XI

 

UNE FUITE DE GAZ

 
 

Seul, dans la rue, je me souvins que j’avais promis ma visite à Pitoulet. En approchant de sa maison, je vis, devant la porte, un petit rassemblement ; je pressai le pas, mais, avant d’entrer, prêtai l’oreille aux propos des badauds. J’entendis :

« La police est dans l’hôtel.

– Le Commissaire perquisitionne.

– On va arrêter le vieux maniaque.

– Il fait de la distillation frauduleuse. »

Je fendis le groupe et me heurtai à deux agents qui m’interdirent l’entrée.

« Est-ce M. Trypax qui opère ? demandai-je.

– Oui, répondirent-ils, étonnés.

– Allez dire à votre maître que M. Cabri se trouve devant la porte. Vous verrez s’il ne me fera pas vivement appeler.

– Je ne vous dis pas le contraire, dit un des agents, soudain respectueux. Mon collègue va vous conduire à lui. »

Je pénétrai, accompagné de l’agent, dans le cabinet du savant où je trouvai Trypax et Pitoulet face à face, l’un cramoisi et plus tonnant que jamais, l’autre blême, éperdu. Mon vieil ami me salua du regard d’un naufragé qui aperçoit un roc.

Trypax m’accueillit en ces termes :

« Vous arrivez bien ! »

L’agent, édifié, s’effaça. Le Commissaire poursuivit :

« J’allais, d’ailleurs, vous faire cueillir chez vous.

– Peine inutile, dis-je d’un air pincé. Vous voyez que je ne cache pas.

– Rien à tirer du vieux crétin. Mais vous, vous allez répondre.

– Pardon ! »

Dans l’allégresse où m’avaient plongé un excellent déjeuner et le bonheur de revoir ma Suzanne, je sentis se décupler mes facultés didactiques, et, pour éviter de répondre, je questionnai :

« Pardon. Suis-je inculpé, par hasard ?

– Non pas, mais…

– Suis-je cité comme témoin ?

– Non plus, mais…

– D’ailleurs, j’aime autant vous en informer tout de suite. Ma déposition serait inopérante, car je suis le conseil de M. Pitoulet, qui m’a chargé de ses intérêts. Ainsi, vous venez perquisitionner ?

– Parfaitement. J’ai un mandat du juge d’instruction. J’ai de plus, entre les mains, un procès-verbal bien intéressant, que m’a communiqué mon collègue de quartier : ou je me trompe fort ou le sieur Pitoulet est le perturbateur qui a infesté de mammifères et volatiles variés les immeubles du voisinage. Je commence à y voir clair !… »

Il rit férocement et appela : « Beauléon ! »

Le secrétaire s’approcha.

« Vous allez, dit Trypax, passer la revue des meubles et préparer des scellés pour tout ce qui paraîtra douteux. Vous, Pitoulet, conduisez-moi dans votre laboratoire.

– Mon labobo…

– Parfaitement. Vous voyez que je sais mener une enquête. Vous manigancez je ne sais quel appareil dans un vaste laboratoire. Allons-y. »

Comment résister ? Le prêtre de la science guida le profanateur jusqu’au seuil du sanctuaire. Je les suivis. Nous entrâmes, et Pitoulet referma la porte.

Un fois devant le « Grand-Transmutateur » :

« À quoi vous sert tout ça ? » demanda Trypax.

Mais, en présence de sa machine, l’inventeur retrouva la voix et l’assurance, comme gonflé d’orgueil paternel.

« Tout ça, » répondit-il d’un ton presque hautain, « tout ça » sert à mes expériences.

– Quelles expériences ? »

Il murmura : « Margaritas ante porcum, » et reprit :

« Des expériences relatives à certains problèmes chimiques et physiques.

– Quels problèmes ? »

L’insistance de Trypax l’exaspérait visiblement. Il répondit :

« C’est mon secret.

