Rompant tous les liens, les plus vigoureux avaient quitté Huiliers comme le vent cuisait intolérablement la peau, vidait les rivières qui ressemblaient à des carcasses ouvertes, au fond des ravins. La plaine était plantée de squelettes noirs et fantasques. L’air blanc, sur les collines, était croisé de gibets raides.

Pensant fuir la désolation d’un pays rongé par la famine, des hommes avaient passé les confins : ils revinrent en petit nombre. Ils disaient que les villages voisins souffraient les mêmes maux. Depuis quelques semaines, il n’y avait plus de relations entre Huiliers et le reste du monde. Pour garder longtemps les réserves, l’égoïsme collectif dictait cet isolement farouche.

Baur Lorié remplaçait Matel le maire, qui s’était retiré. Ses administrés reprochaient à Matel leur misère, sa richesse, ses réserves cachées, son dédain de leurs maux, son impuissance.

Baur était petit et hirsute. Sa poitrine recélait une voix grave, calme. Aux jours tragiques, elle animait des accents cuivrés, qu’on ne lui connaissait pas, et si mordants qu’ils forçaient au respect une foule animale. Jusque-là, il avait vécu seul. Sa maison demeurait un peu à l’écart, sans joie. Aucune femme ne donnait à sa fenêtre la vie lumineuse d’une bouche et d’un sourire, nul petit enfant n’allait du banc au seuil en épelant le jour. Un mystère l’entourait et lui donnait je ne sais quelle majesté discrète, à lui, charpentier qui survivait à une vieille race de manouvriers lents et forts. Cette assurance au milieu des pires malheurs lui conférait une autorité.

La nature avait perdu la couleur, sous une haleine infernale. Le sirocco, en desséchant tout, la vêtait d’une uniforme teinte grise. Un sel chaud empoudrait la face des choses et des êtres.

Des rumeurs d’abord agitaient Huiliers. Ceux qui avaient poussé jusqu’aux villes, en avaient trouvé de désertes et désolées, et d’autres qui étaient défendues par des canons, des fusils, préservées des invasions affamées par des tranchées infranchissables.

« Leur tour viendra, disait Baur ; il y a une justice au-dessus des cataclysmes. »

Et on le respectait ; on lui était reconnaissant de son calme et de ses paroles.

Puis les misérables s’accoutumèrent à leurs tourments incessants. On était abandonné. Il n’y avait presque plus rien dans les magasins, dans les caves. Le lit du ruisseau égrenait à travers le village un chapelet de pierres, blanches comme des os. Le lavoir et la fontaine bâillaient comme les orifices d’un cadavre. Aucune végétation n’avait résisté au souffle rouge. On achevait l’herbe coriace des remblais, le feuillage épineux des derniers buissons, les bois tendres… Où fuir ?… C’était la dernière étape du destin tragique d’Hulliers. Dans la plaine plus vaste à présent qu’une mer, au milieu des flots mous de poussière, le radeau des survivants d’une horreur jamais vue et qui passerait l’innommable sombrait dans le silence brûlant.

Et pourtant Baur demeurait là, interrogeant l’horizon et le ciel. Les violents, les égoïstes, ceux qui essayaient de s’arracher à la règle commune du rationnement et du travail connurent son énergie cachée. Il ordonnait, chef distinct, une loi nouvelle et l’imposait d’un regard méditant ou d’un poing lourd. On obéissait.

Huiliers vécut ainsi plus longtemps que d’autres pays, parce que Baur avait établi une roide parcimonie en tout, une méthode rigoureuse, en particulier dans la distribution de l’eau. Malheureusement, l’humidité se retirait devant les pioches et les sondes. Les puits les plus profonds ne donnaient plus qu’une pauvre boue où des misérables près d’expirer suçaient à peine un peu et les bras perdaient la force de creuser, car le désespoir envahissait les meilleurs.
 

*

 

Une nuit, Matel, le maire, avait assemblé les siens. Cet homme était vieux. Il portait une barbe argentée. Il était riche et on l’avait fait maire, dans sa maturité, parce qu’il vaut mieux pour gouverner un homme riche qu’on paie d’honneurs, qu’un besogneux qui vit sur le bien commun. Sans que personne pensât qu’il pût en être autrement, il était resté dans son autorité jusqu’aux jours de la grande misère. Là, tout avait été rompu. Il avait compris que ces hommes pauvres haïssaient en lui le possesseur de grands biens. Il discernait aussi que toute lutte était vaine. La fin du monde approchait. Ailleurs, peut-être, dans les villes, où les savants font des miracles, on lutterait, on gagnerait du temps, vaincrait – qui le sait ? – le sort. Il se préparait à fuir. Et lui s’en tirerait !

