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(Roberta Gonzalez, Quelques fameuses Recettes de cuisine internationale, L’Haÿ-les-Roses : Éditions La Chouette, sd [c. 1966])
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(Roberta Gonzalez, Quelques fameuses Recettes de cuisine internationale, L’Haÿ-les-Roses : Éditions La Chouette, sd [c. 1966])
« Ne croyez pas que je bluffe… Cette plante carnivore, que dis-je, anthropophage… existe bel et bien et le jour qu’il vous plaira, demain si vous voulez, je vous mettrai en présence de mon Drosera, le Drosera Ferox Legerii ainsi que je l’ai baptisé. »
Le baron de Saint-Léger était en train de nous narrer sa dernière conquête botanique, la « capture » du Drosera Ferox.
« Je dis capture, expliquait-il, et c’est le terme juste, car la plante n’est pas d’un abord facile et, parmi vous qui souriez malicieusement, plus d’un peut-être eût hésité… »
Des protestations s’élevèrent et notre ami Joë Traveller se pencha vers le conférencier :
« Monsieur, fit-il d’une voix cassante, je crois que vous nous insultez ! »
Joë est un humoriste à froid, le plus imperturbable des pince-sans-rire, et les tours qu’il a joués à plusieurs d’entre nous vaudraient d’être contés.
« Vous m’avez mal compris, fit le baron. Loin de moi, messieurs et chers confrères, la pensée de douter d’un courage dont vous avez donné tant de preuves.
Vous avez attaqué le lion face à face, et cependant, – veuillez bien m’entendre, – et cependant peut-être… il est un courage, une vertu qui vous manque ou que, du moins, vous n’avez pas eu l’occasion de développer.
Je veux parler du courage du savant, de cette vertu résignée et silencieuse, faite non pas de l’amour téméraire du danger, mais de l’amour plus noble de la science, qui pousse le médecin au chevet du pestiféré, ou bien envoie un humble botaniste comme votre serviteur au sein des forêts les plus pestilentielles… »
Après cette longue tirade, le baron humecta ses lèvres.
« Ceci dit, poursuivit-il, et pour joindre l’exemple aux paroles, je m’en vais vous raconter de quelle façon je m’emparai du végétal qui porte mon nom. Si, après ce véridique récit, l’un de vous doute encore, je le prierai de m’accompagner dès demain au Muséum où je lui montrerai le Drosera rapporté par moi, la plante anthropophage.
– Pardon, interrompit Traveller, faudra-t-il, – pour que la preuve soit complète, – faudra-t-il que le témoin se prête à l’expérience ?…
– Quelle question !
– Question importante… Je veux bien vous accompagner, mais je désirerai savoir auparavant si vous avez l’intention de me faire dévorer ?…
– Vous plaisantez…
– Détrompez-vous ! De ma vie, je n’ai parlé plus sérieusement. Je consens bien à mourir sous la dent d’un lion ou la griffe d’un tigre ; j’en ai passé assez près une fois ou deux… mais servir de pâture à une plante, à un Drosera, fût-il le plus féroce de l’espèce, voilà qui serait le comble de la honte pour un chasseur…
Ainsi je veux bien aller voir votre Drosera, mais à une condition, c’est que, au préalable, ce monstre végétal aura été mis dans l’impossibilité de nuire.
– Vous serez satisfait, répliqua l’honnête botaniste, et plus encore convaincu… D’ailleurs, vous exagérez à plaisir le danger que peut offrir une semblable visite… et je ne voudrais pas que vous me fassiez dire plus que je n’ai dit.
Mon Drosera, le « mangeur d’hommes, » comme l’appellent les indigènes, n’est anthropophage que par nécessité… Comme la plupart des carnivores, à quelque règne qu’ils appartiennent, il ne s’attaque à l’homme que poussé par la faim…
– Voilà qui me rassure… et, dès demain, je vous accompagne au Muséum.
– Vous en reviendrez édifié, convaincu que je ne suis pas un bluffeur. »
En effet… le bluffeur, et il y en avait un, n’était pas celui qui s’en défendait.
Le baron, naturaliste et explorateur remarquable d’ailleurs, serait plutôt un fervent.
