LE COLLIER
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Ce collier de cuivre ?… toute une histoire !… Ah ! le sombre prince est sage lorsqu’il affirme : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie… »
Vous connaissez Ouessant ?… En nul endroit de Bretagne la terre n’est aussi aride, le ciel aussi affreusement gris, le vent aussi fou, les pierres aussi étranges !… Les côtes, déchiquetées, horribles, expriment clairement le désespoir, comme si elles avaient été peu à peu taillées par le dernier regard des innombrables naufragés qui périrent près d’elles… Aussi, cette terre maudite s’appelle en breton : « Enez Heussa, » c’est-à-dire l’île de l’Épouvante…
Cet automne-là, j’étais à Ouessant. J’avais loué pour six mois une masure de pêcheur, à la pointe ouest de l’île, dans un coin désolé de la lande. Là, les lames de l’Atlantique s’abattent sur d’immenses rocs de forme humaine et qui semblent lever des bras épouvantés.
Sauf la vieille Ouessantine qui venait préparer mes repas, je ne voyais aucun être humain. La plus prochaine maison était à vingt minutes de marche. Le tumulte de la presque incessante tempête m’isolait utilement pour mon travail.
Un soir… la veille de la Toussaint… je m’étais endormi en écrivant, la tête sur la table, parce que j’avais beaucoup marché dans les rocs pendant le jour.
Brusquement, je m’éveillai !… le silence était profond… une de ces accalmies où le vent et la mer semblent exténués… C’était ce silence qui m’avait tiré du sommeil… ce silence anormal, presque sinistre, et, où, quelques instants plus tard, le clocher de Lampaul laissa tomber les onze coups d’onze heures du soir…
La porte était en face de moi, à demi éclairée par la lumière jaunâtre de la lampe à pétrole… Je la regardai machinalement…
Et, soudain, je vis le loquet se lever !… Non, je ne me trompais pas ; le loquet se levait… sans le moindre bruit… peu à peu…
N’importe qui, à Ouessant, eût frappé, appelé. Tous les habitants me connaissaient.. Et, à cette heure, ils dormaient… Qui donc était derrière la porte ?… derrière la porte qui commençait à s’ouvrir ?… Qui donc cherchait à se glisser chez moi ?… Dans l’entrebâillement, le pinceau lumineux du Gréach, le grand phare tournant, me montra, une seconde, la silhouette d’un homme…
La porte s’ouvrit tout à fait, et l’homme entra… C’était un matelot, courtaud, large, avec un maillot brun et un pantalon bleu pâle, relevé jusqu’à mi-jambes… Nos regards se croisèrent….
« Bonsoir… Qu’est-ce que tu veux ?… demandai-je tranquillement, car je suis vigoureux et sportif.
– Je suis de l’équipage du brick « Le Saint-Christophe, » m’sieur !… J’ai vu de loin la lumière et je suis venu… Dehors, on gèle… Mais il ne fait pas chaud ici non plus… » répondit-il, avec l’accent du Finistère.
Pas chaud ?… Le poêle était rouge !…
L’homme s’avança, du pas vacillant des marins ; il avait des petits yeux clignotants dans une face ridée, tannée. Et il grelottait… Pourquoi donc grelottait-il ?… Et « Le Saint-Christophe » ?… Je n’avais jamais entendu parler de ce navire-là !…
Je repris, en désignant une table où se trouvaient un demi-gigot froid, du jambon, une bouteille de vin et un carafon de rhum :
« Veux-tu manger ?… et boire un coup ?… ça te réchauffera !… »
Il grelotta plus fort, pendant quelques instants, puis il fit « non ! » de la tête et de la main en éclatant d’un singulier rire !… Mon offre n’avait pourtant rien de comique !… De la viande, du vin, de l’alcool, d’ordinaire cela tente les matelots !…
Il reprit :
« Alors, vous êtes en train de marquer une histoire qui se passe à Zanzibar ?… »
Comment savait-il cela ?… J’avais trouvé le sujet et écrit les premières lignes de ce conte après dîner, dans ma solitude !…
« C’est-y qu’vous y auriez été ?… ajouta-t-il.