De nuit donc, il réunit sa famille, une vieille servante, son fils et sa bru, avec trois petits enfants, les chargea de vivres qu’il avait cachés longtemps à tous les yeux, mit à ses épaules deux outres précieuses d’eau, qu’il avait tenues, de longs jours, dans un puits oublié et, comme des ombres, il les emmena par la campagne. D’abord, ils allèrent sous la nue lépreuse, dans un demi-jour muet et immobile, enveloppés d’une chaleur qui montait de la terre. Puis, à mesure qu’ils s’éloignaient d’Huiliers, leurs pieds enfoncèrent dans une cendre chaude qui était le terroir.

Matel reconnaissait à peine le chemin. La face du pays était modifiée. Une poudre grise ouatait le sol, comblait les creux, effaçait les fossés et les chemins tracés par mille ans de pas. Un bourdonnement profond, comme un vent dans une futaie, les assourdissait et pourtant il n’y avait aucun souffle dans l’air, aucun bruit sur la terre. La mort et le vide parlaient cette langue confuse.

Les yeux pesants, ils atteignirent une côte échancrée qui leur était familière jadis, aux temps de la vie, de la joie et des marches heureuses dans les bois. Les plantes, les mousses, les végétations en avaient disparu. Le roc sortait de la terre écorchée et cendreuse, quelques arbres défeuillés hérissaient les pentes de leurs moignons maigres ou carbonisés.

Une étable creuse s’ouvrait au flanc de la hauteur. Les bêtes, autrefois, y étaient enfermées, durant les pâturages.

« Arrêtez ! » cria Matel…

Ils entrèrent, jetèrent leurs charges et, accablés, bientôt ils s’endormirent. Au lever du jour, une bouffée plus ardente vint les réveiller jusque dans l’ombre. Ils reculèrent, s’enfoncèrent dans les trous des roches, atteignirent les fonds où craquaient des brindilles ligneuses, attendirent.

L’air était épais, chargé. Ils attendaient, en troupeau.

Tout à coup, un cri perça le silence, sembla luire dans les ténèbres. Un des petits enfants de Matel se traînait sur la terre en gémissant comme une petite bête blessée. Ils étaient cloués aux parois, mais la mère s’élança et joignit ses cris à ceux de l’enfant. Ils virent, à la lueur d’une flamme, une longue chose noire qui entourait le cou du petit être, et une tête plate qui, près de l’oreille, lui buvait le sang.

« Une vipe, cria la vieille femme, une vipe ! Il faut la prendre et lui briser la tête sur le mur…

– Matel ! Matel ! » pleurait la mère.

Et elles n’osaient avancer la main.

Le vieillard, à tâtons, chercha son couteau, l’ouvrit et, comme on fait d’une corde, trancha ce lien visqueux. Quelque chose se répandit sur ses mains et il emporta plus loin, dans l’ombre, le petit corps qui mollissait, s’abandonnait comme assoupi… Que faire ?…

C’est alors qu’ils reconnurent que l’étable était habitée par des bêtes de la terre et des bois, chassées par la chaleur du plein air. Sous leurs pieds, des petits serpents se roulaient et se déroulaient, tâchant à mordre, à piquer, à fuir. Un hideux grouillement habitait les creux. Des glissements silencieux vivaient sur la pierre des parois. Des mouvements obscurs propageaient, autour de leur visage, de leurs mains, des frolis huileux. Une terreur les prit. Ils sortirent en criant :

« Les vipes ! Les vipes !… »

Ils saillirent dans le jour dur. Une respiration chaude les happa, les poussa vers la plaine. Ils coururent. Huiliers, au loin, dans la lumière vibrante, apparaissait, tel un cimetière dans le désert. Mais les enfants et leur mère criaient encore ; la vieille servante suppliait qu’on ne l’abandonnât pas. Et les deux hommes couraient sur la pente molle, courbés sous le faix de leurs hardes, de leurs provisions.

