À Monsieur le Rédacteur en chef
du XXe Siècle
PAR DÉPÊCHE.
New-York, 26 fructidor an 2000
… À peine eus-je fait passer ma carte, que le docteur Simpleton apparut sur le seuil de son cabinet et me tendit cordialement la main.
« Je vous attendais, » dit-il.
Et, comme je témoignais ma surprise, alléguant n’avoir pas l’honneur d’être connu de lui :
« J’ai appris par mon téléphone personnel, qui me communique, avant les journaux, les nouvelles du matin dans les cinq parties du monde, l’arrivée à New-York d’un membre influent de la presse parisienne. Je me suis donc préparé à vous recevoir, convaincu que vous ne pouviez pas vous dispenser de venir visiter mon installation.
– J’ai fait le voyage tout exprès, répondis-je.
– All right ! Disposez de moi, mon cher Français, mais à une condition…
– Qui est ?
– De raconter à votre retour, dans votre feuille, tout ce que vous aurez vu et entendu. »
Je promis. Le docteur Simpleton me prit familièrement le bras et m’entraîna d’un pas leste, malgré ses soixante-quinze ans bien sonnés.
Ma curiosité, je l’avoue, était fort éveillée. J’avais là, pour compagnon, le délégué en chef à la fécondation artificielle, et j’allais apprendre quel profit le gouvernement américain avait tiré d’une découverte qui avait été très malmenée, chez nous, lors de son éclosion.
« Vous vous souvenez, reprit le docteur, de l’ardente polémique que souleva à Paris, en juillet 1885, – il y a de cela cent quinze ans, – la présentation au concours d’agrégation de médecine d’une thèse sur la fécondation artificielle ? Quand bien même l’auteur, M. Gérard, aurait pris la précaution de ne mourir qu’après avoir atteint les extrêmes limites de la vieillesse, vous seriez encore trop jeune pour l’avoir connu. Permettez-moi donc de vous le présenter. »
Nous étions arrivés dans une cour intérieure, au centre de laquelle s’élevait, sur un piédestal de marbre, une haute statue en bronze avec cette inscription :
À Gérard
L’Amérique reconnaissante
Notre compatriote se dressait debout, vêtu à la mode de 1885, la taille serrée dans une de ces redingotes de forme ample qui nous paraissent si affreuses aujourd’hui que nous sommes revenus aux coupes élégantes de la première Révolution.
Le docteur Simpleton reprit :
« Chaque ville des États-Unis possède une statue semblable. Ah ! c’est que nous ne sommes plus au temps où les éminents professeurs faisant partie de la Commission d’examen s’indignaient à la lecture d’une thèse profane et votaient la destruction de ses 1200 exemplaires à l’unanimité. Il s’en fallut de peu que, pour la circonstance, on ne remit en vigueur les supplices de l’estrapade et des brodequins dans le but de faire avouer à l’auteur incriminé sa participation aux œuvres démoniaques. Heureusement que M. Gérard put se réfugier en Amérique ; et voici ce qu’il est advenu de sa découverte. »
Mon guide poussa une porte et me fit pénétrer dans une salle haute éclairée par de larges baies ouvertes sur la campagne.
Une double rangée de lits recouverts d’un simple matelas sans draps, et placés en pleine lumière, s’étendait d’un bout à l’autre de la pièce.
« Vous voici, continua M. Simpleton, dans la salle d’opérations. Vous voyez, d’après le matériel, que nous pouvons satisfaire à trente demandes à la fois. Tout est prévu. Par un système d’écrous, les matelas, posés sur une planche mobile, s’inclinent ou se relèvent à volonté. Ces poêles, distribués à chaque coin, sont perfectionnés. Nous en réglons le gaz de façon à produire juste la température nécessaire au transport à air libre des matières premières.
Je dispose de 35 à 40 internes, – des femmes, bien entendu. Seuls mes élèves hommes sont préposés à la garde des producteurs. Ils ont pour mission d’en régulariser l’hygiène, d’améliorer leur état général, de maintenir ou d’accroître les qualités physiques de ceux d’où sortiront les races futures, enfin de surveiller le rendement des produits. »
Tout en causant, le docteur m’avait conduit dans une autre partie des bâtiments. Je me trouvai au milieu d’un vaste potager en pente : en face, le large horizon des monts et des plaines où court l’air pur qui vivifie. Autour de moi, de petites maisons s’étageaient, régulièrement bâties, d’après un plan géométrique. Des jardins égaux les séparaient. Et des mâles superbes, merveilleux modèles de force virile, travaillaient à la terre, fiers de leurs muscles puissants, de leur haute stature, tranquilles dans leur nudité antique.