Au cours de sa carrière déjà longue, notre ami, qui ne manque pas du courage spécial qu’il définissait plus haut, a accompli d’assez longs voyages et a fait de nombreuses découvertes dont quelques-unes fort intéressantes auraient dû lui assurer un rang honorable dans la science contemporaine.
Mais sa vanité enfantine et surtout sa crédulité excessive – une crédulité qui lui fait accepter comme parole d’évangile les plus extraordinaires récits – l’ont empêché de réussir.
Il a envoyé à l’Institut quelques communications qui ont soulevé quelque incrédulité, et depuis il est brouillé avec la Science française.
C’est pour l’Angleterre qu’il travaille ; c’est à notre rivale qu’il offre le fruit de ses périlleuses recherches.
Or, cette fois, – et la part faite de l’exagération, – le savant paraissait avoir eu la main particulièrement heureuse.
Son Drosera, qui avait eu les honneurs de la dernière séance à l’Académie royale de Botanique, n’était pas un mythe et la presse anglaise avait annoncé son entrée au Muséum avec force détails.
Ce phénomène, découvert au plus profond de la forêt américaine, avait dévoré un homme bel et bien… Les reporters l’assuraient du moins, comme ils assuraient que le Drosera, actuellement encore, absorbait chaque matin un bifteck de trois livres.
Le baron nous confirma la plupart de ces détails… et rendez-vous fut pris pour les vérifier sur place.
Traveller me proposa de venir avec lui assister au « repas du fauve, » ce que j’acceptai.
Le lendemain vendredi, de bonne heure, nous étions au Muséum. Autant que nous en pouvions juger, c’était bien un Drosera, et de taille peu commune. Malheureusement, le sujet paraissait fort malade et il nous fut impossible d’obtenir certains éclaircissements que nous étions venu chercher. Où diable messieurs les reporters avaient-ils pris les renseignements si précis qui, ce matin encore, remplissaient toute une colonne du Daily Mail ?
Le gardien répondait à toutes nos questions avec des mots vagues et un sourire embarrassé. Ce que voyant, nous décidâmes de nous retirer sans en demander plus long.
Nous partîmes donc d’assez méchante humeur ; Traveller, en particulier, prenait fort mal la chose. Je voyais à son air furieux qu’il méditait une revanche.
Le gardien chargé de nous recevoir nous apprit que le baron, qui était souvent en retard, n’était pas encore arrivé et nous invita à l’accompagner.
« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Joë. Le baron douterait-il de lui ou de son élève ? »
Non sans maugréer un peu, nous suivîmes le gardien et, bientôt après, nous nous arrêtions tout au bout du jardin, devant un grillage derrière lequel était une plante assez bizarre, mais dont les feuilles flétries pendaient lamentablement…
À la porte du Muséum, nous rencontrâmes le baron qui arrivait essoufflé, inquiet, et aussitôt les hostilités commencèrent entre Joë et le retardataire.
Celui-ci qui, comme le gardien, paraissait mal à l’aise, balbutia quelques excuses, puis d’une voix anxieuse :
« Eh bien ? interrogea-t-il.
– Eh bien, – répliqua l’impitoyable blagueur, – eh bien, c’est merveilleux.
– Vous l’avez vu…
– Nous l’avons vu… et entendu ! »
Le botaniste ahuri regarda son interlocuteur.
« Parlons clairement. Vous avez vu le Drosera et, devant vous, il a absorbé son bifteck quotidien ?…
– Non… et cependant, je suis de votre avis, c’est une plante merveilleuse, douée non seulement d’un appareil digestif, mais d’un cerveau, d’une âme si j’ose dire…
– Soyez sérieux…
– Je le suis. C’est vous qui méconnaissez les vertus, les facultés vraiment étonnantes d’adaptation au milieu de ce végétal qui eût stupéfié Darwin. Le Drosera a adopté non seulement le sol, mais la religion anglaise … C’est vendredi aujourd’hui, Vendredi Saint, s’il vous plaît… il fait maigre… »
Le pauvre botaniste eut un geste désespéré.
