VII

 

DEUX CITOYENS NÉBULEUX

 
 

Après avoir trinqué au « Maître des Trois États, » nous trinquâmes à ma fiancée, puis à Paris, puis à l’Anjou, ma province, puis à la Bretagne, la sienne, puis aux gracieux souverains pour lors en visite dans la Capitale, puis aux colloïdes, puis… si bien qu’à la fin du repas, nous nous sentîmes enveloppés d’un nimbe de béatitude… Le nez de Pitoulet était écarlate.

« Allons, dit mon ami, prendre le frais au jardin. »

– « Prendre le frais. » Expression dérisoire. L’air était lourd, pas un souffle de brise. Nous respirions péniblement.

« Savez-vous ce qui serait délicieux ? me dit-il, quelques heures d’état brumeux. On se sent léger, bienheureux… plus de pesanteur d’estomac. Je vais m’offrir ce plaisir. M’accompagnez-vous jusqu’au laboratoire ?

– Certainement, mon bon maître. »

Une fois devant le plateau, il me dit, souriant :

« Montez-vous avec moi ?

– Ma foi, répondis-je, j’en ai fort envie. Je ne vous cache pas que l’état pâteux ne me séduit guère ; il rend son homme plutôt grotesque. Et quand je nous imagine, ma Suzanne et moi, ainsi métamorphosés, j’en éprouve un léger haut-le-cœur. Mais l’état brumeux me semble distingué.

– Alors, déshabillez-vous et montez sur le plateau… Ah ! Ah ! Cabri, vous avez peur !

– Moi ? Peur ? Est-ce qu’un appareil scientifique ?…

– Si vous n’avez pas peur, Cabri, soyez moins disert et plus prompt. Déshabillez-vous et montez sur le plateau.

– Soit ! »

J’entrai avec lui dans la cabine-vestiaire. Nous reparûmes nus.

« Voilà ! m’écriai-je. Et maintenant, en route pour le pays des ombres !

– Que ce jeune homme est exalté ! dit Pitoulet en riant. Là : je place l’aiguille, je donne le courant… C’est commencé. »

Oh ! la bizarre sensation ! Un chatouillement puissant, profond, total, me secoue le corps, des cheveux aux talons. Puis je crois me fondre, en m’aplatissant sur moi-même, comme un bloc d’amidon mouillé. Pitoulet et moi, nous passons de compagnie à l’état pâteux. Mais nous ne faisons qu’y passer : soudain, nous nous agrandissons ; il me semble que tous mes organes se dilatent et s’allègent. Mon visage atteint à celui de Pitoulet, qui atteint le plafond de la salle ; nous regardons mutuellement, avec un certain émoi, nos énormes faces brumeuses. Et, comme nous nous trouvons de niveau, nous conversons facilement.

« Nous descendrons, dit Pitoulet, dès que nous aurons entendu la sonnerie. Et voici qu’elle tinte. Après vous, cher Cabri… Nous voilà pour trois heures à l’état d’hommes-nuages. »

Nous quittâmes le plateau. Il poursuivit :

« La porte est ouverte. Il me vient une idée : nous allons faire un tour dans le jardin et voir comment, à l’état brumeux, nous nous comportons vis-à-vis des choses.

– Excellente idée, » répondis-je.

Nous nous promenâmes un bon moment, sans nous lasser de jouir des plus délicates sensations. Nous allions, ou mieux nous glissions, le long des allées, à mi-hauteur des arbres dont les branchages nous traversaient sans dommage pour eux ni pour nous. Nous surprenions le sommeil des oiseaux, et les caressions sans les éveiller ; l’intime parfum des hautes frondaisons nous baignait ; nous respirions, nous semblait-il, par tout notre être, avec une facilité délicieuse ; bref, l’état brumeux s’accompagnait d’une allégresse générale, due sans doute à notre légèreté, car, d’après les calculs de Pitoulet, nous pesions à peine deux fois plus que le volume d’air déplacé.

Ainsi, marchant et devisant, nous nous en fûmes au bout du jardin regarder ce qui se passait dans les maisons voisines. Invisibles dans la nuit, nous contemplâmes par les croisées maint spectacle propre à nous réjouir.

