IV
LE GRAND-TRANSMUTATEUR
Nous quittâmes la pièce, traversâmes le jardin, et, sur un terre-plein, derrière quelques hauts arbres, je découvris une sorte de hangar clos dont Pitoulet m’ouvrit la porte. J’entrai dans ce qui me sembla être une vaste salle de machines. Point de fenêtres, mais le toit vitré laissait passer la lumière. Une profusion de lampes électriques pendues à des fils ou fixées aux murs. Sur ces murs enduits d’émail blanc, couraient des câbles électriques, portés par des isolateurs ; à peu près au milieu de la salle rectangulaire, se dressait, sur un bâtis en pavés de verre, à l’abri d’une rampe de verre, une masse noirâtre d’au moins quatre mètres de haut, sorte de cylindre géant enveloppé, à ce que je crus, d’un revêtement goudronné. Ce noir cylindre était couché à peu près au milieu de la salle dont nous fîmes le tour, en prenant la gauche à partir de l’entrée. Le long du grand mur de gauche était appliquée une petite estrade à laquelle on pouvait accéder par trois marches ; sur un immense tableau de marbre blanc, vissé au mur, au-dessus de l’estrade, à hauteur d’homme, brillait le cuivre d’un jeu innombrable de manettes et de leviers ; issus du tableau, de gros câbles noirs, accouplés, se croisaient au-dessus de nos têtes, énorme toile d’araignée, et allaient se perdre dans la sombre masse centrale. Nous nous dirigeâmes vers le fond de la salle et je vis que l’énorme cylindre se terminait, de ce côté, par un cône luisant qui me sembla de cuivre ; me parurent de cuivre également des sortes de tresses ou d’anneaux encerclant par endroits le cylindre. Devant le cône, un immense tabouret, ou mieux, un plateau de deux mètres carrés au moins, composé d’une matière noire et scintillante, ressemblant à de la mine de plomb ; à droite de ce plateau, placé verticalement à hauteur d’homme, un tableau de marbre supportant un jeu de manettes variées, tableau analogue à celui qui se trouvait fixé au mur, mais bien plus petit que lui. Et derrière le plateau noir se dressait un autre appareil étrange, une façon de grille métallique, haute de quatre mètres, sinon davantage, assez semblable pour la forme à un radiateur d’auto, et maintenue par des arcs-boutants qui s’enfonçaient dans le sol. Nous tournâmes autour de cette grille parallèle au mur du fond et revînmes vers l’entrée par le côté droit de la salle où je remarquai divers objets, notamment une énorme cloche de verre, – destinée à quel fromage de cauchemar ? – une machine qui me sembla être une pompe rotative, une petite cabine avec un écriteau portant l’inscription : « Vestiaire. »
« Voilà terminé le tour du propriétaire, » dit Pitoulet d’un air satisfait.
Je ne répondis pas, en proie à un vertige d’incompréhension totale. Je discernais évidemment qu’il y avait là une installation électrique d’un genre spécial. Mais laquelle ? Mais à quelle fin ?
Pitoulet m’interpella :
« Vous semblez un peu perdu.
– Dame !
– Avez-vous fait de l’électricité ?
– Oui, au collège.
– Pauvre garçon ! Mais, reprit-il, c’est à merveille, dans l’espèce, puisque vous devez ne pas trop comprendre. Toutefois, je vous en dirai assez pour vous mettre au fait. Et c’est l’essentiel.
