’un tramway, dont le roulement s’éteignait peu à peu.

Une rafale de pluie cingla. Le général Grondin, coiffé de son képi lauré d’or, où crépitait l’averse, un manteau à pèlerine couvrant sa tunique, gravit lentement un talus. Il tourna le dos à la ville : la prison de Montrouge, qu’il venait de quitter, étageait derrière lui sa massive architecture d’ancien fort désaffecté et, sur l’emplacement occupé jadis par les remparts, c’était un paysage désolé de banlieue, quelques baraques aux toits de zinc, des carrés de terre jaune et rouge, des tas d’ordures, des fossés pleins d’eau. À droite, tout au fond, une usine noircissait de ses fumées tragiques un large pan de ciel. Il devait être environ cinq heures. Le général eut un frisson en songeant que la nuit ne tarderait pas à venir, et il chercha sa route pour rentrer chez lui. Mais les chemins lui semblaient tous confondus, tous les mêmes, sous cette zébrure d’eau qui tombait, sous cette morne grisaille partout répandue ; il serra plus étroitement son manteau que le vent soulevait et, descendant vers une route pavée qui passait là, il se mit à la suivre.

Des pensées tumultueuses occupaient son cerveau. Depuis sa libération, et après le premier moment de stupeur, il ne cessait de retourner en sa mémoire les divers sentiments qui l’avaient agité au cours de sa captivité et de sa comparution devant le Conseil de la Paix. Il se sentait saisi tour à tour, à ces souvenirs, de mépris, d’indignation, de honte et d’étonnement ; il s’en voulait d’avoir résisté au désir de souffleter ces malfaiteurs, d’avoir consenti à les entendre, à leur répondre. Mais, puisqu’il était libre, il lui appartenait de réparer sa faiblesse passagère, de reprendre son rôle d’organisateur, de champion des lois. On croyait son autorité morte ? Il n’aurait qu’à paraître, et tous ses fidèles se lèveraient à son passage pour l’acclamer et lui refaire une armée ! Des épisodes historiques le hantèrent. N’était-ce pas ainsi qu’autrefois, à l’époque des empires, Napoléon déchu revint de l’exil en gagnant à sa cause les bataillons enthousiastes qu’on avait envoyés contre lui ? Non, l’œuvre n’était pas accomplie, comme l’affirmait Simon le Pacificateur ; non, l’anarchie n’était pas encore maîtresse de cette cité où il avait connu tant d’heures glorieuses. Les siens attendaient dans l’ombre son arrivée, et, au même signal, il les trouverait plus prêts à la lutte contre les rebelles, plus ardents à rebâtir l’édifice social renversé par le crime et le mensonge !

La pluie diminua, cessa. Sous les brusques souffles qui les mettaient en fuite, les nuées couraient ; une éclaircie montra un soleil tiède et pâle, illuminant d’une blancheur d’espoir le paysage. Le général Grondin hâta le pas ; il avait longé le mur d’enceinte et il arrivait maintenant devant une grille : au-delà, un boulevard alignait ses maisons hautes, entre lesquelles couraient des voitures. Il reconnut l’avenue d’Orléans.

« Je peux entrer par ici dans Paris, se dit-il. Je descendrai jusqu’à l’Observatoire. »

Il avança : des groupes stationnaient, des hommes gesticulaient en agitant des journaux. Quand il fut à leur portée, il vit qu’on le dévisageait, mais les propos qu’il entendait n’étaient pas de bon augure.

« C’est pourtant lui ! Je le croyais en prison.

– Ou bien c’est quelqu’un qui lui ressemble et qui s’est déguisé ! »

Grondin, à cette phrase, se rappela les paroles de Simon : « Cette livrée qui vous déshonore ! » Et, malgré lui, il songea que jadis, au temps de son enfance, la Mi-Carême eût correspondu à ce jour-là ; et il rougit d’une honte involontaire. Il continua cependant à avancer, mais les gens occupaient toute la largeur de la grille. C’était à présent une troupe qui le regardait d’un air hostile. Bien qu’il n’eût rien à craindre, ayant dans sa poche un sauf-conduit en règle, il ne put s’empêcher d’hésiter. « Allons à une autre porte, pensa-t-il ; ne provoquons personne. » Et il se remit péniblement à suivre la route, au milieu de la boue et des flaques d’eau.