« Une autre fois, me dit Pitoulet, vous m’enfermerez, moi brumeux, dans une enveloppe hermétique en baudruche. Vous pourrez me comprimer sans effort jusqu’au volume d’un gros melon. Rien de plus commode, si l’on veut voyager incognito, que de se faire transporter par un ami sous les espèces d’un ballon d’enfant.

– J’y songe ! m’écriai-je. Si je pouvais ravir ma Suzanne, par cet artifice, à ses parents ? Je l’emporterais comprimée, en mon sein.

– Soyez sans inquiétude à son sujet, répondit-il. J’ai réfléchi et j’ai trouvé dix-neuf moyens de vous la rendre.

– Oh ! maître ! Vous êtes mon sauveur !

– Voulez-vous mettre à l’épreuve le premier moyen, que je crois excellent ?

– Vous le demandez !

– Eh ben, voici ! La rue est déserte. Pas un souffle d’air. Je vais sortir et apparaître aux époux Bic comme l’esprit d’un ancêtre qui leur commande de vous donner leur fille.

– Génial ! Madame Bic croit dur comme fer au spiritisme. Et, dans l’intimité, elle domine son mari. C’est à elle qu’il faut apparaître.

– Le nom de son grand-père ?

– Gédéon Mornebler, marchand d’oiseaux des Îles. Mais ne puis-je vous accompagner ?

– Si fait, Cabri ; à nous deux, nous allons les anéantir.

– Toutefois, maître, ajoutai-je, je désirerais que la scène eût lieu en l’absence de ma tendre Suzanne. Elle est sensible comme la clématite des prés, et j’ai peur…

– Nous attendrons que les « vieux » soient seuls. »

Brave Pitoulet ! Il parlait des « vieux, » vieux lui-même, avec une âme de jeune homme !

Après nous être concertés en vue de toute conjoncture possible, nous enjambâmes le mur du jardin et retombâmes dans la rue, comme des écharpes de gaze – de gaz, risquerais-je, si je ne tenais le calembour, avec le grand Victor Hugo (qui ne s’est d’ailleurs pas privé d’en faire), comme « la fiente de l’esprit qui vole. »

Et nous voici sur le trottoir. Pas un souffle de vent. Nous avançons, ombres colossales, légèrement imbriquées l’une dans l’autre, et voyons venir, à quelques mètres, un couple de jeunes gens tendrement enlacés. Comme Pitoulet l’avait prévu, nous nous confondions avec la brume du soir. Au surplus, les amoureux ne s’occupaient guère du monde extérieur. Ils nous traversèrent de part en part sans s’en douter, les lèvres unies. Toutefois, – notre ouïe se trouvant fort déliée, – nous entendîmes l’amie dire à l’ami :

« Tu ne trouves pas, Gustave, que notre baiser vient d’avoir un drôle de goût ? Il me semble que j’ai de la graisse sur les lèvres.

– J’éprouve la même impression, Isabelle, » répondit-il.

En effet, leurs deux visages nous avaient traversé le ventre. Puis nous croisâmes trois artilleurs qui marchaient comme dans un rêve. Ils ne nous aperçurent pas. Nous étions près d’arriver, quand une vieille dame, sur le trottoir d’en face, nous vit sans doute silhouettés par la lumière d’un bec de gaz, car elle désigna le réverbère avec un piaulement d’effroi. Mais déjà nous avions franchi le mur du jardin de « Castel-Bic. »

Il importait, à présent, d’agir avec hardiesse et prudence. La nuit état noire. Nous nous en fûmes regarder, en nous baissant, par la fenêtre ouverte de la salle-à-manger qui se trouvait éclairée. Monsieur Bic, la pipe aux lèvres, lisait un journal ; Madame Bic tricotait ; ma Suzanne feuilletait un volume, mais ses beaux yeux se levaient souvent, pensifs, vers la suspension. Un moment après, elle quitta la pièce. N’allait-elle pas revenir ? Nous fîmes le tour de la maison et vîmes s’éclairer sa chambre. Elle se dévêtait. Sur une chaise, près d’elle, gisait un peignoir bleu… Ah ! comme j’aurais voulu rassasier mes regards du spectacle charmant de ce déshabillage ! Pitoulet me rappela à la situation :