– Oui, une escale de cinq jours…
– Oh ! une escale !… Rien !… Les bouges indigènes, des tam-tams, des négresses qui sentent le beurre rance… « Le Saint-Christophe » arrive justement de Zanzibar ; c’est pour cela que… Une escale ; rien !… Il faut s’enfoncer dans la jungle, m’sieur !… On ne sait pas où ça commence, ni où ça finit. C’est plus grand que l’univers… On y devient morose, d’abord ; et puis fou !… La jungle !… Une odeur douceâtre de fleurs et de pourriture, toujours, partout !… Ce qui vit y naît dans ce qui est mort… Et pas de bruit, un silence, juste comme ici en ce moment… « Le Saint-Christophe » arrive de Zanzibar… Tenez, voilà un bijou de là-bas… Les Noires ne sont pas difficiles… Je vous le donne, en souvenir, puisque vous écrivez des histoires de Zanzibar, et que moi j’en viens… »
Il jeta sur la table, près des feuillets que j’avais écrits, un collier en cuivre, d’un assez joli travail, mais qui avait dû être laissé à l’humidité, car il était recouvert de vert-de-gris…
« Merci !… Vous avez froid ; je vais chercher de quoi vous couvrir…
– C’est pas d’refus !… Merci !… »
Quand, peut-être vingt secondes après, je revins de ma chambre, un pardessus dans les mains, la porte était ouverte et le marin avait disparu !…
Et le tapage ordinaire du vent et des vagues venait brusquement de reprendre…
Je sortis, j’appelai vainement.. Un peu de lune éclairait la lande et l’agitation écumeuse des flots. En plus, chaque trois secondes, le formidable pinceau du Gréach venait tout illuminer… Nulle silhouette humaine !… Pas de barque !… D’ailleurs, l’homme n’aurait pas eu le temps de faire cinquante mètres et il n’y avait à proximité aucun roc, aucun monticule de sable, derrière lequel il eût pu se dissimuler.
Le lendemain, on le chercha en vain dans l’île, qui est petite.
Or, à l’heure précise de cette étrange visite, le brick « Le Saint-Christophe, » retour de Zanzibar, se crevait sur les Pierres-Vertes, dans le chenal du Four, et sombrait corps et biens ; on ne recueillit que des épaves… Pas un homme n’échappa…
Ai-je eu, cette nuit-là, une de ces hallucinations que provoque parfois un message télépathique ?…
Non, puisqu’à l’instant où j’écris ces lignes, j’ai encore là, près de moi, le collier de cuivre rapporté de Zanzibar par ce mystérieux matelot qui grelottait de froid et dont la présence rendait muette la tempête…
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(Jean-Joseph Renaud, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante et unième année, n° 12874, vendredi 23 mai 1924 ; « Conte de la Dépêche » in La Dépêche du Berry, organe quotidien républicain régional, trente-troisième année, n° 8011, dimanche 15 novembre 1925 ; « Causerie du dimanche, » in Le Grand Écho du Nord de la France, cent-neuvième année, n° 324, dimanche 20 novembre 1927 ; in Le Nouvelliste du Morbihan, supplément littéraire illustré, deuxième année, n° 50, dimanche 3 février 1929 ; « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-sixième année, n° 20014, samedi 28 novembre 1931 ; « Nos Contes, » in Le Progrès de la Côte-d’Or, journal républicain régional, soixante-quatrième année, n° 158, lundi 6 juin 1932 ; anonyme, « Conte de la Dépêche, » in La Dépêche d’Indochine, quotidien indépendant [Hanoï], n° 5, mardi 14 novembre 1933. Émile Simon, « Lande en fleurs à Ouessant, » huile sur toile, 1953)
LA CHARRETTE DE LA MORT
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« Non, elle n’est pas imaginaire la Kariguel an’ Ankou, cet invisible véhicule que, la nuit, les paysans bretons entendent courir par les landes, les labours, les sentiers creux, et qui annonce avec certitude que quelqu’un va mourir dans le village… grinçante charrette si le condamné est pauvre, carrosse aux prestes roues s’il est riche !… Je l’ai entendue, moi, la terrible avertisseuse !…
… J’avais hésité avant d’inviter Louis Carette, un camarade de collège, à passer quelques jours dans une propriété que je possédais au bord de l’immense et triste baie du mont Saint-Michel ; en effet, deux ans auparavant, sa femme avait disparu mystérieusement non loin de là, enlisée sans doute en quelque sable mouvant, au cours d’une partie de pêche à Saint-Jean-le-Thomas, sur la côte normande de la baie.