Dans la nue cendreuse et semblable à la terre, une ardente chose d’or virait sur elle-même, rayonnait une immobile ardeur. Les Matel sentaient leur élan mollir. Ils s’appesantissaient à chaque pas. Ils s’arrêtèrent. Une bise multipliait la chaleur solaire, apportait la fine braise d’un sable aigu.

« Matel !… priait la bru ; Père ! »

Et elle tendait deux petits qui agonisaient dans ses bras. Ils vagissaient par moments, affaissés sur leurs ventres tuméfiés. Au loin des lueurs couraient, délinéant les crêtes. Des incendies spontanés vêtaient de flammes rapides les arbres et les squelettes des buissons. Sous les pieds, des rubans de flamme serpentaient entre les pierres.

Matel comprit qu’ils n’atteindraient pas vivants Huiliers.

« Arrêtons-nous, dit-il à son fils. Mettons-nous à l’abri jusqu’à la nuit. »

Entre deux troncs d’arbre, ils tendirent les cordes de leurs besaces, y suspendirent des vêtements, des sacs ; ils relevèrent un talus de pierres, de terre, de choses lourdes qu’ils trouvèrent sous leurs mains. Sous cet abri, dans un peu d’ombre, ils burent et mangèrent leur premier repas lentement, parcimonieusement.

Un souffle chaud mordait par places la peau des joues. Les lèvres étaient devenues ligneuses et fendillées comme des tigelles de maïs. Les membres soudain se raidissaient et les os perçaient l’épiderme.

Au cou de sa mère, le petit enfant mordu par la vipère avait expiré son dernier souffle, sans bruit. Ils l’arrachèrent à la jeune femme qui l’étreignait. Avec des cris d’abattoir, elle hurla. On eût dit d’un animal aboyant à la mort. Le fils de Matel s’en alla vers un pli de terrain et, de ses mains ayant fouillé la terre, il enfouit le petit corps, noué comme s’il avait été exposé à un grand feu. Il ramassa des pierres sur ce trou où il avait enfermé un peu de sa chair. Et il ne pouvait s’en arracher. Las, écrasé, lambeau d’étoffe sur la tête, il épuisa sa gourde dont l’eau brûlante coulait dans sa gorge ainsi qu’un feu bon.

Lorsque, la face bleuâtre, il revint, un mouvement convulsif faisait sauter ses sourcils. Il se laissa tomber dans la petite ombre portée de la tente, sans parler, se coucha sur le ventre, ainsi qu’un faucheur à l’heure de la sieste. De temps en temps, il élevait la main vers la tête et on voyait sous la peau du cervelet se nouer et se dénouer un nœud de couleuvres. Il s’enfonça dans l’immobilité.

Les Matel gésirent en gémissant.

Le père Matel surveillait le soleil. Maintenant, il était cloué au zénith, immobile, éblouissant et fou ; il ne passait pas volontiers à l’ouest. Ligne à ligne, fil à fil, il gagna pourtant du sommet de la tente au flanc. L’étoffe des parois était sèche et brûlante. Par bouffées, une odeur d’incendie arrivait et secouait mollement les pans flottants.

Des petites flammes couraient sur la plaine rase. Les derniers chiendents, entre les silex qui jetaient des étincelles, s’enflammaient ; un feu sournois, ophidien, surgissait, ici et là. Le vieillard comprit que tout se levait contre lui. Leur abri bientôt serait consumé. Les deux femmes se plaignaient doucement, demandaient à boire d’une voix de litanie. Mais il défendait ses outres abritées, cachées au jour, et ne laissait aux deux petits enfants que les gouttes qui suintaient aux bouchons de bois.

Le soleil ne bougeait plus. Peut-être ne bougerait-il plus ? Une angoisse prenait Matel à la gorge avec la force de deux grosses mains. Tous ses ennemis avaient médité évidemment cette vengeance. On l’avait sournoisement poussé au départ, parce qu’on savait bien qu’il périrait. Des regrets roulaient dans sa gorge en cailloux acérés. Il se reprochait son orgueil.

Ah ! rien ne sert de penser au passé ! Il est mort. La vie n’est qu’un combat.

Il se leva et, de cette eau qu’il refusait aux femmes et aux enfants, il se mit à mouiller l’étoffe de la tente que le soleil allait enflammer.