« Je comprends, gémit-il, et je m’y attendais… Le Drosera a refusé son bifteck. Il est malade…
– Non, converti… Il a demandé du poisson !… »
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(« Norvins, » in À travers le Monde, voyages, aventures, explorations, mœurs et coutumes, troisième année, n° 137, mardi 20 décembre 1904)
L’auto, abrité par la colline, attendait, immobile et trépidant, comme une bête qui va s’élancer. Les bombes passaient au-dessus dans le ciel, s’inclinant d’un effort épuisé qui mourait, pareilles à des fleurs éclatantes au bout de leurs longues tiges vertes et rouges ; elles jonchaient le sol par-derrière en éclats multicolores, ainsi que des pétales de roses effeuillées. Et les balles ou les shrapnels tombaient, amortis par la distance, en avant, à cinq cents mètres, en averse d’acier lourde et lente.
L’auto n’était pas dans la zone dangereuse.
Mais on sentait qu’Henriot, le capitaine, Béhal, le mécanicien, et Gros, le servant, s’impatientaient de cette attente, et parfois ils posaient leurs mains sur les flancs palpitants de l’engin guerrier pour distraire leur ardeur par la satisfaction de le sentir prêt aussi à bondir et à se ruer.
La sonnerie d’un téléphone strida soudain ; des commandements vibraient dans les récepteurs.
« Le général me demande, » jeta Henriot, sautant déjà sur son vélo, filant ensuite d’une course perçante, et Gros murmura :
« Pourvu que ce soit enfin l’ordre d’attaque ! »
*
Le général était assis à sa table devant un clavier semblable à celui d’un piano et sur les touches duquel ses doigts en frémissant se posaient parfois. En face de lui, les bandes d’un cinématographe rejetaient sur un écran les tableaux successifs du combat lointain dont des objectifs saisissaient sur les lieux les différentes phases expédiées de là au moyen de la téléconographie, ou transmission électrique de l’image. Ainsi, le chef des milliers d’hommes qui luttaient à quelques kilomètres assistait aux moindres détails de l’action, y intervenait, frappant des doigts les touches d’ivoire pour déterminer les déploiements des troupes, ordonner les décharges d’artillerie ou provoquer l’explosion des mines. Indépendamment de ses qualités hautement reconnues de tacticien et de stratégiste, on ne pouvait d’ailleurs oublier – surtout en le voyant vêtu de l’habit noir et cravaté de blanc, insignes de son grade, les cheveux longs et rejetés en arrière – que c’était encore au mécanisme célèbre d’un premier prix du Conservatoire que le gouvernement avait confié les destinées de la patrie.
Il se tourna vers le capitaine qui entrait, élégamment serré dans sa redingote à boutonnière fleurie, comme l’exigeait l’ordonnance.
« L’ennemi, dit-il d’une voix brève, vient de se concentrer pour un dernier effort dans le ravin n° 27, que vous découvrez là, entre l’usine Maillefer et le casino Blondel ; j’ordonne un mouvement tournant qui prendra les régiments de flanc. Vous, pendant ce temps, avec l’auto, foncez dans le rassemblement, dispersez-le, fauchez les réserves ; le gain de la bataille est entre vos mains. »
Il s’interrompit : sur l’écran, une ombre passait, tant la charge des vélocipédistes, déployés en ordre dispersé, était rapide. Le général plaqua trois accords puissants et ses doigts attaquèrent un rythme de valse rapide. Le mouvement des bandes chronophotographiques parut devenir plus intense, et des flots de poussière et de fumée tourbillonnèrent.
« Ils se replient, » murmura le chef, absorbé dans la grandeur de sa tâche ; et il congédia l’officier d’un geste.
Celui-ci, en se retirant, vit l’exécutant qui, maintenant, semblait cadencer les phrases lentes d’une berceuse.
*
« Débrayez ! » commanda Henriot.
Et l’auto s’élança.
Il courut d’abord entre les arbres de la route, abritée de la fusillade ; mais, ayant franchi d’un bond le sommet du coteau, il se trouva dans la bataille. Les troupes, à ce moment, se reformaient pour reprendre le contact, et l’auto fut salué par le régiment du Charmant Berger, ainsi nommé parce que la célèbre maison de confection de ce nom avait fourni les uniformes des soldats, le complet gris à 11 fr. 50 que cette patriotique réclame avait décidément lancé. Un peu plus loin, le British Fluor, infaillible contre l’obésité, dressait les étendards des batteries que la société avait données à l’armée.