Il alla ; le soleil s’était caché, une nouvelle averse commençait à tomber, par larges gouttes. Il remarqua, à quelque distance, une sorte de guérite ; il y courut et s’y abrita. Devant lui, c’était la même banlieue, couleur de rouille et de suie, où s’effilochaient de lourds panaches de fumée vomis par des cheminées d’usines. Et, chassant la pluie presque horizontale, le vent pleurait toujours sa plainte désolée. Le général eut froid ; une souffrance inconnue lui serrait le cœur, mais il ne voulait pas se laisser abattre ; sa fierté restée intacte saurait contrebalancer les soubresauts de la destinée ! Là-bas, dans ce Paris où il allait reprendre sa place, une nouvelle ère de grandeur et de force s’ouvrirait pour lui. Et un espoir aussi de représailles le soutenait.

Quand la pluie s’arrêta, il repartit. Le chemin, que surplombait à gauche le mur d’enceinte, gris, rongé de lichens, filait entre deux ornières de craie et de terre glaise creusées par les roues des charrettes. Il alla, l’échine tendue, en un effort de tout son être vers le but. Bientôt, à un détour, apparut la silhouette d’un passant, et le cœur de Grondin sauta de joie : l’inconnu portait un vieux képi de Garde Civique. « Un de mes hommes, peut-être ! » songea-t-il. Et, tenaillé par sa volonté de résurrection, il alla à la rencontre du passant. Quand ils furent côte à côte :

« Pardon, fit-il, c’est bien la porte d’Arcueil qui est la première ?

– Oui, citoyen, répondit l’autre, en le considérant curieusement.

– Mais… je vous vois une coiffure militaire… Étiez-vous soldat ?

– Oui, citoyen ; j’étais soldat dans le 3e régiment de la Garde Civique ! »

Le général eut un frémissement.

« Alors, reconnais-tu ton général ? »

L’homme recula d’un pas, l’enveloppa d’un coup d’œil, fronça les sourcils et, d’un ton résolu :

« Non, citoyen Grondin, je ne te reconnais pas ! »

Puis, il s’éloigna.

Saisi, le général demeura un instant immobile, la tête basse. Était-ce donc vrai, l’aurait-on oublié ? l’abominable souffle de folie propagé par les sacrificateurs aurait-il balayé de tous les esprits sa mémoire ? Machinalement, d’une marche automatique de bête fourbue, il continua sa route ; le vent diminuait de violence, des vapeurs grises s’étendaient peu à peu sur les choses ; au fond, l’horizon du sud, purifié, déblayé de nuées, étalait des teintes étranges de mauve et de jaune. La nuit serait là tout à l’heure : il fallait se hâter. Enfin, de loin, il aperçut des arbres, des barrières, des voitures aux lanternes déjà allumées : la porte d’Arcueil. Il pressa le pas, s’approcha de la grille sombre. Soudain, comme il allait pénétrer dans la ville, une voix lança derrière lui :

« Tiens, tiens, voilà le général ! »

Un grand gaillard se tenait debout, lui barrait maintenant le passage.

« Vous ne reconnaissez pas un de vos sous-officiers, mon général ?… Vous êtes devenu bien fier ! »

Il éclata d’un rire énorme qui lui fendait le visage, et, le poing sur la hanche, il appela :

« Hé, les amis ! Venez donc voir le général Grondin qui nous accorde l’honneur de sa visite ! »

Ce fut comme un signal ; en un moment, une quinzaine d’hommes accoururent, l’entourèrent ; une rumeur circula : « Grondin, Grondin ! » De bouche en bouche, le nom volait, la nouvelle se propageait, grossissant les groupes à chaque instant. C’était, dans la brume froide de cette fin de jour, comme si un même souffle de curiosité eût passé, rassemblant les gens : « Grondin, Grondin !… » Et maintenant, de partout, on arrivait, on se poussait pour voir. Soudain, un cri domina le murmure :

« À bas Grondin ! »

Le général avait pâli ; lui qui n’avait jamais eu peur, il dut reculer devant le cercle déjà menaçant. L’invective avait trouvé des échos ; plusieurs voix répétèrent :

« À bas Grondin ! »

Poings tendus, la foule grondait, secouée d’une houle subite. Un homme agita un journal.