Bientôt le soleil avait desséché l’étoffe et Matel recommençait de l’humecter, du haut en bas, de long en large. Il savait que la mort les surveillait, derrière un léger rempart.

À ses pieds, la vieille grondait et elle lui disait :

« Matel, tu ne te souviens plus… J’ai aidé ta femme de son vivant et, quand elle a été morte, c’est moi qui menais la maison… Matel ! »

Mais lui luttait, tantôt debout, tantôt à genoux, contre la sécheresse de la tente. Il était farouche et forcené comme un nageur qui va sombrer.

Sa bru pleurait. Elle appelait, un à un, ses enfants. Puis les deux femmes se réunirent pour l’insulter. Elles l’injuriaient parce qu’il prodiguait cette boisson à une besogne incompréhensible. Et les petits laissaient rouler leur petite tête d’un côté, de l’autre, dans un épouvantable jeu mortel.

La première outre fondit. Elle ne fut plus aux mains de Matel qu’une peau qui durcissait. Une vapeur rapide, presque invisible, s’en allait du drap et le vieux distinguait à nouveau une transparence terrifiante qui s’étalait sur le flanc de la tente. Elle s’enflammerait bientôt. Il combattait encore, exprimant les dernières gouttes d’eau de son outre, indifférent aux cris des femmes, aux spasmes des enfants. Des mains agrippaient ses vêtements, des dents attaquaient ses jambes.

« Matel, balbutiait la vieille, Matel, je t’ai tout donné… Souviens-toi que ma jeunesse a été sacrifiée à tes fantaisies de maître… »

Une ardeur terrible le poussait à lutter encore. Le soleil était descendu et c’était lui qui avait amené l’astre vers la descente.

Il achevait à peine d’humecter le bas de la tente qu’il se redressait et recommençait au-dessus de sa tête, et c’était lui qui menait l’astre fou à son déclin.

Il y était habile maintenant ; il savait ne point prodiguer l’eau, ne répandre aucune goutte sur le sol. Des hurlements sourds se traînaient à ses pieds, des coups l’ébranlaient. Il n’entendait rien, ne sentait rien. Une seule chose importait à sa conscience, que le soleil descendît.

À présent, il était au sud-ouest. À travers l’étoffe, on suivait la lente, l’inexorable courbe, et, au point précis où l’astre vivait, un gros charbon rouge éclatait, effroyablement silencieux.

La deuxième outre s’épuisait à son tour. Matel épiait l’évaporation, ne recommençait son mouillage qu’à un certain moment qu’il connaissait, qu’il discernait tout d’un coup. Alors, il pressait le goulot de l’outre sur le drap et lui donnait à boire.

Tout agonisa pendant un long temps. On entendait un bourdonnement, le bruit du soleil qui cuisait la terre. Des bouffées chaudes mordillaient comme des bêtes les membres sous les vêtements. Le vieux se mouvait lentement, n’osait pas porter l’eau à ses lèvres tordues, à sa langue durcie, à ses yeux brûlés. Dans sa poitrine et dans ses entrailles, une douleur étendait lentement sa tache de feu. Il se traînait, veillant et prudent, d’un coin à l’autre.

Enfin, le soleil toucha le bas de la tente. Tout de suite, au-dessus du remblai de terre, un point de feu saignait. Matel se coucha et, goutte à goutte, exprima le fond de son outre ; il l’y tordit, n’en laissa aucune humidité sans la presser ; il l’ouvrit ensuite d’un grand coup de couteau, comme il eût fait d’une bête, et l’appliqua sur le point brillant. Il n’y eut plus qu’une tache rose, un pétale fané…

Alors, il comprit qu’il avait gagné. Le crépuscule sembla apaiser la fournaise ; le grand bourdonnement du silence prit de la gravité. Le vieux se laissa aller sur la terre.

Une lueur le tira d’une somnolence affreuse où il avait lutté contre des serpents de feu. Il se vit sous la lune haute, dans la plaine vide. Une rumeur vivait en son oreille et il ne savait pas si c’était son cœur ou le bruit du vide infini. Était-il mort ? vivant ? Il ne sentait rien d’autre que ce vide.