Enfin, l’auto dépassa les voltigeurs de l’Electric-Fashion-Music-Hall, hommes-sandwiches bardés de fer, portant orgueilleusement par-devant et par-derrière l’énumération des attractions diverses de ce prodigieux établissement. Tous paraissaient très résolus, très animés, et les soldats poussaient des acclamations et des cris de guerre où se mêlait la louange des produits ou des maisons qu’ils représentaient.
« Troisième vitesse ! commanda le capitaine ; attention au déclenchement des faulx ; grenades en mains ! »
Devant eux, les réserves profondes de l’ennemi, massées dans le ravin, semblaient un mur d’airain sombre, troué d’éclairs. Les projectiles commencèrent à rebondir sur le capot blindé de l’engin. Mais celui-ci, précipitant sa marche, multipliant sa vitesse, fonça, projectile lui-même, et quand, rué au centre de l’ennemi, les assaillants eurent lancé autour d’eux les grenades exterminatrices, Gros fit jouer un ressort, et les faulx aiguisées s’ouvrirent, s’éventaillant à l’avant et à l’arrière. L’auto passait à travers les bataillons comme une horrible moissonneuse, et les hommes tombaient ainsi que des javelles, se couchaient sur la terre rouge en rangs réguliers de mourants et de morts. Trois fois, virant au bout du ravin, l’engin fit sa fauchaison, d’une course plus rapide que la fuite des épouvantés, et puis s’arrêta soudain, les roues engluées de sang, les moyeux gras de chair humaine…
*
La nuit ensablait le ravin, couvrant de deuil l’agonie rouge de la bataille, et l’équipe de l’auto sentit sur elle s’abaisser un manteau de néant et d’horreur.
« Ah ! l’affreuse, l’affreuse chose ! cria Béhal.
– Quel châtiment nous absoudra ? » murmura Gros, tordant ses doigts sur le guidon de boucherie.
Mais Henriot, le capitaine, leva la main.
« Consolez-vous, amis ; ceci est bien le dernier carnage. Après ce que nous venons d’accomplir, à jamais la guerre est morte. »
*
Au loin, les cris et les bruits des victorieux se rapprochaient et, déjà, parmi les fanfares, on distinguait les chants de ceux qui magnifiaient les occasions du Charmant Berger, les mérites du British Fluor ou les merveilles de l’Electric-Fashion-Music-Hall.
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(François de Nion, in L’Auto, sixième année, n° 1680, lundi 22 mai 1905 ; repris en volume dans La Dépêche de Mars, contes sportifs et fantasques, Paris : Librairie Universelle, [c. 1909]. « Grandes manœuvres – charge de bicyclistes, » gravure d’Albert Robida in Le Vingtième siècle : La Vie électrique, Paris : À la Librairie illustrée, 1892)
Par une glaciale matinée d’automne, la blanche Thécla, diseuse de bonne aventure et sorcière, mit au monde une souris noire ailée, et chacun reconnut dans le nouveau-né l’enfant du diable.
Ermil, muet et cul-de-jatte, fils de la vieille, après avoir enterré, près de la fosse aux ordures, cette impureté, se pendit.
Pendant la nuit de la Sainte-Catherine où, suivant un ancien usage, les jeunes filles coupent avec les dents une branche et la placent dans leur lit, afin de voir en rêve leur promis, durant une effroyable tempête de neige, on entendit dans le ciel de subits grondements de tonnerre, et, à la pointe du jour, Hélène l’idiote, la fille d’un contremaître du chemin de fer, fut trouvée dans le jardin public, violée et morte, une branche entre les dents.
À la Saint-Nicolas, parmi les nuages fuligineux, apparurent, autour du cruel soleil d’hiver, trois soleils irisés. Et ces trois soleils pesaient sur la ville comme un joug muet.
« C’est la fièvre jaune qui nous guette : nous ne pouvons rien espérer de bon !
– Assez croassé, oiseau de mauvais augure !
– Ça m’indiffère, moi, ça ne me regarde pas ; seulement, c’est le diacre qui en a parlé dernièrement. »
Chacun s’inquiétait du lendemain ; le malheur était là, qui planait, en attendant l’heure propice.
