L’auto, abrité par la colline, attendait, immobile et trépidant, comme une bête qui va s’élancer. Les bombes passaient au-dessus dans le ciel, s’inclinant d’un effort épuisé qui mourait, pareilles à des fleurs éclatantes au bout de leurs longues tiges vertes et rouges ; elles jonchaient le sol par-derrière en éclats multicolores, ainsi que des pétales de roses effeuillées. Et les balles ou les shrapnels tombaient, amortis par la distance, en avant, à cinq cents mètres, en averse d’acier lourde et lente.

L’auto n’était pas dans la zone dangereuse.

Mais on sentait qu’Henriot, le capitaine, Béhal, le mécanicien, et Gros, le servant, s’impatientaient de cette attente, et parfois ils posaient leurs mains sur les flancs palpitants de l’engin guerrier pour distraire leur ardeur par la satisfaction de le sentir prêt aussi à bondir et à se ruer.

La sonnerie d’un téléphone strida soudain ; des commandements vibraient dans les récepteurs.

« Le général me demande, » jeta Henriot, sautant déjà sur son vélo, filant ensuite d’une course perçante, et Gros murmura :

« Pourvu que ce soit enfin l’ordre d’attaque ! »
 

*

 

Le général était assis à sa table devant un clavier semblable à celui d’un piano et sur les touches duquel ses doigts en frémissant se posaient parfois. En face de lui, les bandes d’un cinématographe rejetaient sur un écran les tableaux successifs du combat lointain dont des objectifs saisissaient sur les lieux les différentes phases expédiées de là au moyen de la téléconographie, ou transmission électrique de l’image. Ainsi, le chef des milliers d’hommes qui luttaient à quelques kilomètres assistait aux moindres détails de l’action, y intervenait, frappant des doigts les touches d’ivoire pour déterminer les déploiements des troupes, ordonner les décharges d’artillerie ou provoquer l’explosion des mines. Indépendamment de ses qualités hautement reconnues de tacticien et de stratégiste, on ne pouvait d’ailleurs oublier – surtout en le voyant vêtu de l’habit noir et cravaté de blanc, insignes de son grade, les cheveux longs et rejetés en arrière – que c’était encore au mécanisme célèbre d’un premier prix du Conservatoire que le gouvernement avait confié les destinées de la patrie.

Il se tourna vers le capitaine qui entrait, élégamment serré dans sa redingote à boutonnière fleurie, comme l’exigeait l’ordonnance.

« L’ennemi, dit-il d’une voix brève, vient de se concentrer pour un dernier effort dans le ravin n° 27, que vous découvrez là, entre l’usine Maillefer et le casino Blondel ; j’ordonne un mouvement tournant qui prendra les régiments de flanc. Vous, pendant ce temps, avec l’auto, foncez dans le rassemblement, dispersez-le, fauchez les réserves ; le gain de la bataille est entre vos mains. »

Il s’interrompit : sur l’écran, une ombre passait, tant la charge des vélocipédistes, déployés en ordre dispersé, était rapide. Le général plaqua trois accords puissants et ses doigts attaquèrent un rythme de valse rapide. Le mouvement des bandes chronophotographiques parut devenir plus intense, et des flots de poussière et de fumée tourbillonnèrent.

« Ils se replient, » murmura le chef, absorbé dans la grandeur de sa tâche ; et il congédia l’officier d’un geste.

Celui-ci, en se retirant, vit l’exécutant qui, maintenant, semblait cadencer les phrases lentes d’une berceuse.
 

*

 

« Débrayez ! » commanda Henriot.

Et l’auto s’élança.

Il courut d’abord entre les arbres de la route, abritée de la fusillade ; mais, ayant franchi d’un bond le sommet du coteau, il se trouva dans la bataille. Les troupes, à ce moment, se reformaient pour reprendre le contact, et l’auto fut salué par le régiment du Charmant Berger, ainsi nommé parce que la célèbre maison de confection de ce nom avait fourni les uniformes des soldats, le complet gris à 11 fr. 50 que cette patriotique réclame avait décidément lancé. Un peu plus loin, le British Fluor, infaillible contre l’obésité, dressait les étendards des batteries que la société avait données à l’armée.

Enfin, l’auto dépassa les voltigeurs de l’Electric-Fashion-Music-Hall, hommes-sandwiches bardés de fer, portant orgueilleusement par-devant et par-derrière l’énumération des attractions diverses de ce prodigieux établissement. Tous paraissaient très résolus, très animés, et les soldats poussaient des acclamations et des cris de guerre où se mêlait la louange des produits ou des maisons qu’ils représentaient.

« Troisième vitesse ! commanda le capitaine ; attention au déclenchement des faulx ; grenades en mains ! »

Devant eux, les réserves profondes de l’ennemi, massées dans le ravin, semblaient un mur d’airain sombre, troué d’éclairs. Les projectiles commencèrent à rebondir sur le capot blindé de l’engin. Mais celui-ci, précipitant sa marche, multipliant sa vitesse, fonça, projectile lui-même, et quand, rué au centre de l’ennemi, les assaillants eurent lancé autour d’eux les grenades exterminatrices, Gros fit jouer un ressort, et les faulx aiguisées s’ouvrirent, s’éventaillant à l’avant et à l’arrière. L’auto passait à travers les bataillons comme une horrible moissonneuse, et les hommes tombaient ainsi que des javelles, se couchaient sur la terre rouge en rangs réguliers de mourants et de morts. Trois fois, virant au bout du ravin, l’engin fit sa fauchaison, d’une course plus rapide que la fuite des épouvantés, et puis s’arrêta soudain, les roues engluées de sang, les moyeux gras de chair humaine…
 

*

 

La nuit ensablait le ravin, couvrant de deuil l’agonie rouge de la bataille, et l’équipe de l’auto sentit sur elle s’abaisser un manteau de néant et d’horreur.

« Ah ! l’affreuse, l’affreuse chose ! cria Béhal.

– Quel châtiment nous absoudra ? » murmura Gros, tordant ses doigts sur le guidon de boucherie.

Mais Henriot, le capitaine, leva la main.

« Consolez-vous, amis ; ceci est bien le dernier carnage. Après ce que nous venons d’accomplir, à jamais la guerre est morte. »
 

*

 

Au loin, les cris et les bruits des victorieux se rapprochaient et, déjà, parmi les fanfares, on distinguait les chants de ceux qui magnifiaient les occasions du Charmant Berger, les mérites du British Fluor ou les merveilles de l’Electric-Fashion-Music-Hall.
 
 

 

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(François de Nion, in L’Auto, sixième année, n° 1680, lundi 22 mai 1905 ; repris en volume dans La Dépêche de Mars, contes sportifs et fantasques, Paris : Librairie Universelle, [c. 1909]. « Grandes manœuvres – charge de bicyclistes, » gravure d’Albert Robida in Le Vingtième siècle : La Vie électrique, Paris : À la Librairie illustrée, 1892)