Hugues le Roux est parti depuis le matin à la chasse au sanglier.
La semaine dernière, un voisin était venu le trouver dans la cabane qu’il habite sur la lisière de la forêt, et lui avait demandé son aide pour débarrasser la contrée d’un vieux solitaire qui la ravage depuis quelque temps et qui lui avait entièrement bouleversé la veille son champ de pommes de terre.
Hugues le Roux est le meilleur chasseur de tout le pays. Il a promis son concours et il s’est presque aussitôt mis en campagne. Toute la journée, il a marché sans résultat. Vingt fois les branches cassées sur le passage du fauve, l’empreinte d’un pied sur le sol humide lui ont indiqué la trace de la proie qu’il poursuit, vingt fois il a perdu cette trace brusquement disparue, et il lui a fallu recommencer ses recherches qui l’ont entraîné loin de son point de départ.
Malgré sa connaissance de la forêt, il a fait tellement de chemin qu’il s’est égaré. La nuit vient, il cherche à s’orienter, mais il n’a aucun point de repère pour se reconnaître ; c’est à croire qu’on lui a jeté un sort, et toujours il marche, il marche.
Il est fort, il est vigoureux ; cependant, il commence à se sentir fatigué ; un tronc d’arbre renversé qu’il rencontre sur sa route l’incite à s’asseoir un instant. Il va se laisser tenter lorsque, à quelque distance, il aperçoit un point brillant qui se meut, se double même parfois. Qu’est-ce donc ? Une lumière, sans doute ? Y aurait-il par ici une maison, une hutte où il pourrait se reposer ? Quelle bonne aubaine ! Cet espoir lui fait oublier sa lassitude. Il presse le pas vers la lueur qui l’attire. Il va l’atteindre lorsqu’elle disparaît tout à coup ; au même instant, une ombre bondit, un animal qui lui semble gigantesque se précipite sur lui et il est renversé par la violence du choc.
Malgré la surprise de cette attaque, il ne perd pas son sang-froid. Il sent le souffle ardent de la bête qui cherche à le mordre à la gorge. Il se débat, et, ayant réussi à tirer son coutelas, il pique, il tranche comme il peut, au hasard. Oh ! chance, il a dû toucher sérieusement l’animal qui lâche prise et s’enfuit en hurlant.
Hugues le Roux se tâte pour voir s’il n’est pas blessé. Non ! sa veste seulement a été déchirée dans la lutte. Il veut se relever, et, pour cela, il s’aide de sa main qu’il appuie à terre. Sous ses doigts, il sent quelque chose de mou, de gluant, qui lui cause une impression désagréable. Il saisit ce quelque chose, et, debout, il l’examine à la clarté des étoiles qui se lèvent. C’est une patte sanglante, trophée de victoire sur son agresseur. Chose étrange ! On dirait une patte de loup. Il n’y en a pas cependant dans ces pavages. D’où peut-il être venu ? Songeur, il la met dans son sac, puis, remis de sa courte émotion, il continue son chemin.
Au bout de quelques minutes, il débouche de la forêt et il arrive à la poterne d’un vieux château qu’il reconnaît. Il appartient au seigneur comte Gilles de la Tournelle, réputé pour son hospitalité, qui ne refusera certainement pas de l’abriter jusqu’à l’aube, car il est à plus de douze lieues de chez lui, et ses jambes refusent tout service ; il n’en peut plus.
D’ailleurs, il est tard, neuf heures, dix heures peut-être. Il n’a pas le choix. Il frappe. Le portier vient parlementer, puis on lui ouvre et on l’introduit, sur l’ordre du seigneur, dans la salle à manger où le maître du lieu se chauffe seul, assis devant le tronc d’arbre qui brûle dans l’immense cheminée.
Sur l’invitation de son hôte, Hugues raconte son aventure et, comme preuve à l’appui, il ouvre son sac pour en retirer la patte qu’il a conservée. Horreur ! c’est une main de femme qu’il trouve, une main fraîche coupée, au petit doigt de laquelle manque une phalange. Son gosier contracté laisse échapper un cri rauque qui attire l’attention du seigneur.
Celui-ci, étonné, s’approche et regarde à son tour.
« Misérable ! s’écrie-t-il en relevant la tête, quel crime as-tu donc commis ?
– Moi, proteste Hugues avec indignation. Oh ! monseigneur, vous ne le croyez pas. »
Le malheureux sent sa raison vaciller ; sûrement, il est victime d’une diablesse ; épouvanté, il balbutie des mots sans suite pendant que Gilles, profondément remué par le cri d’innocence du chasseur, retire du sac la chose affreuse. Et alors, c’est à son tour de pâlir. Il a remarqué l’amputation et, tout de suite, sa pensée s’en est allée vers sa femme, qui a eu l’année dernière le petit doigt coupé dans un accident resté mystérieux. Quelle extraordinaire coïncidence ! N’y aurait-il pas, comme le pense Hugues, quelque sortilège là-dessous ? Il se passe d’étranges événements depuis quelque temps dans le pays ; on signale des crimes, des disparitions inexplicables, œuvres de quelques suppôts de l’enfer, bien sûr.
Un frisson secoue le comte, et un sentiment qu’il n’analyse pas le pousse à vouloir comparer tout de suite la main vivante et la main morte. Pour cela, il se dirige rapidement vers la chambre de la comtesse, sans plus s’occuper du chasseur que, dans son désarroi, il a d’ailleurs oublié et qui, machinalement, le suit.