« Le Chinois, avec une armée d’un million d’hommes, est en marche contre nous, et le Turc aussi.
– Dieu ! Quelle force considérable !
– Et les nôtres, crois-tu qu’ils manqueront leur coup ?
– Sans doute ! On dit qu’ils ont le malin pour eux !
– Quoi ! Le malin ?
– C’en est fait de notre vie, voilà tout ! »
À la tombée de la nuit, on faisait avec soin de multiples signes de croix devant les fenêtres ; la veille des fêtes, les époux ne couchaient pas dans le même lit, et l’on veillait bien à ce que le feu brûlât devant les icônes.
« Voici ce que je te dirai, Mikititchna : tantôt, Eudoxie racontait que, chez Podkhomoutov, l’esprit impur fut appelé de dessous la table.
– Que dis-tu là ?
– J’en fais mon signe de croix, par la Reine des Cieux ! Eudoxie est une femme avisée, et la Podkhomoutov m’assura elle-même qu’il s’est montré : il était bleu, avec six pattes.
– Garde-nous, Sainte-Vierge ! Nous allons voir d’étranges choses, ma chère Agathe.
– Sacha, le beau-fils de Kouzmitch, a aussi raconté que le nouveau docteur traite les ivrognes par la sorcellerie. »
On avait des cauchemars. Tantôt, c’était l’église du Nouveau-Sauveur : à Pâques, elle était sans autel et sans icônes ; le pendu Ermil, le fils de Thécla, s’y promenait, donnant le baiser de Pâques aux fidèles. Tantôt, un petit garçon bouffi, plein d’échardes, culbutait sur le plancher.
« Un soldat vieux-croyant (1) – contait Siméon, le garde des ateliers du chemin de fer – m’a dit : « Grand-père, une grande calamité court sur la Russie, et nous ne pouvons l’éviter. Il paraît qu’à Moscou, la Reine des Cloches s’est brisée en menus morceaux ; chaque morceau s’est métamorphosé en serpent, et les serpents ont rampé jusqu’au clocher d’Ivan-le-Grand. Le clocher tremble, et lorsqu’il s’abattra, le cœur des hommes éclatera ; alors, ce sera la fin de la vie. »
– Que ne dit-on pas ! On veut nous faire mourir de rire, et rien de plus. Luc dit : avant tout, il y a la force productrice ; tout le reste est accessoire. Répudions le vieux monde…
– Cesse de brailler : on ne se gênera tout de même pas avec des gens comme vous, on vous… »
*
« Même, s’il y a nécessité, le gouvernement trouvera en lui la puissance d’éteindre ces trois soleils, dont les gens malintentionnés profitent pour répandre des bruits et jeter le trouble dans la population pacifique… »
On prit des mesures.
Les soleils ne disparurent pas ; ils se montrèrent de plus en plus souvent dans le ciel, autour du féroce soleil d’hiver. Le soleil encore, ce n’était rien ! Mais on n’avait jamais vu, dans le district, une telle fertilité ; on ne se souvenait pas d’une récolte aussi riche que celle de l’été passé. Les moulins étaient sans cesse pleins, et sans cesse on y moulait du grain choisi. Le commerce était florissant, l’acheteur raisonnable.
La ville était célèbre pour ses blés. Et maintenant, les voies ferrées dirigeaient, vers toutes les directions, des wagons regorgeant de grains et de farines de toutes sortes.
La veille de Noël, on assassina la blanche Thécla, et on dissimula soigneusement les traces du crime.
Il y eut un calme momentané ; c’était comme si l’on eût enlevé une pierre de dessus les cœurs.
On s’aspergea, pendant l’Épiphanie, avec l’eau glacée prise à même les rivières par les trous pratiqués dans la glace ; des croix furent tracées à la craie dans tous les coins, sur toutes les portes. Et tout alla bien.
Il est honnête de dire qu’au Carnaval, au temps des mauvaises routes, dans chaque maison, on gémissait en proie au mal de dents.
Dans l’air, l’odeur spéciale du camphre persistait.
Cela dura une semaine entière.
Le printemps vint, précoce et chaud.
