Nous sommes en l’an 2000. Le monde a été conquis par la Chine. Cette Chine, qui semblait embourbée dans ses routines, attendait simplement, pour les lui voler, que notre Occident eût trouvé le dernier mot de la science, la Clef.
Alors, la race jaune s’est mise en mouvement. Ses escadres ont envahi les mers. L’Ancien et le Nouveau-Monde ont été conquis et transformés en un clin d’œil. L’unité est accomplie ; il n’y a plus de guerres – que de guerres civiles, les seules raisonnables, car ce sont les seules dont les combattants connaissent les motifs.
Aujourd’hui, tout est parfait. La vie est partout confortable. Les gestes des hommes, les actions privées et publiques sont si multipliés et si rapides que la durée de l’existence paraît centuplée. Un jour semble un siècle. Ce qu’on a fait le matin se perd dans le lointain des souvenirs. Des appareils inouïs, sans nombre et de proportions minuscules, s’étagent, au lieu de tableaux, sur les murailles des appartements. L’un est un miroir qui vous transmet à volonté l’image des pays que vous demandez en piquant, sur une carte du monde, l’épingle indicatrice. L’autre vous répète les discours des assemblées publiques, les rumeurs des cités, les conversations des amis absents, etc. Un appareil chasseur, chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, dirige si subtilement les vibrations, sonorités et images, et les met en rapport si direct avec chacune des cellules cérébrales y afférentes, que rien n’arrive confus sous le crâne récepteur ; tout s’ordonne, s’écoute et se voit dans le même temps : intensité, ubiquité, éternité, c’est la définition du milliardième de seconde.
La race humaine est superbe. Jaune comme un coing.
Les Haras Généraux, où sont parqués, chaque année, les pubères des deux sexes, donnent, cette année, des résultats sans précédents. C’est le triomphe de la sélection.
D’innombrables couveuses d’État allaitent, gavent, réchauffent les petits des hommes. On espère beaucoup d’un essai de reproduction artificielle qui permettra aux sexes d’être dispensés du service obligatoire de reproduction nationale, dont la durée actuelle est encore de six jours.
La grande mode, cette année, est aux réceptions australes. On se visite, d’un bout du monde à l’autre, fantasmatiquement. On n’y éprouve, d’ailleurs, aucun plaisir, car il est bien prouvé que cette vie, si agitée et si pleine, est en réalité vide. Ce n’est que du mouvement inutile, qui aspire au repos.
En attendant, il faut manger pour prolonger cette inexplicable agitation, et toutes les énergies sont employées à produire les moyens de la continuer.
Toutes les substances nutritives sont aujourd’hui produites par la chimie, si denses sous de si petits volumes, qu’on en arrive vraiment à se nourrir de points mathématiques concentrés.
Toutes les communications, tous les transports sont mécaniques.
Il n’y a nulle part ni chevaux, ni bœufs, ni chiens.
On montre, dans une des capitales du monde, un rossignol empaillé, spécimen d’une forme de la vie qui fut particulièrement inutile et ridicule.
Il n’y a plus d’oiseaux. Les bicyclettes-aéroplanes dirigeables n’en rencontrent plus dans l’air jadis bleu, aujourd’hui blanc.
Les fleurs sont depuis longtemps abolies. Quelques arbres, savamment éduqués, produisent, sans l’intermédiaire de la fleur, des capsules alimentaires.
Il y avait, autrefois, des étoiles là-haut, mais la lumière diffuse que produisent sans relâche, même la nuit, l’activité, la chaleur, la vitesse acquise des machines sur le globe, les a effacées pour jamais.
On dort dans des maisons où la nuit n’est que le produit artificiel du huis clos. Dès l’aube, l’accroissement naturel de la clarté par le soleil échauffe des appareils délicats qui déclenchent le ressort de tous les volets à la fois, sur les façades de toutes les maisons. Ces volets s’ouvrent et battent les murs d’un seul coup, avec un bruit formidable qui réveille tout. C’est la diane du monde nouveau.
On ne se doute guère en général qu’il fut parlé, – voici un peu plus de cent ans (cent siècles pour nous), – de la faillite de la science.
Or, un phénomène incroyable s’est produit naguère dans une de nos principales villes d’Occident.
Un adolescent de quinze ans a donné des signes particulièrement étranges d’aliénation mentale. Il traçait sur les murs de singuliers dessins ; cela paraissait représenter des figures humaines, un jeune homme qui tenait par la taille une jeune fille. Ces personnages se serraient de près étrangement. On eût dit que l’un d’eux voulait rapprocher de sa bouche le visage de l’autre, – comme nous faisons d’un objet comestible.
Ce jeune homme refusait le service obligatoire avec une obstination maladive.
Enfin, il lui arrivait de parler en cadence, comme un piston de machine, et il prononçait parfois le monosyllabe : our.
Un de nos plus vieux savants a fini par définir ce bizarre cas d’atavisme.
Ce jeune dément reproduisait un type qui disparaissait déjà il y a un siècle.
L’infortuné prononçait les mots français : amour, délice, orgue, fleurs et baisers. C’est du moins ce qu’affirme, sans que nous le comprenions bien, le plus illustre de nos philologues.
Un traitement énergique a été appliqué au jeune homme. Il avait sur le front des stigmates, nommés jadis illusions. On les lui a cautérisés avec des fers en X rougis au feu sacré de la science. Des explications amères lui ont été administrées par nos instituts physiologiques les plus illustres. Enfin, hier, nous avons eu la satisfaction d’apprendre que le malheureux jeune homme se rendait compte de l’impossibilité d’établir un rapport quelconque entre sa conception morbide et nos ambiances. Il s’est écrié tout à coup : « Je comprends. » Et, aussitôt, il a expiré.
Il est mort guéri.
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(Jean Aicard, in Le Petit Bleu de Paris, deuxième année, n° 188, mardi 7 février 1899 ; « Le Surmené dans la couveuse, » gravure d’Albert Robida in Le Vingtième siècle : La Vie électrique, Paris : À la Librairie illustrée, 1892)