« Ne croyez pas que je bluffe… Cette plante carnivore, que dis-je, anthropophage… existe bel et bien et le jour qu’il vous plaira, demain si vous voulez, je vous mettrai en présence de mon Drosera, le Drosera Ferox Legerii ainsi que je l’ai baptisé. »
Le baron de Saint-Léger était en train de nous narrer sa dernière conquête botanique, la « capture » du Drosera Ferox.
« Je dis capture, expliquait-il, et c’est le terme juste, car la plante n’est pas d’un abord facile et, parmi vous qui souriez malicieusement, plus d’un peut-être eût hésité… »
Des protestations s’élevèrent et notre ami Joë Traveller se pencha vers le conférencier :
« Monsieur, fit-il d’une voix cassante, je crois que vous nous insultez ! »
Joë est un humoriste à froid, le plus imperturbable des pince-sans-rire, et les tours qu’il a joués à plusieurs d’entre nous vaudraient d’être contés.
« Vous m’avez mal compris, fit le baron. Loin de moi, messieurs et chers confrères, la pensée de douter d’un courage dont vous avez donné tant de preuves.
Vous avez attaqué le lion face à face, et cependant, – veuillez bien m’entendre, – et cependant peut-être… il est un courage, une vertu qui vous manque ou que, du moins, vous n’avez pas eu l’occasion de développer.
Je veux parler du courage du savant, de cette vertu résignée et silencieuse, faite non pas de l’amour téméraire du danger, mais de l’amour plus noble de la science, qui pousse le médecin au chevet du pestiféré, ou bien envoie un humble botaniste comme votre serviteur au sein des forêts les plus pestilentielles… »
Après cette longue tirade, le baron humecta ses lèvres.
« Ceci dit, poursuivit-il, et pour joindre l’exemple aux paroles, je m’en vais vous raconter de quelle façon je m’emparai du végétal qui porte mon nom. Si, après ce véridique récit, l’un de vous doute encore, je le prierai de m’accompagner dès demain au Muséum où je lui montrerai le Drosera rapporté par moi, la plante anthropophage.
– Pardon, interrompit Traveller, faudra-t-il, – pour que la preuve soit complète, – faudra-t-il que le témoin se prête à l’expérience ?…
– Quelle question !
– Question importante… Je veux bien vous accompagner, mais je désirerai savoir auparavant si vous avez l’intention de me faire dévorer ?…
– Vous plaisantez…
– Détrompez-vous ! De ma vie, je n’ai parlé plus sérieusement. Je consens bien à mourir sous la dent d’un lion ou la griffe d’un tigre ; j’en ai passé assez près une fois ou deux… mais servir de pâture à une plante, à un Drosera, fût-il le plus féroce de l’espèce, voilà qui serait le comble de la honte pour un chasseur…
Ainsi je veux bien aller voir votre Drosera, mais à une condition, c’est que, au préalable, ce monstre végétal aura été mis dans l’impossibilité de nuire.
– Vous serez satisfait, répliqua l’honnête botaniste, et plus encore convaincu… D’ailleurs, vous exagérez à plaisir le danger que peut offrir une semblable visite… et je ne voudrais pas que vous me fassiez dire plus que je n’ai dit.
Mon Drosera, le « mangeur d’hommes, » comme l’appellent les indigènes, n’est anthropophage que par nécessité… Comme la plupart des carnivores, à quelque règne qu’ils appartiennent, il ne s’attaque à l’homme que poussé par la faim…
– Voilà qui me rassure… et, dès demain, je vous accompagne au Muséum.
– Vous en reviendrez édifié, convaincu que je ne suis pas un bluffeur. »
En effet… le bluffeur, et il y en avait un, n’était pas celui qui s’en défendait.
Le baron, naturaliste et explorateur remarquable d’ailleurs, serait plutôt un fervent.
Au cours de sa carrière déjà longue, notre ami, qui ne manque pas du courage spécial qu’il définissait plus haut, a accompli d’assez longs voyages et a fait de nombreuses découvertes dont quelques-unes fort intéressantes auraient dû lui assurer un rang honorable dans la science contemporaine.