La baie du Mont, que la longue route qui la contourne séparait seule de mon jardin, est un immense et morne désert de sable gris. Les flots ne la recouvrent toute qu’aux grandes marées. Des brouillards sinistres la voilent. Elle engloutit affreusement qui s’y aventure. Elle est traîtresse et mystérieuse.
« Nul coin sauvage en Bretagne n’exhale autant d’effroi, ne trouves-tu pas ?… disais-je à Louis Carette, le soir de son arrivée, comme nous fumions après dîner, au bout du jardin, dans les ténèbres opaques et le sinistre silence qui semblaient déborder de la baie.
– Les sables ne m’effraient point, oh non !… Mais il y a l’ombre et tout ce que notre imagination y entrevoit, » répondit-il.
Alors, je lui citai diverses vieilles légendes bretonnes. J’insistai beaucoup, je ne sais encore pourquoi, sur la Charrette de la mort – et cette vieille tradition parut l’impressionner très vivement…
À cet instant, nous entendîmes, au loin, sur la route d’ordinaire déserte à cette heure-là, le bruit banal d’une voiture qui venait vers nous. Elle devait être légère, car on distinguait surtout le trot rapide du cheval… Machinalement, nous cessâmes de parler… Elle arriva, frôla le bas du jardin, et s’en fut. Les claquements des sabots du cheval diminuèrent, s’éteignirent…
Pendant cela, mes yeux se trouvaient par hasard fixés sur le clignotement lointain du phare des îles Chausey : mon regard passait au ras de la route, qui est un peu surélevée. Or, aucune silhouette de voiture, de cheval, ne vint me cacher une seconde l’éclair du phare. Au moment où, selon le bruit caractéristique des sabots et des roues, la voiture passait devant moi, à cinq mètres, je ne l’avais pas vue…
Et, aussitôt, Louis s’écria :
« Mais elle n’est point passée là, cette bagnole qu’on entendait… Nous avons été dupes d’un écho… Je ne l’ai pas vue !…
– Un écho dans cette étendue plate ?… Impossible !… Et il n’existe pas d’autre chemin d’ici plusieurs kilomètres… »
Plus tard, impressionné encore, je me déshabillais dans ma chambre quand j’aperçus une lueur allant et venant sur la route… une sorte de feu follet… Je descendis, traversai le jardin… C’était Louis qui, à l’aide d’une lampe électrique de poche, examinait anxieusement le sol de la route… Il me saisit le poignet et, à voix basse, de tout près, comme s’il craignait que quelqu’un, dans l’ombre, entende :
« Il a plu tout l’après-midi… Le sol est détrempé… même une bicyclette y creuserait un sillon… Or, regarde : la voiture et le cheval n’ont laissé aucune trace… aucune ! »
… Le lendemain soir, à la même heure, nous étions encore dans le jardin obscur. Cette fois, un peu de clarté lunaire tombait de lourds nuages bouleversés par le vent d’ouest. On distinguait la pâleur verdâtre de la route…
Louis répondait nerveusement à mes efforts de conversation quand, au loin, le même large trot de cheval résonna, léger, mais net !… se rapprocha !… et, comme la veille, des crépitements de sabots et le bruit à peine grinçant des deux roues passèrent devant nous… là, tout près !… sans qu’aucune évidence matérielle de véhicule n’apparaisse sur la route !… La conviction de nos yeux démentait effroyablement celle de nos oreilles… Et l’horreur nocturne, au bord de la menaçante baie, augmentait encore notre angoisse.