« Ne perdons pas de temps : c’est le moment. »

Je m’arrachai avec peine de ces lieux enchanteurs et nous revînmes devant la salle-à-manger. Les sons d’une mandoline s’égrenèrent jusqu’à nous : ma Suzanne donnait l’essor à son harmonieuse mélancolie ; ce qui n’empêcha pas Bic de déclarer :

« Notre fille fait des fausses notes. »

Le Barbare ! Les notes – si elles étaient fausses – ajoutaient à la romance nostalgique l’attrait d’un morbide imprévu. Mais il allait se mettre à l’œuvre. Simultanément, Pitoulet et moi, nous pénétrâmes dans la pièce par la fenêtre, et, nous accroupissant, lui devant madame et moi devant monsieur, nous leur ordonnâmes, de notre filet de voix aigre :

« Pas un geste. Pas un cri. Il y va de votre vie ! »

Sous la lumière de la lampe, nos énormes faces de brume se distinguaient parfaitement. Les époux Bic eurent chacun un sursaut et ravalèrent le cri prêt à sortir de leurs bouches bées. Bic laissa tomber sa pipe. Mme Bic joignait les mains, affolée. Pitoulet reprit immédiatement :

« Clothilde Bic, je suis l’Esprit de ton aïeul Gédéon Mornebler. Je reviens en ce soir mémorable pour te dire que je veille sur toi et te signifier ma volonté. Je t’ordonne, ainsi qu’à ton époux, de marier ta fille à Mesmin Cabri, dont j’ai évoqué le « double astral. »

– Présent ! fis-je à Monsieur Bic.

– Revenu pour un instant de l’Empire des Âmes, je vous annonce, conjoints Bic, que si votre fille l’épouse, vous vivrez les uns et les autres de longues années de prospérité. Sinon, sur vous tous, malheur et damnation, damnation et malheur ! »

Pitoulet prophétisait avec l’assurance d’un revenant professionnel. Il ajouta :

« Vous écrirez ce soir même une lettre à Mesmin, et vous le marierez ce mois-ci avec Suzanne. Je t’en avertis, double astral ! fit-il en m’interpellant.

– Je prends acte, Esprit de Mornebler ! répondis-je respectueusement.

– Et maintenant, conclut-il, jurez, les Bic, de m’obéir !

– Je jure ! » balbutia Madame, courbée d’effroi.

Bic se taisait, roulant des yeux troubles… Mais nous entendîmes le pas de ma Suzanne ; nous évanouissant par la fenêtre ouverte, nous nous mîmes à guetter dans l’ombre.

Pitoulet me chuchota :

« Je crois l’effet réussi.

– Attendons, » murmurai-je, anxieux.

Suzanne, devant ses parents prostrés, s’inquiétait :

« Papa, maman ! Qu’avez-vous donc ? Répondez-moi ! Vous me faites peur !… »

Mais Bic, bondissant, se pencha à la croisée. Naturellement, il ne vit rien. Il revint, en grondant :

« Quelque illusion… J’ai bu trop de café.

– Et moi ? fit sa femme, trop de tilleul, peut-être ?

– Il y a là-dessous quelque chose…

– Il y a là-dessous la volonté de mon aïeul Mornebler. Fais l’esprit fort. Tu l’as vu comme tu me vois ! »

Suzanne questionnait :

« Grand-papa Gédéon ?… Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Sa mère répondit :

« Ne t’effraie pas, mon enfant… Nous discutions, ton père et moi. Monsieur Mesmin te plaît-il toujours ? »

Il n’y avait qu’un cœur maternel pour avoir de ces délicatesses. Suzanne baissa la tête et murmura :

« Oh ! oui ! »

Si Pitoulet ne m’avait retenu, elle recevait l’étreinte d’une ombre.

« Eh bien, répliqua sa mère, tu l’épouseras quand tu… »
 

(À suivre)

 
 

–––––

 
 

(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 461, 1er septembre 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)