Mon hôte abaissa la lanterne-tempête à la lumière de laquelle il me guidait dans la vaste cave qui s’étendait sous le manoir.

« C’est ici, fit-il… Écoutez ! »

À travers le sol, nous parvenait une rumeur puissante, mais lointaine et confuse.

Je le regardai, et l’interrogation que j’allais formuler, sans doute la lut-il dans mes yeux, car il la prévint :

« C’est le bruit du flot, probablement quand il s’engouffre dans la grotte appelée l’Enfer de Plogoff. »

Il ajouta presque aussitôt :

« La tradition veut qu’à cet endroit il ait existé un orifice où l’on pouvait s’enfoncer dans le sol grâce à un escalier en spirale. Un des possesseurs du manoir aurait fait boucher ce puits, où les gens du pays croyaient percevoir la rumeur des âmes damnées. Il y a même là-dessus une légende… »

Et comme je le pressais de me la faire connaître, il me promit de me la conter après le dîner, dans la soirée.

Quand le souvenir me ramène vers la rude contrée de Cleden-cap Sizun, à deux pas du Raz, c’est d’abord à cette légende que je pense. La voici, bien qu’il ne soit pas aisé de rendre le charme un peu farouche qu’elle prit pour moi dans un manoir breton sous lequel mugissaient les forces tempétueuses de la mer.

Donc, il y a plus de cent ans, le châtelain d’alors avait à son service un jeune domestique prénommé Alain. C’était un garçon d’un naturel curieux et hardi. Le puits de la cave constituait pour lui le plus attirant des mystères. Souvent, il allait se pencher sur son orifice pour écouter la rumeur étrange qui montait de l’abîme. On racontait que, des années et des années plus tôt, deux tentatives pour violer le secret de la terre avaient coûté la vie à de hardis compagnons. Ils ne reparurent jamais.

Pourtant, un dimanche qu’il se trouvait à peu près seul au château, ses maîtres étant partis pour Quimper, le jeune Alain n’y tint plus. Il mit le pied sur le premier gradin de l’escalier étroit et humide et, après une seconde à peine d’hésitation, il se risqua dans la nuit du sous-sol.

Longtemps, les sabots du garçon résonnèrent sur le granit des marches, qu’éclairait faiblement une chandelle à la flamme vacillante. Il commençait à s’effrayer d’entendre toujours à la même distance la grande rumeur sourde. Son cœur battait à se rompre. Soudain, il se sentit fatigué et s’assit un instant sur la pierre. À ce moment, un vent brusque et froid, soufflé par l’abîme, supprima sa lumière.

Combien de temps Alain demeura-t-il ainsi ? Le certain est qu’il finit par discerner dans les ténèbres une faible et lointaine clarté qui paraissait venir d’en bas. Alors, il reprit courage et poursuivit sa descente.

Au bout d’un moment, la rumeur mystérieuse, qui se faisait de plus en plus forte, se précisa, se transforma ; bientôt, elle devint un ample chant solennel comme on entend dans les églises aux offices des grandes fêtes carillonnées. Un instant plus tard, le jeune domestique aboutissait par des degrés, non plus de granit, mais de marbre, dans un sanctuaire magnifique, éclairé d’une étrange lumière glauque. À l’autel, où les cierges arboraient des flammes verdâtres, un prêtre officiait. L’assistance très nombreuse, composée de gens richement et curieusement habillés, mais qui pourtant avaient quelque chose d’irréel, tourna d’un seul mouvement la tête vers le nouveau venu au bruit de ses sabots sur les dalles. Intimidé, le cœur plein d’un compréhensible émoi, Alain se retira derrière un pilier et ne bougea plus.

Soudain, une sorte de bedeau, revêtu d’une grande toge noire, quitta le chœur, un plateau à la main, et commença la quête au premier rang des fidèles. Le jeune domestique tâta ses poches avec inquiétude ; il n’avait pas sur lui un denier-tournoi. Quelle attitude serait la sienne lorsque l’étrange personnage au regard inquisiteur, exigeant et sévère, solliciterait son obole ? À cette minute, Alain estima que son expérience avait assez duré. Un froid humide lui tombait sur les épaules. Sous la lumière d’aquarium, cette humanité priante avait un aspect vraiment surnaturel. Tout doucement, il retira ses sabots et, sans bruit, il recula vers la porte.

Là, une vieille aux traits ravagés, sorte de pauvresse à demi sorcière comme on en voyait au seuil des églises bretonnes, était affalée sur les dalles. Devinant le dessein du jeune homme, elle tendit son bâton en travers de la sortie.

« Où vas-tu ? »

Il expliqua que, venu d’en haut, il désirait regagner sa demeure.

La sorcière, fixant sur lui un regard aigu, lui dit alors :

« Tu t’es mis dans un mauvais cas, mon garçon. Sais-tu que tu es ici dans la cathédrale de Ker-Ys, la ville du roi Gradlon, qui fut autrefois, pour les péchés d’Ahès, fille du monarque, submergée par la mer ? Depuis cette heure fatale, nous attendons sous les eaux qu’un vivant oblige l’Océan à se retirer. Et il ne pourra le faire que s’il met dans le plateau de la quête la moindre obole. Deux hommes sont déjà venus ici avant toi : l’un il y a deux cents ans, l’autre il y a un siècle. Mais comme ils n’avaient ni l’un ni l’autre de quoi payer notre rédemption, ils ont été mis en pièces par le peuple en furie. Un pareil sort pourrait être le tien quand le quêteur t’abordera. Tu es tout jeune, et j’ai pitié de toi. Dans cent ans, nous serons peut-être plus chanceux. Pour que personne ne te voie te retirer, voici une médaille qui te rendra invisible. »

Ayant pris le talisman et remercié la vieille au cœur pitoyable, Alain regagna l’escalier en spirale sans être aperçu des fidèles.

Lorsque, quelques jours plus tard, le récit de cette aventure parvint aux oreilles du châtelain, celui-ci se hâta de faire boucher l’orifice du puits, de crainte, peut-être, qu’une libération éventuelle des damnés de Ker-Ys ne contrariât la sentence divine. Et c’est pourquoi la ville maudite poursuit sans espoir sa vie sous-marine et que seule Ahès, la princesse coupable, vient quelquefois, par les soirs de clair de lune, en chantant un air triste, peigner sa blonde chevelure à la surface des flots.
 
 

 

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(Joseph-Émile Poirier, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-septième année, n° 9272, samedi 2 mai 1936 ; « L’Inondation [Ve tableau], » dessin d’Adrien Marie, pour Le Roi d’Ys, opéra d’Édouard Blau et Lalo)