« Oui, oui, il est en liberté depuis ce matin. »

En liberté ! Un concert furieux de huées s’éleva :

« En liberté !… Lui qui a tiré sur nous !… Assassin !… À bas Grondin ! »

Ils marchaient contre lui, d’une poussée de vengeance.

« À bas Grondin ! à bas l’uniforme ! »

Mais quelqu’un, un vieux, s’interposa avec un grand geste qui commandait le silence et qui arrêta les plus violents :

« Ne le touchez pas, citoyens ; sa vie nous est sacrée. Laissez-le s’en aller sans lui faire de mal ! »

À ces mots, une hésitation se manifesta parmi la foule. Des voix répondirent :

« Eh bien, oui, qu’il s’en aille ! »

Le peuple s’apaisait : pour que la tempête tombât, il avait suffi d’un mot ; car les temps étaient changés, la raison avait définitivement triomphé de tous les délires, de toutes les impulsions mauvaises, et une ère de pitié venait de s’ouvrir. Les aveuglements de jadis, quand des foules entières se ruaient à la curée sur une seule victime, étaient abolis ; tous comprenaient à présent qu’une victime, même coupable, souffre, et que nul n’a le droit de causer de la souffrance. Les groupes se dispersèrent peu à peu ; on oubliait Grondin, il n’eut plus autour de lui que la brume crépusculaire et les squelettes luisant d’eau des arbres.

Alors, ce fut la fin. En fuyant, le général s’était enfoncé du côté de la campagne. Un écroulement se faisait dans lui, la disparition subite de son courage, de son orgueil, de ses dernières illusions. Ses ennemis ne l’avaient pas trompé : il était seul, tout seul. Follement, son crâne battant d’une rage désespérée, ses pieds heurtant des cailloux, il se mit à courir. L’ombre s’étendait, humide et glacée ; de grandes ailes lourdes semblaient planer et s’abattre lentement autour de lui. Il courait, comme un fauve traqué et qui sent sa vie fuir par ses blessures… Un monticule se présenta ; du même pas irraisonné, chancelant, il le gravit. En haut, il s’arrêta, exténué, à bout de souffle. Il porta une main à son visage et le sentit inondé de larmes. Son regard erra : où se trouvait-il ? Des buissons, des pierres, pas de maisons ni de passants.

Et tout à coup, quelque chose à terre le retint, qu’il distinguait mal ; il se pencha… Quoi ! une poignée de sabre ! Il saisit l’objet, le tira à lui, et la lame brillante, claire, intacte, sortit du sol où elle était restée fichée. Il se souvint alors : là avait eu lieu naguère un combat, aux abords mêmes de la ville, entre l’armée régulière et les insurgés suburbains ; et cette arme tombée, perdue, revenait, comme une consolatrice, se placer dans la main du soldat abandonné ! Ah ! la ressource d’une fin digne de lui, c’était une faveur suprême du destin s’il la possédait, et nul frisson de terreur ne le ferait trembler à l’instant de disparaître, puisque ceux-là qui jadis l’avaient acclamé le repoussaient et lui refusaient une place au milieu d’eux. Sa mort allait être une revanche ! Qui sait si, plus tard, déchirés de nouveau par des luttes intestines et comprenant la nécessité fatale des esclavages, ils n’imploreraient pas d’eux-mêmes un maître pour rattacher le joug à leurs épaules ? Car – loi inflexible – le peuple avait besoin d’une volonté sans faiblesse au-dessus de la sienne, tumultueuse, changeante comme les flots de la mer ; et toujours, tant que vivrait le monde, le principe d’une mutuelle domination serait la base des associations humaines. Oui, le revirement se produirait ; mais lui ne serait plus là ! Sa mort allait être une revanche anticipée de la puissance méconnue sur l’ingratitude universelle.