Sans faire prévenir, sans frapper, il entre et va droit au lit où sa femme paraît dormir. Plus blanche que les draps qui la recouvrent, soutenue par une pile d’oreillers qui la maintiennent presque assise, elle clôt des paupières meurtries et ses lèvres sont agitées de plissements douloureux.
Le comte, d’un geste bref, a rejeté les couvertures. Les bras apparaissent couverts à demi par les manches de dentelle. Celui de droite est emmailloté à son extrémité et des taches de sang maculent les linges du pansement.
Brusquement éveillée, la comtesses n’a pas eu la présence d’esprit de composer son visage ; une terreur qu’elle peut à peine dominer se lit dans son regard et, d’un mouvement instinctif, elle cherche à dissimuler son bras blessé, mais son mari ne lui en laisse pas le temps…
« Que vous est-il donc arrivé, madame ? demande-t-il d’un ton bizarre, tout en défaisant les longues bandes de toile.
– Las ! mon doux Seigneur, répond-elle d’une voix tremblante et qui sonne faux, je me suis coupé la main en voulant hacher un pâté. »
Le comte vient de mettre à découvert un moignon sanglant, tuméfié.
« Mais vous n’avez plus de main, malheureuse ! s’écrie-t-il, moitié terrifié, moitié menaçant. Que vous est-il arrivé ? Pouvez-vous me le dire ? »
Hésitante, elle articule, en détournant son regard trouble :
« Elle est tombée et… le chien l’a mangée…
– Le chien ! »
Cette réponse étrange a rendu à Gilles tout son sang-froid. Depuis quelques instants déjà, un soupçon terrible, qui n’a fait que grandir en lui, lui est monté au cerveau. Vivement, il tire de sa poche, où il l’y avait enfouie, la main coupée et il l’approche du bras mutilé : elle s’y adapte parfaitement. Cette fois, il n’y a plus de doute.
« Pourquoi avez-vous menti, madame, et par quels sortilèges votre main s’est-elle trouvée dans le sac de ce brave homme que voilà ? Allons, parlez… répondez… Répondrez-vous, madame ? » reprend-il plus fort, en tordant brutalement le membre amputé.
La triste créature pousse un cri de douleur.
« Pitié ! Pitié ! Laissez-moi ; vous me martyrisez !
– Pas avant que vous n’ayez raconté quel pacte vous avez signé avec Satan. Je le veux, sinon je vous tue comme une bête féroce ! »
Affolée par les menaces de son mari, la comtesse, avec mille réticences, finit par avouer qu’elle faisait partie d’un groupe de sorcières qui se réunissaient chaque semaine, à minuit, pour aller au sabbat présidé par le diable. Là, elles se livraient à des orgies infernales, à des gambades infâmes ; puis elles pratiquaient leurs enchantements et commettaient leurs maléfices. Le moindre des crimes énormes dont elle s’accusa fut celui de se changer en loup, pour aller, la nuit, dans la forêt, attaquer et détrousser le voyageur égaré, après l’avoir étranglé.
À mesure que son récit s’avançait, elle se grisait de ses propres paroles et, peu à peu, elle retrouva son aplomb démoniaque.
« C’est moi, acheva-t-elle d’un accent farouche, en désignant Hugues le Roux, que ce chasseur a blessée avec son coutelas. C’est pourquoi, quand j’ai repris ma forme naturelle, ma main s’est trouvée à la place de la patte qu’il avait coupée. »
Les deux hommes avaient écouté, muets de saisissement, cette effrayante histoire. Quand elle eut fini :
« Tu es un monstre ! gronda son mari, les traits crispés de dégoût. Je ne veux plus pour femme une criminelle de ton espèce. »
Un vague remord voila un instant les yeux de la sorcière.
« Grâce ! Gilles ! Je ne recommencerai pas, je le jure !
– Je n’ai pas pitié de toi, infâme créature ! et je ne te crois pas. Je devrais t’écraser comme un reptile venimeux que tu es !
– Gilles ! Gilles ! gémit la misérable, que la colère de son mari commençait à glacer d’épouvante, souviens-toi de notre jeunesse ! Nous nous sommes aimés, pourtant !
– C’est parce que je m’en souviens, hélas ! que je veux laisser au repentir le temps d’éclairer votre âme. Mais, pour que vous ne puissiez plus nuire à personne en vous livrant à vos diableries, je vais vous faire enfermer dans un cachot jusqu’à ce que j’aie statué sur votre sort. »
Et sans plus se soucier des cris de sa femme et des regards vipérins qu’elle lui lançait, il appela ses valets et la fit conduire au fond d’une des tours du château.
Quelques jours plus tard, la comtesse, ayant pu soudoyer un de ses gardiens, s’échappa de sa prison. Mais elle fut reprise presque aussitôt, et, pour débarrasser le pays d’une créature aussi dangereuse, on la livra à la justice, qui la condamna à être brûlée vive.
Ceci se passait en l’an de grâce 1498, sous le règne de Louis XII, surnommé le Père du Peuple.
–––––
(Paule Henry, in Le Bourguignon, journal de la démocratie radicale-socialiste, cent-huitième année, n° 91, samedi 18 avril 1925 ; illustration d’Henri Julien pour « Le Loup-garou » de Pamphile Lemay, 1907)