Mais il reconnut son fils, couché sur le ventre. Les yeux étaient ouverts. Il était roide et dur. Il vit sa bru qui gisait à quelques pas, un enfant pendu à son sein ; il vit, sous ses pieds, la servante qui était morte en buvant au cou d’un enfant un peu de sang qui ne l’avait pas sauvée.

Alors, Matel, changé en bête grondante, se traîna longtemps sur les mains et les genoux vers Huiliers qui, sous la lune, blanchissait comme une immense carcasse.
 

*

 

Les êtres qui vivaient encore dans Huiliers ressemblaient à bêtes perdues, insensibles. Ils se traînaient en rampant, avaient des bruits animaux, des regards fixes qui épouvantaient le charpentier. Lentement, ils se mouvaient, dès le crépuscule, cherchant dans les pierres les dernières végétations, d’improbables germes, de minuscules insectes qui pouvaient subsister dans le sol pulvérulent, sous un ciel d’acier, dont le soleil resplendissant était une trouée d’où s’écoulait une intarissable chaleur.

La vie commune était abolie. Un individualisme dur rompait l’agrégat de la famille et l’amour semblait n’avoir jamais régné sur cette race.

Une horreur qui passait tout soulevait Baur, à la pensée qu’on pût s’attaquer aux morts. Jusque-là, armé d’une barre, il allait dans les rues les moins exposées au soleil ; il visitait les maisons béantes et traînait les cadavres au bord d’une ancienne carrière effondrée où il les précipitait. Personne ne pouvait songer à descendre dans cet abîme épouvantable. Il était sûr que la chair de l’homme ne repaîtrait pas les hommes.

Mais sa force allait s’épuisant et, dans la muette résignation des autres, il sentait une hostilité grandir.

Ah ! pourquoi ne pas tenter tout pour durer encore ? Pourquoi ne pas essayer cela aussi ? Ah ! vivre d’abord ! Manger !

La mortalité fut si grande qu’un jour Baur ne put suffire à son atroce besogne. Il se réfugia plus souvent dans sa maison. Il en avait creusé le sol et gîtait dans la terre ouverte en tanière ; il s’efforçait à durer, n’espérant plus le miracle qui les sauverait, mais s’attachant encore à garder un peu de vie, un peu de pensée. Il suçait savamment une sorte de lichen et une terre brune d’origine végétale ; il demeurait longtemps immobile pour épargner son énergie. Son cœur battait d’un mouvement irrégulier ; son corps desséché se gonflait étrangement aux articulations. Pourtant, son esprit vivait d’une acuité intense.

Il revoyait tous les instants de sa vie passée, la terre verte et joyeuse de sa jeunesse. Il revivait les moindres détails de l’existence antérieure, de la monotone vie d’Huiliers. Et les contes que lui avaient faits les anciens des famines, des sécheresses, des épidémies, des grands malheurs qui guettent, dans les temps, les hommes. Mais rien, rien ne donnait une idée de ce petit tourment du vide, du silence qui avait peu à peu gagné tout, empli le monde, avait grandi jusqu’à être la seule chose qui fût.

Le silence enveloppait le monde. Rien ne remuait plus l’air qu’un souffle muet. L’oreille était bourrée de l’ouate d’un ronron-ronron effroyablement monotone. La parole humaine était abolie. Si Baur prononçait un mot, pour s’étonner soi-même, elle tombait comme une pierre dans un puits ; et il attendait la chute qui ne se produisait pas.

La mort allongeait sa main sur la Terre d’un geste lent, sûr et silencieux.

Une foi tenace, l’espoir des solitaires soulevait encore Baur Lorié. Le regret de ne pouvoir lutter contre le crime inexpiable lui faisait une amère fin. Lorsqu’il ne serait plus là, armé et brutal, ces lémures s’acharneraient à vivre de cette abominable nourriture. Peut-être que, déjà, à son insu…

Il voulut se lever et repartir dans le désert des hommes, car c’était sa besogne et sa mission. Mais sa fatigue était multipliée par sa longue méditation ; il s’écroula au bord de ce trou bienfaisant, et s’endormit.