Il regarda : à sa gauche, l’horizon vibrait des cuivres magnifiques du couchant, d’où rayonnait une splendeur de flamme peu à peu assombrie, et le soleil à son déclin s’enfonçait, énorme, emplissant le ciel de sa rougeur, qui s’éteignait lentement sous des vapeurs bleues et grises. À droite, la cité, moutonnement vague de toits, de murs, de tours, de dômes, commençait à s’éclairer de mille feux qui mettaient sur elle comme une auréole de clarté électrique, étrange. Elle vivait là, étalée comme une bête, la cité vorace, et son souffle montait en bruits de cloches, en sifflements entrecoupés de trains et d’usines. Dans ses flancs bouillait le sang de tout un peuple cosmopolite, de toute une humanité. Autrefois, elle avait subi les tyrannies, gémi sous l’écrasement des trônes d’or et des autels ruisselant de sacrifices ; elle avait vu fleurir durant des siècles la plante empoisonnée de l’injustice et du mensonge ; ses fils s’étaient haïs et entre-déchirés ; on avait brûlé ses édifices, on avait labouré son sol avec des boulets ; la mitraille avait tonné contre ses remparts, son fleuve avait charrié des cadavres ; elle avait souffert et pleuré par toutes ses pierres, par ses cheminées noires, dressées comme des bras décharnés, par ses milliers de fenêtres bâillant comme des bouches suppliantes ! Et voici que la cité sortait plus haute et plus noble des ruines et des tempêtes. L’heure venue de l’amour et de la bonté, des maisons blanches, neuves, avaient remplacé les vieilles demeures de misère ; aux places où les rectangles des casernes, des prisons, où les clochers jetaient leurs grandes ombres sur l’alentour, s’élevaient maintenant des observatoires et des écoles, temples de science et de vérité au sein desquels le peuple, plein d’énergies renouvelées, venait apprendre une autre, une vraie signification de la vie ! Des souffles venus de là-bas, de l’horizon infini et mystérieux, avaient balayé la poussière des siècles d’erreur et de bassesse : la clarté régnait. Et ces phares qui s’allument le soir au faîte des palais, trouant le demi-jour, n’étaient que les symboles éclatants de cette renaissance, de cette poussée de sève ardente, destructrice des anciens maux !

À perte de vue, la cité s’étoilait de foyers, dont les multiples rayonnements, luttant contre l’ombre envahissante, se fondaient, formaient une brume de clarté, et la voix indistincte d’une foule montait d’elle, rumeur adoucie comme celle d’une mer lointaine. Mais, peu à peu, les ténèbres s’affirmèrent, jetèrent leur immense linceul de cendre sur l’étendue. Tout s’obscurcit, la campagne endormie, la cité murmurante ; tout parut attendre on ne sait quel dénouement tragique, dont l’angoisse passait dans l’air avec un frisson de brise glacée.

Alors, devant l’immobilité farouche de la nature, devant la cité rebelle et parjure qui le reniait, le général Grondin sentit une onde de démence le submerger. D’un geste large, qui fit luire aux derniers rayons du soleil la lame soudain empourprée, il leva son sabre, comme pour commander une charge. Un instant, sa haute taille se profilant au sommet de l’escarpement, sur le fond rouge du couchant, il sembla quelque statue dressée là, jadis, après une bataille, et teinte encore de tout le sang des tueries humaines. Puis brusquement, furieusement, la pointe vers sa poitrine, il abattit le bras, se transperçant de part en part ; et tandis qu’il s’écroulait, avec un cri d’agonie qui traversa le silence, une autre clameur là-bas s’élargissait, immense, répercutée aux quatre coins du ciel, clairons sonnant un hymne de délivrance, martèlement d’enclume exaltant la gloire invincible du travail, voix profonde de multitude célébrant le règne d’une humanité miséricordieuse et fraternelle…

Et c’était la cité illuminée, la cité pacifiée et désormais heureuse, qui saluait triomphalement, au sein de la nuit commençante, le crépuscule de l’Épée !
 
 

 

_____

 
 

(Marcel Roland, in La Pensée, revue bi-mensuelle illustrée, cinquième année, n° 56, 57 et 58, 25 juillet, 10 et 25 août 1903. « Les Correspondants à la guerre, » illustration d’Albert Robida pour Le Vingtième Siècle, Paris : Georges Decaux, 1883 ; composition d’Henri Lanos pour When the Sleeper Wakes de H. G. Wells, New York : Harper & Brothers, 1899)