Dès lors, l’épouvante qui s’était emparée de Louis s’accrut sans cesse. Le jour, il s’aventurait à quelques mètres dans les tangues et y restait une demi-heure, une heure, les yeux distendus, balbutiant des phrases où, une fois, je crus distinguer un nom de femme. Il touchait à peine aux repas. Dès le crépuscule, il s’enfermait dans mon laboratoire de photographie, petite pièce en sous-sol, étouffée comme une tombe, et il me contraignait à rester là auprès de lui. Et, toujours, à un moment du soir, il murmurait : « Je l’entends… oh ! elle arrive près… la voici devant le jardin… Où veut-elle donc que j’aille ?… Elle s’éloigne !… » Sa voix basse avait alors une telle force expressive que, malgré l’impossibilité où nous étions de percevoir aucun son du dehors, il me semblait entendre aussi la Chose Invisible… Et l’un après l’autre, nous grelottions de peur…
Ce qui terrorise attire aussi… Il fit venir une bicyclette. Pour se distraire ? Oh non ! Le soir, à dîner, il était vêtu en cycliste, et il me dit :
« Si la voiture vient, je la suivrai… Je veux savoir… »
Tout effroi semblait l’avoir abandonné. Quand il se posta au bord de la route, dans l’ombre, la lanterne de sa bicyclette luisant près de lui, il sifflotait tranquillement.
Vers onze heures, le bruit de voiture naquit au loin, comme d’ordinaire, vint, passa… À sa suite, Louis filait déjà, à toutes pédales… Détail curieux : dès qu’il ne fut plus là, le trot du cheval et le léger grincement des roues cessèrent net pour moi, au lieu de se prolonger…
Dans la nuit, quelques paysans du Val-Saint-Père, de Marcey, de Vains, et aussi des coquetiers de Genest, remarquèrent ce cycliste qui, courbé sur son guidon, pédalait frénétiquement, sans crainte des ténèbres… et seul !… seul !…
Le lendemain soir, comme il n’était pas revenu, je fis faire des recherches. On le retrouva sur la grève de Saint-Jean-le-Thomas, sous une falaise du haut de laquelle il était tombé, chevauchant encore sa bicyclette : les traces de celle-ci indiquaient qu’il avait piqué droit dans le vide, dans l’abîme.
À quelques mètres de lui, le sable, qu’une récente marée d’équinoxe avait bouleversé, offrait une élévation où l’on trouva un squelette qui, à ses vêtements, fut identifié pour celui de Mme Louis Carette. Le crâne était fracassé d’une balle ; tout contre, il y avait un revolver qui, autrefois, ne quittait jamais Louis ; une cartouche avait été tirée… Le meurtre apparut, flagrant…
La Chose Invisible avait donc conduit l’assassin jusqu’au haut de la falaise, justicièrement ?
L’explication ?… Obsédé par le souvenir de son crime, puis suggestionné par notre conversation à propos de la Kariguel an’ Ankou, Louis avait cru entendre la nuit le bruit de voiture… si profondément qu’il me l’avait fait entendre… Il le communiquait, sans paroles… Les illusions involontaires des aliénés, ou celles, voulues, des fakirs, sont étrangement contagieuses.
Et puis l’adage de Hamlet est toujours juste : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêvent les philosophies… »
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(Jean-Joseph Renaud, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-septième année, n° 13323, vendredi 10 septembre 1920 ; « Contes et nouvelles, » in La Dépêche de Brest, quotidien républicain du matin, trente-sixième année, n° 13891, mercredi 4 janvier 1922 ; « Les Contes de l’Express, » in L’Express de l’Est, journal quotidien d’informations, deuxième année, n° 220, lundi 27 février 1922 ; repris avec des modifications sous le titre « La Charrette de l’Ankou,» « Nos Contes, » in Le Progrès de la Côte-d’Or, républicain régional, soixante-septième année, n° 125, dimanche 5 mai 1935. James Webb, « Mont St Michel, France, » huile sur toile, 1868)
LA CHARRETTE DE L’ANKOU
(seconde version)
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« À mon retour de Bombay, pour me remettre d’une grave anémie paludéenne, je passais cet été-là au bord de l’immense baie du Mont Saint-Michel, du côté breton, c’est-à-dire au-delà du Couesnon.
Là, au grand souffle des grèves et en pleine solitude, je sentis mes forces renaître. Mais bientôt l’ennui me prit. La baie du Mont, que la longue route qui la contourne séparait seule de mon jardin, est un morne désert de sable gris. Les flots ne la recouvrent toute qu’aux grandes marées. Des brouillards sinistres l’enveloppent souvent. Sans autre société que celle de ma vieille Sophie, je m’y sentis très seul.