C’est à ce moment qu’une bête franchit le seuil. Un être décharné, la peau noire, les yeux saillissants, où brûlait une flamme rouge, un animal anthropoïde, rampa lentement. Il regardait Baur, comme un chien craintif le maître dur, qui gisait au bord d’un creux, une cache secrète : Peut-être Baur mangeait-il ?… Manger !…

L’être, couleur de cuir cru, dont des lambeaux vêtaient mal le squelette grelottant, fut soulevé par cette découverte. Un chiendent sec couvrait sa bouche dentue. Ses genoux enflés traînaient un ventre énorme. Manger ! Manger ! Il visita chaque coin, cura le trou où Baur était à demi enfoui. Rien ! Il ne découvrit rien.

Soufflant et rauque, lent et fébrile, il sortit de la maison du maître. Manger !…

Un incendie de fable remplissait encore l’Occident. La lune déjà trouait la voûte grise du ciel et il en tombait verticalement la coulée chaude. La fournaise du monde couvait, sans souffle, mais elle appuyait sur tout la morsure d’une flamme.

Baur rêvait qu’un soir pareil avait connu le miracle inexprimable d’un orage, qu’une eau ruisselait sur les pentes et que les arbres aussitôt commençaient de pousser des fusées tendres dans un frais velours nocturne. Il ouvrait la bouche et goûtait d’une pluie qui avait la saveur d’un fruit mûr et, sur les mains, la douceur d’un lait.

Tirant derrière soi un troupeau rampant, dont les orbites recélaient l’ardeur des tisons, l’être, de nouveau, entra dans la maison. Bien qu’on n’entendît aucune parole, à peine un soufflement, cette présence nombreuse réveilla le charpentier. Ces monstres assemblés rompirent l’impassibilité qui l’armait. Il trembla ; il connut la terreur animale. Quoi ! Ils étaient donc encore nombreux et forts ? Il voulut se lever, fuir.

Des griffes le saisirent épouvantablement. Les regards traversaient sa chair mieux que des fers rouges. Comme un éclair dans son front, il eut cette idée qu’il allait mourir de la mort sacrilège. Dans tout son être, il sentit s’enfoncer ensemble des ongles et des dents.
 
 

–––––

 
 

(Élie Richard, in La Grande Revue, vingt-huitième année, n° 11, novembre 1924 ; Elihu Vedder, « The Questioner of the Sphinx, » huile sur toile, 1863)

 
 

*

 
 

 ☞  Cette nouvelle constitue en fait la seconde version, développée et augmentée, d’un conte paru quelques années plus tôt dans les colonnes du Matin, sous le titre : « La Faim. »
 
 

 

ÉLIE RICHARD : LA FAIM

 

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Rompant tous les liens, les plus vigoureux avaient quitté Huiliers, comme le vent brûlait la peau, séchait les rivières, desséchait les plantes et les arbres mêmes. Ils avaient fui cette désolation d’un pays que la faim rongeait. Quelques-uns revinrent. Ils disaient que les villages voisins souffraient les mêmes maux.

On avait cessé depuis quelques semaines toutes relations avec le reste du monde. Pour garder plus longtemps les réserves, l’égoïsme collectif avait dicté l’isolement.

Ceux qui avaient poussé jusqu’aux villes en avaient trouvé de désertes et désolées, et d’autres défendues par des canons et des fusils, préservées par des tranchées infranchissables. Malheur à elles ! Leur tour viendrait. Il y a la justice au-dessus des cataclysmes !…

… Que faire ? On était abandonné. Il n’y avait presque plus rien. Tous les ruisseaux étaient taris. Aucune végétation n’avait résisté au souffle de feu. On achevait l’herbe coriace des champs et les feuillages épineux des derniers buissons. Où fuir ?… C’était la dernière étape du tragique destin des survivants. Huiliers était, dans la plaine poudreuse, le radeau d’une horreur jamais vue et qui passerait l’innommable.

Baur Lorié avait remplacé le maire qui s’était retiré. Ce charpentier était petit et hirsute. Sa poitrine recélait une voix calme. Jusque-là, il vivait seul, mais, au moment de la grande misère, il avait donné de si efficaces avis, qu’on le respectait. Il était le chef d’instinct. Les plus violents et les égoïstes, qui essayaient de s’arracher de la règle commune du rationnement et du travail de défense, connurent sa force insoupçonnée : il ordonnait une loi nouvelle et l’imposait par son regard méditant ou par son poing lourd. On obéissait. Ainsi, Huiliers avait vécu plus longtemps que d’autres pays, parce que Baur avait dicté une roide parcimonie en tout, en particulier dans la distribution de l’eau.