Sachez donc, ami Cabri, qu’une science m’a toujours passionné : la chimie ; la science des sciences, en somme, celle qui pénètre et fouille les choses, tâche d’en découvrir le principe, l’essence. Elle est à toutes les sciences naturelles ce qu’est la métaphysique à la philosophie, avec cette différence, toutefois, que la métaphysique joue sur des rêves, tandis que la chimie travaille sur le réel. Ah ! décomposer jusqu’à l’unité les corps qui composent la nature, découvrir enfin la matière essentielle ! Mais nous sommes bien loin du but, et qui sait si nous l’atteindrons jamais : la matière essentielle s’éloigne quand on la presse, s’évanouit quand on croit la saisir, et il ne reste d’elle, en ultime analyse, qu’un mot, l’Énergie, imaginé par les savants pour bercer leur ignorance, un mot qui n’est pas, comme vous pourriez penser, la proclamation d’une victoire, mais la confession d’une défaite. Qui triomphera finalement, de l’homme qui poursuit ou de la nature qui se dérobe ? L’homme, – j’ai cette foi, – car l’homme n’est que la nature consciente qui tend à se connaître elle-même. J’ai poussé, pour ma part, aussi loin que j’ai pu mes recherches sur la constitution de la matière. Mais la chimie est un domaine immense dont une seule avenue suffit à la carrière d’un homme. Je me suis donc adonné à la chimie des corps organiques ; mais, cette avenue étant trop vaste encore, j’ai pris l’un des chemins qu’elle traverse, et je me suis consacré à la biochimie, ou chimie des corps vivants. La constitution de la matière vivante, voilà, dès lors, quel fut l’objet de mes recherches. Je résolus de commencer, méthodiquement, par étudier la structure moléculaire des corps simples qui la composent ; et comme le meilleur moyen de connaître un corps en sa structure intime est l’étude comparée de ses variations d’état, l’idée me vint de soumettre ces corps à une influence capable de les modifier physiquement. Cette influence m’apparut comme pouvant, puis comme devant être une force électrique et, plus précisément, celle d’un champ magnétique très puissant. Très puissant n’est pas assez dire : je résolus de créer un champ magnétique d’une puissance inconnue jusqu’à ce jour, et, non sans peine et sans argent, je fis construire l’appareil que voici, et qui est, vous l’avez deviné…
– Non.
– Allons, vous êtes nul à souhait. Qui est un électro-aimant.
– Cette énorme masse cylindrique ?
– Oui. Cette masse recouverte d’une enveloppe isolante est simplement le plus puissant électro-aimant du monde. Je l’ai fait construire à Pittsburgh, U.S.A. Les spires de fil que contiennent ses bobines renferment quelque cent tonnes de cuivre. Par un procédé que j’ai trouvé et qui constitue la plus belle originalité de l’appareil, aucun échauffement ne se produit dans le métal, malgré l’immense quantité d’énergie électrique qui y circule. Du reste, les enregistreurs installés de place en place sont les témoins de cette absence de chaleur. Je vous confie, toutefois, que mon système de refroidissement nécessite l’emploi d’air liquide… Ce grand plateau, posé sur isolateurs, est en graphite. Il se trouve en plein centre du champ magnétique produit par l’électro-aimant. Enfin, l’énorme grille que vous voyez dressée derrière est reliée à une série de pièces métalliques enfouies dans le sol, de manière que la communication avec la terre soit parfaite. Contrairement à ce qu’il peut sembler, cette grille n’est pas de fer, mais de plomb, métal non magnétique. Elle concentre et renforce, en le limitant, le champ d’action de l’électro-aimant.
Donc, une fois prête à jaillir cette source torrentielle d’énergie magnétique, je commençai par étudier la structure moléculaire du carbone, composant essentiel de la matière vivante. Je soumis donc un bloc de charbon, spécialement pur, à l’influence du champ magnétique. Je le posai sur le plateau de graphite, et donnai le courant, afin de provoquer un certain processus de désagrégation qu’il est inutile de vous expliquer. C’est alors que se produisit l’incident qui me révéla fortuitement la vertu capitale de mon appareil.
Assis en face du plateau, la main sur les commutateurs fixés à la face extérieure de cette plaque de marbre, j’augmentais peu à peu l’influx magnétique, quand, par l’entrebâillement d’une des vitres du toit, un chat se glissa dans la salle. Je me mis en devoir de le chasser. Or, l’animal fuyant bondit sur le bloc de charbon en expérience. Ah ! mon petit Cabri ! J’entends un miaulement et… mais plutôt, voyez vous-même. »
Il sortit, s’en fut, dans un coin du jardin, vers une cabane à lapins et revint, tenant dans ses bras un cochon d’Inde.
« Attendez-moi encore un moment, fit-il. Je vais actionner les dynamos. »
Il me confia l’animal et pénétra dans une baraque située à dix pas.
« Oui, décidément, fit-il en revenant, j’ai besoin d’un nouvel aide. Seul, je ne puis suffire… À présent, rentrons dans le laboratoire : je vais reproduire sur ce cobaye les phénomènes observés sur le chat… car tous les animaux, et, bien mieux, tous les hommes, sont égaux devant le « Grand-Transmutateur. » C’est le nom de mon appareil. Et maintenant, à l’expérience ! »
(À suivre)
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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 460, 16 aout 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)