– Tu eus alors la gentillesse de m’inviter à venir passer un mois avec toi… Mais je n’étais pas libre…
– Invitation bien égoïste, mon vieux Gallinot !… Comme tu ne pouvais l’accepter, je me rabattis sur un autre camarade de Condorcet : Louis Carelle.
– Je me souviens de lui… Il a fait sa rhétorique chez Mossot-Dauphiné et sa philosophie chez Boirac…
– J’hésitais pourtant à lui écrire… Deux ans auparavant, sa femme avait disparu mystérieusement, non loin de là, enlisée sans doute en quelque sable mouvant, au cours d’une partie de pêche à Saint-Jean-le-Thomas, sur la côte normande de la baie…
Je le trouvai assez changé, maigri, les traits tirés, tombants, la bouche secouée de tics. Il sursautait aux bruits et supportait mal la moindre contradiction.
Nous menâmes quelques jours une réconfortante vie de plein air, pêche, chasse aux oiseaux de mer, excursions en des coins sauvages, etc., qui parut lui faire grand bien. Il devint moins nerveux, moins irritable…
Il ne parlait pas de sa femme et ne se tournait jamais vers les côtes bleuâtres, là-bas, de l’autre côté de la baie, près desquelles, en une tangue inconnue, sa femme s’était sans doute enlisée.
Pourtant, dès que tombait l’obscurité, il naissait en lui une vague angoisse, assez semblable à la crainte.
Un soir, comme nous fumions après dîner, je lui demandai :
« Les sables semblent t’impressionner un peu, la nuit…
– Oh ! ils ne m’effraient point, mais il y a l’ombre et tout ce que notre imagination y entrevoit. »
Je lui citai diverses vieilles traditions bretonnes qui sont aussi respectées en ce coin d’Ille-et-Vilaine qu’au fond du Finistère. J’insistai beaucoup, je ne sais encore pourquoi, sur la « Charrette de la mort, » la « Kariguel an’ Ankou… »
« Tout cela, ce sont des diableries de nourrices, et je m’étonne que tu les prennes au sérieux, répondit-il avec irritation.
– Des faits, très nombreux, semblent pourtant prouver que…
– Parce qu’on ne les examine pas complètement, répondit-il avec vivacité… Ça n’existe pas !… Ça n’existe pas !… »
Il se fâchait !… Je détournai la conversation.
Or, à cet instant, nous entendîmes, au loin, sur la route, – d’ordinaire déserte dès le crépuscule, – le bruit d’une voiture qui venait vers nous. Elle devait être légère, car on distinguait surtout le trot rapide du cheval… Machinalement, nous cessâmes de parler…
Elle arriva, frôla le bas du jardin, et s’en fut. Les claquements des sabots du cheval diminuèrent, s’éteignirent…
Pendant cela, mes yeux se trouvaient par hasard fixés sur le clignotement lointain du phare des îles Chausey : mon regard passait au ras de la route, qui est un peu surélevée. Or, aucune silhouette de voiture, de cheval, n’était venue me cacher une seconde l’éclair du phare. Au moment où, selon le bruit caractéristique des sabots et des roues, la voiture passait devant moi, à cinq mètres, je ne l’avais pas vue…
Et Louis s’écria :
« Mais elle n’est point passée là, cette bagnole qu’on entendait… Je ne l’ai pas vue ! Nous avons été dupes d’un écho…
– Un écho dans cette étendue plate ?… Impossible !… Et il n’existe pas d’autre chemin carrossable… »
Plus tard, je me déshabillais dans ma chambre quand j’aperçus une lueur allant et venant sur la route… une sorte de feu follet…
Je descendis, traversai le jardin… C’était Louis qui, à l’aide d’une lampe électrique de poche, examinait anxieusement le sol de la route… Il me saisit le poignet et, à voix basse, de tout près, comme s’il craignait que quelqu’un dans l’ombre entende :
« Il a plu tout l’après-midi… Le sol est détrempé… même une bicyclette y creuserait un sillon… Or, regarde : la voiture et le cheval n’ont laissé aucune trace… aucune ! »
Il tremblait. J’entendais ses dents claquer.
Le lendemain soir, à la même heure, nous étions encore dans le jardin obscur. Cette fois, un peu de clarté lunaire tombait de lourds nuages bouleversés par le vent d’ouest.