Malheureusement, l’humidité se retirait devant les pioches et les sondes. Les puits les plus profonds ne donnaient plus qu’une pauvre boue où les misérables, près d’expirer, ne pouvaient plus sucer un peu de vie. Les bras manquaient de force pour creuser, car les plus résistants désespéraient maintenant.

La plus grande horreur qui soulevât Baur, c’était à la pensée qu’on pût s’attaquer aux morts. Jusque-là, armé d’une barre, il allait par les rues les moins exposées au soleil ; il visitait les maisons béantes et traînait les cadavres au bord d’une ancienne carrière effondrée où il les précipitait. Mais sa force allait s’épuisant et, dans la muette résignation des autres, il sentait une opposition se révéler. Pourquoi ne pas essayer cela aussi ? Ah ! vivre, d’abord ! Manger !

La mortalité fut si grande qu’un jour il ne put plus suffire à son atroce labeur.

Les êtres qui vivaient encore ressemblaient à des bêtes inconscientes et se traînaient en rampant, muets comme des animaux ; ils avaient des regards qui épouvantaient parfois le charpentier. Ils se mouvaient lentement, cherchant dans les pierres les dernières végétations, d’improbables germes, de minuscules insectes qui pouvaient subsister dans le sol pulvérulent, sous un ciel d’acier, dont le soleil resplendissant versait une implacable lumière. La vie commune était abolie. Le plus dur individualisme rompait l’agrégat de la famille et l’amour semblait n’avoir jamais régné sur cette race.

Baur avait creusé le sol de sa demeure. Il gîtait dans la terre, s’efforçant à durer. Il suçait savamment une sorte de lichen et une terre brune d’origine végétale. Son esprit vivait d’une acuité intense.

À présent, c’était le silence qui enlinceulait le monde ; la mort allongeait sa main sur la Terre. Une tenace foi, l’espoir des âmes solitaires, soulevait encore Lorié. Un remords pourtant, le regret de ne pouvoir lutter encore contre le crime inexpiable. Lorsqu’il ne serait plus là, armé et brutal, ces lémures s’acharneraient à vivre de cette atroce nourriture. Peut-être que, déjà, à son insu… Il voulut se lever et repartir dans le désert des hommes, car c’était sa mission. Sa fatigue était grande d’avoir longtemps fixé sa pensée, et il s’écroula au bord du creux d’où il tirait la glaise bienfaisante et s’endormit.

C’est à ce moment qu’une sorte de bête franchit le seuil. Un être décharné et sans sexe, la peau noire, les yeux saillissants et d’une flamme rouge, un animal anthropoïde peut-être, rampa lentement. Il regardait le maître, couché là, au bord d’un trou, une cache secrète : Peut-être mangeait-il ? Manger !

L’être, couleur de cuir cru, dont des lambeaux vêtaient mal le squelette grelottant, fut soulevé par cette découverte.

Manger ! Il visita chaque coin, inspecta le trou où Baur était à demi enfoui. Rien ! Il ne trouva rien. Soufflant et rauque, lent et fébrile, il sortit de la maison du maître. Manger !

Le soir tomba. Un incendie fabuleux remplissait encore la nue. La lune montait déjà et il en tombait aussi une coulée de feu. La fournaise du monde était sans souffle, mais elle appuyait sur tout, avec la morsure d’une flamme.

Tirant derrière soi un troupeau rampant, dont les orbites avaient l’ardeur des tisons, l’être de nouveau entra dans la maison. Bien qu’on n’entendît aucune parole, à peine un soufflement, cette présence nombreuse réveilla Baur Lorié. Ces monstres assemblés mirent dans son cœur d’impassible la terreur animale. Quoi ? Ils étaient donc si nombreux encore ? Il voulut se lever, fuir. Des griffes le saisirent épouvantablement. Les regards traversaient sa chair mieux qu’un fer rouge. Il connut qu’il allait mourir de la mort sacrilège.

Dans tout son être, il sentit s’enfoncer ensemble des ongles et des dents.
 
 

 

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(Élie Richard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-huitième année, n° 13785, vendredi 16 décembre 1921 ; anonyme, « Coucher de soleil, » huile sur toile, XIXe siècle ; Jesse Gaston, « Paysage avec tombe, » huile sur toile, 1838)