À ce spectacle, les petits yeux du docteur Simpleton pétillèrent de joie. Sa voix s’éleva, nette et triomphante :
« Nous regagnons ainsi pied à pied sur la nature le terrain que nous ont fait perdre l’hygiène insalubre des villes, la recherche exagérée du confort, le développement volontaire des névroses, la multiplication, sans cesse croissante, de nos vices amplement satisfaits.
L’homme dont la taille diminue, dont se rétrécissent les organes, se verra lentement ramené à sa destination primitive, et quand, aux progrès de la science moderne, il joindra la force des temps préhistoriques, alors, maître du monde, il accomplira des prodiges.
Donc, ici la source de vie que nous dirigeons à notre gré et dont nous avons pénétré les mystères. Car non seulement nous distribuons à notre guise le principe jadis divin de la création, mais encore nous répondons de la qualité de la chose créée.
Grâce à un nouvel instrument dont Edison nous a légué dans son testament les plans et la description complète, nous pouvons découvrir les microbes des microbes, les bacilles des bacilles. Il nous est donc possible d’analyser l’essence même des atomes crochus d’Épicure, et de constater si le germe contient oui ou non les qualités indispensables à la perfection de l’être auquel nous ordonnons de vivre.
Vous comprenez maintenant pourquoi la République a pris la chose en main, pourquoi elle a doté les villes d’établissements municipaux comme celui que vous venez de voir, pourquoi elle a décrété la fécondation gratuite et obligatoire, mais sous sa surveillance directe et immédiate.
Il est, en effet, interdit de faire des enfants non estampillés par l’État. Chaque femme, au sortir d’ici, est immatriculée. Avec son nom, sa désignation, son adresse, est inscrite en tête de la feuille qui lui est consacrée la date de son opération : de sorte qu’à chaque nouvel accouchement, le médecin de la mairie n’a qu’à se reporter au livret de la mère et à faire le calcul des dates. Toute infraction à cette loi entraîne les peines les plus sévères.
– C’est égal, hasardai-je, je peine à croire que les résultats acquis soient à la hauteur de vos espérances !
– C’est ce qui vous trompe ! répliqua le diable d’homme. L’institution n’a eu aucun mal à passer dans les mœurs. Vos jeunes filles françaises, que vous destinez, par le seul fait du mariage, à faire des enfants issus du pur hasard d’un rapprochement fantaisiste, ignorent ce qui sortira d’elles : elles craignent toutes de mettre au monde un être incomplet ou infirme.
Avec nous, point de ces folles terreurs : la mère sait d’avance à quoi s’en tenir. On lui fournit un enfant bien conformé, de constitution solide ; elle n’hésite donc pas à préférer cette certitude aux risques d’une grossesse antilégale.
Ce n’est pas tout. Outre que le système actuellement en vigueur met, par la crainte des accouchements non reconnus, une barrière sérieuse à l’adultère, il réduit les cas de divorce pour cause de stérilité ; il supprime la recherche de la paternité S. G. D. G. que certains législateurs avaient cru devoir introduire dans le nouveau code.
Il empêche également les suicides passionnels, car il met à néant les idées, fausses désormais, du déshonneur des jeunes filles ; les jeunes filles que vous rencontrez enceintes n’ont pas eu, en effet, à subir les caresses d’un suborneur, mais une simple opération chirurgicale, patriotique et humanitaire. Plus de célibat inutile, ergo plus de non-valeur.
– Mais si, d’un coup de spatule, vous supprimez ainsi la paternité, que deviennent les enfants ?
– Les citoyens étant tous fils de la mère-patrie, la République se charge de les élever moyennant des impôts établis sur tous, et dont personne ne se plaint, car tous les supportent également. Le mariage devient alors ce qu’il aurait toujours dû être, une simple association d’argent, et le jour est proche où, pour ne pas faire double emploi avec cette association de commerce, sa nécessité ne sera plus reconnue.
– En somme, vous avez proclamé la faillite de l’amour ?
– Oui, si vous entendez par amour la définition de Chamfort…
– Le contact des deux épidermes !
– Enfin, ajouta confidentiellement le docteur Simpleton, je dépose aujourd’hui un rapport à l’Académie de médecine. Je suis parvenu à découvrir le sexe du germe ! Et je pense ainsi arriver à diriger sûrement et à volonté la création des garçons ou des filles. Et qui sait ? Peut-être est-on près de découvrir la formule scientifique par excellence. Une fois maître de cet absolu, on fonderait un immense laboratoire universel. On combinerait les principes chimiques qui composent le corps humain, à qui l’électricité donnerait une âme. Et des machines seraient là, réceptacles de ce germe inconscient, au sein desquelles se déverserait comme une eau courante le sang factice émanant des creusets.