Carelle répondait nerveusement à mes efforts de conversation quand, au loin, le même large trot de cheval résonna, léger, mais net !… se rapprocha !… et comme la veille, des crépitements de sabots et le bruit à peine grinçant des deux roues passèrent devant nous… là, tout près !… sans qu’aucune évidence matérielle de véhicule n’apparaisse sur la route… La conviction de nos yeux démentait effroyablement celle de nos oreilles… Tu sais combien est vive la crainte qui surgit lorsque les lois naturelles semblent en défaut !… Et l’horreur nocturne, au bord de la menaçante baie, augmentait encore notre angoisse.
Je dis « notre » parce que j’étais moi-même fort impressionné ; mais l’épouvante qui avait saisi Carelle dépassait tout ce que tu peux imaginer.
Et elle ne cessa pas de s’accroître ; le jour, il s’aventurait à quelques mètres dans les tangues et y restait une heure, deux heures, immobile, les yeux fixes, balbutiant des phrases où, une fois, je crus distinguer un nom de femme.
Il fallait aller le chercher là pour les repas, auxquels il touchait à peine…
Dès le crépuscule, il s’enfermait dans mon laboratoire de photographie, petite pièce en sous-sol, étouffée comme une tombe, et il me contraignait à rester auprès de lui… Et, à un moment du soir, il murmurait : « Je l’entends… elle vient… elle se rapproche… la voici devant le jardin… Où veut-elle donc que j’aille ?… Maintenant, elle s’éloigne… »
Sa voix basse avait alors une telle force expressive que, malgré l’impossibilité où nous étions de percevoir aucun des bruits du dehors, il me semblait entendre aussi la Chose Invisible… L’un contre l’autre, nous grelottions de peur…
Ce qui terrorise attire aussi. Il fit venir une bicyclette de Pontorson. Le soir, à dîner, il était vêtu en cycliste, et il me dit d’un ton brutalement énergique :
« Si la voiture vient, je la suivrai… Je veux savoir !… Je t’ai dit : ces faits-là cessent d’exister lorsqu’on les examine attentivement et qu’on remonte à leur source… Je veux savoir… Je ne peux plus vivre dans cette incertitude affreuse !… »
Toute peur semblait l’avoir abandonné.
Vers onze heures, dans le silence sourd des grèves, le bruit de voiture naquit au loin, comme d’ordinaire, vint, passa… À sa suite, Louis filait déjà, à toutes pédales… Détail curieux : dès qu’il ne fut plus là, le trot du cheval et le léger grincement des roues cessèrent net pour moi, au lieu de se prolonger comme d’ordinaire, de ne s’éteindre que graduellement…
Dans la nuit, quelques paysans du Val-Saint-Père, de Marcey, de Vains, et aussi des coquetiers de Genest, remarquèrent ce cycliste qui, courbé sur son guidon, pédalait frénétiquement, sans crainte des ténèbres… Il était absolument seul ; si une voiture le précédait, ils ne la virent ni ne l’entendirent.
Le lendemain soir, comme il n’était pas revenu, je fis faire des recherches…
On le retrouva sur la grève de Saint-Jean-le-Thomas, sous une falaise du haut de laquelle il était tombé, chevauchant encore sa bicyclette : les traces de celle-ci indiquaient qu’il avait piqué droit dans le vide, dans l’abîme.
À quelques mètres de lui, le sable, qu’une récente marée d’équinoxe avait bouleversé, offrait une élévation où l’on trouva un squelette qui, à ses vêtements, fut identifié pour celui de Mme Louis Carelle. Le crâne était fracassé d’une balle ; tout contre, il y avait un revolver qui, autrefois, ne quittait jamais Louis : une cartouche avait été tirée… Le meurtre apparut flagrant…
La Chose Invisible avait donc conduit l’assassin jusqu’au haut de la falaise… »
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(Jean-Joseph Renaud, « Nos Contes, » in Le Progrès de la Côte-d’Or, républicain régional, soixante-septième année, n° 125, dimanche 5 mai 1935. Émile Simon, « L’Angoisse » et « Le Contraste, » huiles sur contreplaqué, 1952 et 1969)