Mais sa vanité enfantine et surtout sa crédulité excessive – une crédulité qui lui fait accepter comme parole d’évangile les plus extraordinaires récits – l’ont empêché de réussir.
Il a envoyé à l’Institut quelques communications qui ont soulevé quelque incrédulité, et depuis il est brouillé avec la Science française.
C’est pour l’Angleterre qu’il travaille ; c’est à notre rivale qu’il offre le fruit de ses périlleuses recherches.
Or, cette fois, – et la part faite de l’exagération, – le savant paraissait avoir eu la main particulièrement heureuse.
Son Drosera, qui avait eu les honneurs de la dernière séance à l’Académie royale de Botanique, n’était pas un mythe et la presse anglaise avait annoncé son entrée au Muséum avec force détails.
Ce phénomène, découvert au plus profond de la forêt américaine, avait dévoré un homme bel et bien… Les reporters l’assuraient du moins, comme ils assuraient que le Drosera, actuellement encore, absorbait chaque matin un bifteck de trois livres.
Le baron nous confirma la plupart de ces détails… et rendez-vous fut pris pour les vérifier sur place.
Traveller me proposa de venir avec lui assister au « repas du fauve, » ce que j’acceptai.
Le lendemain vendredi, de bonne heure, nous étions au Muséum. Autant que nous en pouvions juger, c’était bien un Drosera, et de taille peu commune. Malheureusement, le sujet paraissait fort malade et il nous fut impossible d’obtenir certains éclaircissements que nous étions venu chercher. Où diable messieurs les reporters avaient-ils pris les renseignements si précis qui, ce matin encore, remplissaient toute une colonne du Daily Mail ?
Le gardien répondait à toutes nos questions avec des mots vagues et un sourire embarrassé. Ce que voyant, nous décidâmes de nous retirer sans en demander plus long.
Nous partîmes donc d’assez méchante humeur ; Traveller, en particulier, prenait fort mal la chose. Je voyais à son air furieux qu’il méditait une revanche.
Le gardien chargé de nous recevoir nous apprit que le baron, qui était souvent en retard, n’était pas encore arrivé et nous invita à l’accompagner.
« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Joë. Le baron douterait-il de lui ou de son élève ? »
Non sans maugréer un peu, nous suivîmes le gardien et, bientôt après, nous nous arrêtions tout au bout du jardin, devant un grillage derrière lequel était une plante assez bizarre, mais dont les feuilles flétries pendaient lamentablement…
À la porte du Muséum, nous rencontrâmes le baron qui arrivait essoufflé, inquiet, et aussitôt les hostilités commencèrent entre Joë et le retardataire.
Celui-ci qui, comme le gardien, paraissait mal à l’aise, balbutia quelques excuses, puis d’une voix anxieuse :
« Eh bien ? interrogea-t-il.
– Eh bien, – répliqua l’impitoyable blagueur, – eh bien, c’est merveilleux.
– Vous l’avez vu…
– Nous l’avons vu… et entendu ! »
Le botaniste ahuri regarda son interlocuteur.
« Parlons clairement. Vous avez vu le Drosera et, devant vous, il a absorbé son bifteck quotidien ?…
– Non… et cependant, je suis de votre avis, c’est une plante merveilleuse, douée non seulement d’un appareil digestif, mais d’un cerveau, d’une âme si j’ose dire…
– Soyez sérieux…
– Je le suis. C’est vous qui méconnaissez les vertus, les facultés vraiment étonnantes d’adaptation au milieu de ce végétal qui eût stupéfié Darwin. Le Drosera a adopté non seulement le sol, mais la religion anglaise … C’est vendredi aujourd’hui, Vendredi Saint, s’il vous plaît… il fait maigre… »
Le pauvre botaniste eut un geste désespéré.
« Je comprends, gémit-il, et je m’y attendais… Le Drosera a refusé son bifteck. Il est malade…
– Non, converti… Il a demandé du poisson !… »
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(« Norvins, » in À travers le Monde, voyages, aventures, explorations, mœurs et coutumes, troisième année, n° 137, mardi 20 décembre 1904)