La légende de Minerve sortant du cerveau de Jupiter ne signifie-t-elle pas que le cerveau de l’homme doit suffire pour créer des enfants ? Alors, le sexe lui-même deviendra une superfétation, puisque l’homme et la femme n’auront plus besoin l’un de l’autre pour, dans la suite infinie des temps, étendre et propager l’humanité. »
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(Ernest Depré, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1262, jeudi 16 septembre 1897 ; « Naissance de Sulfatin, » gravure d’Albert Robida in Le Vingtième siècle : La Vie électrique, Paris : À la Librairie illustrée, 1892)
Ce conte d’anticipation sur le thème de la fécondation artificielle est le développement d’une chronique à propos du roman du docteur Joseph Gérard, Le Médecin de Madame, ou l’Odyssée d’un Chaste, qu’Ernest Depré avait fait paraître quatre années plus tôt dans le journal Germinal.
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Voici, chez Flammarion, un « roman professionnel, » le Médecin de Madame, par le docteur J. Gérard. Il ne faut point croire à un traité ardu de médecine, ni à de spéciales théories purement pratiques, ni à des conseils d’hygiène entraînant de nouvelles applications du Codex. Le docteur Gérard est déjà connu… j’allais dire de nos lectrices ! Eh bien ! oui, – et j’ajouterai de toutes, et pas une ne me démentira quand j’aurai rappelé que l’auteur du Médecin de Madame a écrit jadis, – je parle du mois de juillet 1886, – et soutenu devant la Faculté, cette célèbre thèse qui l’illustra, sur la « fécondation artificielle. » Les 1200 exemplaires furent condamnés à être brûlés… en place de Grève. Pourquoi pas ? Le jugement était digne du moyen âge, et le jeune médecin ne pouvait que se féliciter d’être né au dix-neuvième siècle, sans quoi il eût, certes, partagé le sort du « fruit de son génie. »
On se souvient du bruit que fit cette prodigieuse découverte et par quels efforts on tenta de l’étouffer dès le début. Songez donc ! Faire des enfants sans le concours direct de la nature ? Alors supprimer l’amour ? Être sûre de mettre au monde des enfants sains dont le germe, analysé d’avance, garantirait la vigueur et le sang généreux ? Quelle horreur ! Bref, l’indignation était générale, et des flots d’encre furent versés, destinés à noyer l’impie.
J’avais pourtant fait un rêve. J’entrevoyais au siècle prochain, en faveur du docteur Gérard, une revanche possible. Ce rêve qui me transportait en Amérique, en l’an 2000, me faisait assister au triomphe de cette audacieuse idée.
Et voici ce que je voyais :
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La République prenant la chose en main, dotant les villes d’établissements municipaux, aras officiels, dans lesquels elle décrétait la fécondation gratuite et obligatoire, mais sous sa surveillance directe et immédiate. Il était en effet interdit de faire des enfants non estampillés par l’État. Le système adopté était gros de conséquences : il mettait, par la crainte des accouchements non reconnus, une barrière sérieuse à l’adultère, réduisait les cas de divorce pour cause de stérilité ; il supprimait la recherche de la paternité S. G. D. G., et mettait à néant les idées, fausses désormais, du déshonneur des jeunes filles, car celles que l’on rencontrait enceintes n’avaient pas eu à subir les caresses d’un suborneur, mais une simple opération chirurgicale, patriotique et humanitaire. Plus de célibat inutile, ergo plus de non-valeur.
Les citoyens étant tous enfants de la mère-patrie ; la République se chargeait de les élever moyennant des impôts établis sur tous, et dont personne ne se plaignait, car tous en souffraient également. Le mariage devenait alors une simple association d’argent, et le jour était proche où, pour ne pas faire double emploi avec les associations de commerce, sa nécessité ne serait même plus reconnue.
Enfin, on était parvenu à découvrir le sexe du germe. Et l’on pensait ainsi arriver à diriger sûrement et à volonté la création des garçons ou des filles. On songeait même à fonder un immense laboratoire universel. On combinerait les principes chimiques qui composent le corps humain à qui l’électricité donnerait une âme, et des machines seraient là, réceptacles de ce germe inconscient, du sein desquelles se déverserait comme une eau courante le sang factice émanant des creusets.
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Tel était mon rêve ; et qui sait si, dans une certaine mesure, il ne se réalisera pas ? Plus se développe l’éducation de la femme, et plus la femme considère le mâle producteur comme une machine. Il serait préférable alors de procurer à ces mères fin-de-siècle un système de bielles et de pistons qui nous remplacent. Les lecteurs du Médecin de Madame découvriront à travers l’action du roman une série de théories, sinon aussi audacieuses, du moins également étranges… Ce qui ne veut point dire que le volume puisse impunément être oublié dans une bibliothèque ouverte ou sur une table de salon : ceci pour les pères de famille ou les maris furibonds.
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(Ernest Depré, « La Semaine littéraire, » in Germinal, n° 185, mardi 1er août 1893)