L’abondance des eaux fit verdir les jardins à Pâques, et dans les champs, le blé d’automne germa, vigoureux et serré.
Le dimanche de la Quasimodo, on célébra des mariages.
Certaines personnes eurent même un souvenir pour la blanche Thécla :
« Elle aurait bien pu vivre encore ! »
On commença à construire des maisons ; après la bénédiction solennelle de l’eau, on posait des assises solides, et de jour en jour, les échafaudages se dressaient toujours plus hauts, à côté des crucifix qui protégeaient les futures habitations.
Après Pâques, un petit événement vint émouvoir les différentes classes de la société de la ville : à la suite d’un incendie, on retira des bains de l’évêché le corps carbonisé de la Supérieure du couvent des femmes du Saint-Esprit, et l’évêque, le père Antoine, ne put officier de longtemps, à cause des brûlures dont son corps était couvert.
On échangea des plaisanteries et des regards moqueurs. Il y eut aussi de la tristesse.
« Le diable a volé la croix ; la croix est en possession du diable !
– Satan a trôné dans le temple de Dieu ! Le malin souille le ciboire et crache dans le calice. Et on ne communie pas avec le sang du Christ, mais avec la bave du diable ; on ne s’assimile pas le corps du Christ, mais les impuretés du diable.
– Ce sont des paraboles ridicules, et c’est tout ! Il n’y a ni Dieu, ni diable ; il n’y a que la Vie.
– Quelle vie ? »
Après un tiède mois de mai fleuri, arrivèrent les chaleurs de l’été, et, pendant bien des jours, pas une goutte de pluie n’humecta les champs secs et altérés, les prairies envahies de poussière et les jardins infestés par les chenilles.
*
Elle s’approche.
Plus près.
Elle pèse au-dessus des jours comme une nuée tourbillonnante.
Elle s’obscurcit. Elle s’obscurcit !
Dans chaque chose, dans chaque visage, à toute heure, Elle me regarde et, pour une minute d’oubli, Elle m’impose une torture intolérable.
Je ne la connais pas tout entière. Je la sens seulement. Je ne sais pas d’où Elle vient, par quel côté. Elle fondra sur moi. Mais je la sens, Elle est partout autour de moi !
Mes lèvres ne se convulsionnent plus de rire. Mon cœur ne connaît plus la joie.
Et le cœur ne peut plus maudire comme il maudissait.
Il se contracte dans un faible murmure. Elle va venir, sauras-tu la vaincre ?
Tu as maudit, tu as aimé.
Sauras-tu la vaincre ?
Non, jamais tu ne pourras.
Tu t’affaisseras à ses pieds comme une gerbe, et Elle t’écrasera ; son éclair te carbonisera.
Je ne sais à quelle planche de salut m’accrocher.
Donne-moi au moins un nœud coulant !
Mais, si c’est possible, qu’Elle passe à côté de moi !
Par le midi rouge de la Saint-Jean, dans la cathédrale, le tocsin sonna à coups précipités.
De plusieurs côtés à la fois, des rues entières, bondées de travailleurs et de misères de toutes sortes, flamboyèrent.
De petites maisons en bois et d’immenses bâtisses disgracieuses, servant de dortoirs et d’asiles de nuit, brûlèrent comme un amas de vieux mobiliers.
La flamme se montrait dehors, puis disparaissait dans de gigantesques trombes de fumée ; ces trombes s’élevaient et tournoyaient de haut en bas, dans un mouvement centrifuge.
Et des doigts invisibles filaient avec fureur un tissu suffocant, gris, dans le ciel embrasé, sans un nuage.
Pris à l’improvise, les gens s’agitaient, muets d’épouvante, ou piétinaient avec des cris de bête fauve dans ce chant triomphal de l’incendie.
Un sifflet de fabrique, strident, s’efforça de se faire entendre à l’heure habituelle.
Et ce sifflet semblait solitaire au milieu des autres sifflets isolés.
On demandait grâce et pitié…
On voulait sauver au moins les enfants, mettre les biens en sûreté.
Ces derniers cris de gens et de choses condamnés à la destruction étaient lamentables.
On sortit les icônes. On croyait qu’elles lutteraient contre le fléau.
Et la flamme se faufilait, continuant inlassablement son œuvre, et enveloppant les demeures encore intactes.
Désespérément, les fuseaux bleus et blancs de la fumée scintillante s’entortillaient ; c’était comme une vrille voulant forer l’air épais et lourd.
Une lueur pourpre, poussée par le vent, se répandait, trépidant au-dessus de la ville.
Et les noirs poteaux de bois, reste des incendies, se dressaient comme des pendus.
Les ateliers du chemin de fer et le Naphte flambaient.
Dans la rage et l’épouvante, affolées, des locomotives fumantes s’élançaient de leurs remises de fer. Elles retentissaient de coups de sifflets secs et haletants. Et quelque chose d’effroyable respirait et soufflait sous leurs pattes brûlantes.
Et ces gémissements sans larmes des machines agonisantes échauffaient le soir.
Le feu crépitait dans les élévateurs et jaillissait en cascades. On aurait pu croire que quelqu’un avait éparpillé des grains d’ambre ensanglantés et riait à gorge déployée.
*
Au milieu de la nuit enchantée de la Saint-Jean, au moment où la vie bat son plein, on sonna le tocsin au clocher de la cathédrale.
Les maisons de joie commencèrent à flamber.
Le feu collait jalousement des baisers aux lèvres des femmes, mettant à mort ses rivaux, léchant passionnément de leurs langues effilées les corps qu’elles brûlaient jusqu’à leurs os blanchis.
Et les visiteurs, dégrisés, roulaient à terre devant cet hôte rouge, implacable et inassouvi. Les êtres nus, enlacés, lacérés par les éclats de verre, mordus par les brûlures, tombaient des étages supérieurs, et, sur le sol, ils étaient foulés par les sabots des chevaux et les pieds des fuyards.
Les prunelles enflammées de la foule pressée se dilataient et éclataient sous l’action de la chaleur suffocante, et le râle des animaux se mêlait aux rires pointus, aux supplications et aux gémissements.
Un moine, avec un vêtement sombre, était debout au milieu de la fournaise, le visage impassible.
Comme à midi, seul, il restait impassible et effrayait par sa sérénité.
La lueur qui brillait au fond de ses yeux perçait les flammes environnantes.
Des milliers de mains s’agrippaient aux pans de sa robe, au voile noir de son froc, ou rampaient vers ses pieds, recueillaient la poussière qu’ils avaient foulée, et la portaient aux lèvres qui la baisaient.
« Protège-nous !
– Sauve-nous !
– Grâce !
– Pitié !
– Pitié ! Pitié ! implorait, en un effrayant tocsin, la cloche de la cathédrale, lorsque le soleil, se levant paresseusement et dardant ses rayons d’or ensanglanté dans des nuages de fumée, éclaira la Terre.
– Fuyez ! Fuyez ! » grondait le tourbillon de feu qui tournoyait autour des colonnes infernales de poussière âcre.
Des deux extrémités de la ville, s’éleva une épaisse fumée menaçante.
La prison brûlait.
L’hôpital brûlait.
Les détenus brisèrent les portes de fer, assommèrent leurs gardiens et, mutilés, fusillés, ils se traînaient comme des pestiférés, le long des rues crevassées par le feu.
Ouf ! lorsque les cellules, souillées d’ordures, flambèrent, quel festin pour le feu vengeur, libre, détruisant le sépulcre des vivants : la prison.
Dans les salles mal aérées de l’hôpital, à travers une lueur jaune et verte, au milieu des soleils orangés qui dansaient, on entendait des sanglots déchirants ; et le rire de géhenne des aliénés retentissait.
Le feu, pareil à un écureuil, criait et sautait. Franchissant la muraille, il jeta ses réseaux embrasés sur l’abattoir, au-delà du jardin.
La ville frémit de hurlements antédiluviens : c’étaient les animaux qui beuglaient, comme possédés d’une angoisse humaine.
De la prison, le feu bondit au cimetière.
De son lourd levier, il ouvrit les tombeaux sourds.
Et les morts se dressaient sur leurs sépulcres, comme des nuages noirs, enveloppés d’une buée grise et puante.
Le moine noir dans son vêtement sombre, le moine, les lèvres crispées, les bras croisés, se tenait debout, au milieu des foules sauvages et des bêtes affolées. Les étincelles tourbillonnantes volaient au-dessus de sa tête, comme un peuple d’oiseaux d’or.
Et, sans arrêt, le tocsin sonnait, sonnait, sonnait.
Des hommes se sauvaient tout écorchés, couverts de brûlures, le désespoir dans l’âme.
Le dépôt de vodka brûle !
L’eau-de-vie enflammée dévore tout.
J’ai égorgé mon père,
J’ai tué ma mère ;
Ma propre sœur,
Je l’ai noyée dans la rivière.
Imprégnés d’alcool, des milliers de cadavres flambaient dans un halo bleuâtre intolérable.
*
L’épouvante faisait perdre la raison.
Les mères égaraient leurs enfants.
Les enfants portaient des fardeaux énormes.
Nul n’osait rester même dans les maisons intactes.
On abandonnait sa demeure et on sortait dans la rue.
On recherchait les incendiaires.
On croyait être sur leur piste.
Des femmes fouillaient sous des portes cochères.
Le vieux Siméon, le garde, fut mis en pièces pour avoir eu l’imprudence d’allumer sa pipe.
Un étudiant eut le bras arraché.
On précipita quelqu’un dans un brasier.
« Qui cela peut-il être ? Où chercher ? » demandait-on au moine.
Le moine restait silencieux.
Sur les murs, ces mots étaient tracés avec des lettres noires :
« Demain, il n’y aura pas d’incendie. »
– Il n’y aura pas d’incendie ! Il n’y en aura pas !
*
Un filet vermeil à mailles serrées était suspendu sur la ville ; il retenait une sphère de flamme sanglante qui répandait une infecte odeur de brûlé.
Ainsi commença la troisième matinée, celle du troisième et dernier jour.
Dans la nuit, la cathédrale avait brûlé, avec le corps desséché de ses saints.
Le clocher s’était écroulé, et la langue, naguère criarde, du tocsin se tut.
Trois piliers de feu, en forme de croix, jaillirent de l’énorme bûcher et s’effacèrent en vacillant dans la terrible nuit rouge.
Les cœurs bouillonnaient, les bras tombaient sans force.
Il n’y avait plus rien à brûler.
Tout achevait de se consumer.
Des foules affolées, éperdues, rôdaient.
Tous ceux à qui l’on en voulait, s’ils tombaient sous la main, étaient assommés à coups de poutres mi-carbonisées.
Ivres d’effroi, de désespoir, de meurtre, à la nuit tombante, on abandonna la ville.
Cette dernière nuit, les survivants, réfugiés dans la campagne, se serrèrent les uns contre les autres, autour des misérables mobiliers et des objets volés.
Et le moine, vêtu de sombre, était debout au milieu de cela.
Mais personne n’élevait la voix pour l’appeler ; seuls les yeux, des centaines d’yeux se tournaient vers son cœur, impénétrable sous sa soutane.
« Grâce ! Grâce ! »
Et voici que, pour la première fois, la face impassible du moine tressaillit.
Il déchira ses vêtements sombres, tira un vase placé sur sa poitrine, y trempa un goupillon et aspergea les yeux des suppliants.
Et, tout d’un coup, les champs flambèrent comme un immense foyer de bois sec.
Un nuage de feu déchira le ciel, fendit la nuit, poussa un lugubre gémissement et tourbillonna dans les airs.
« Les étincelles ! Les étincelles ! »
*
Des ténèbres profondes s’amoncelaient au loin, au-dessus de la ville détruite.
Et les étoiles avaient peur de regarder, en bas, la Terre et l’homme vêtu de haillons sombres.
Et les oiseaux craignaient de se poser sur les cadavres ; ils n’osaient pas agiter leurs ailes autour de l’homme.
Seul, il était debout au milieu des cendres de la Terre dévastée par les flammes.
Oh ! terre natale, tu es maudite !
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(1) Secte religieuse. (N. du tr.)
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(Alexis Rémisov [sic], traduit par Alexandre Mercereau, in La Grande Revue, quinzième année, n° 16, 25 août 1911 ; Kati Horna, « Les Poupées de la peur » et « Sans titre, » tirages argentiques, 1939 et 1949)