– Il n’y a pas de secret pour la police. Je vous somme de dire quels problèmes. »

Le nez de Pitoulet devint blanc, ce qui me sembla l’indice d’une fureur rentrée. Après un silence, pendant lequel il me parut réfléchir, je l’entendis répondre, à ma grande surprise :

« Le problème de la vision à travers les corps opaques. Quand on monte sur ce plateau et que je mets l’appareil en marche, on voit à travers les murs. »

Aussi curieux qu’autoritaire, Trypax sauta sur le plateau en ordonnant :

« Faites fonctionner l’appareil.

– Bien volontiers. »

Pitoulet, avec un sourire diabolique, tourne ses manettes et ses leviers.

« Je ne vois rien, gronde Trypax.

– Attendez : vous allez voir.

– Oh ! mais ! Oh ! mais ! Qu’est-ce qui m’arrive ?… Arrêtez !… Je veux descendre !

– Voulez-vous bien rester tranquille ? »

Et Pitoulet, m’arrachant ma canne, repousse, à coup de manche, Trypax sur le plateau. Un instant après, ses jambes mollissantes refusent tout service à l’ennemi ; son corps s’affaisse, sa voix faiblit, il pousse des : « Au secours » gémissants, imperceptibles du dehors, et darde sur nous des yeux ronds terrifiés.

« Le plein courant ! » s’exclame Pitoulet.

L’agglutinat des colloïdes qui constitue un commissaire s’aplatissait à vue d’œil : le gros Trypax, pareil à une grenouille géante, tâchait de sauter hors du plateau, en exhalant dans un ronronnement rauque :

« Assassin ! Bandit ! Arrête !…

– Plein courant, au contraire ! »

Et, de sa canne, Pitoulet le maintenait sur le plateau. Bientôt, Trypax s’affala complètement et, tout à coup, il passa de l’état pâteux à l’état brumeux : il devint l’ombre géante qui n’a plus de secrets, maintenant, pour le lecteur. Je m’attendais à voir se clore là l’expérience. Point du tout ! Subitement, cette ombre s’effaça, la brume s’évanouit, et il ne resta plus rien, absolument rien de Trypax sur le plateau de la machine.

« Pitoulet ! m’écriai-je atterré, qu’avez-vous fait ? »

Le savant coupa le courant, ramassa sur le plateau quelques objets métalliques tombés pendant l’opération : bague, montre, porte-mine, monnaie, boutons de manchettes, les mit en poche, poussa dans la cabine-vestiaire les vêtements quasi réduits en poussière, et me répondit avec flegme :

« Je viens de volatiliser le Commissaire de police.

– Mais, malheureux !… »

Nous entendîmes des pas dans le jardin et ouvrîmes la porte ; le nommé Beauléon se présenta, des papiers à la main. Il scruta la salle du regard et demanda, l’air étonné :

« Où est monsieur le Commissaire ?

– Je l’ignore, mon ami, dit Pitoulet, très calme.

– Il n’est donc pas ici ?

– Non certes ; il vient de nous quitter à l’instant. »

Beauléon s’éloigna. Seul avec Pitoulet, je repris d’une voix blanche d’émotion :

« Alors, Trypax ?

– Évanoui. À partir d’un certain voltage, l’état brumeux devient l’état gazeux. Alors, les molécules se dissocient… Pfft !… et voilà tout… C’est sans importance… Une simple fuite de gaz !

– « Fuite de gaz ! » – Vous êtes bon, ma foi ! Vous venez de tuer un homme.

– Moi ? Pas du tout. C’est lui qui a voulu se mettre en expérience. Il l’a eue, l’expérience. Absolue et totale. Et puis il m’agaçait, ce Trypax ! Il m’avait fait trop souffrir ! Alors, pfft !… »

Pitoulet manifestait une croissante exaltation.

Je compris tout à coup comment avait dû disparaître ce jeune aide si indiscret dont il m’avait parlé : « Pfft » aussi, l’aide, en fuite de gaz… Je ne pus me défendre d’un frisson.

Soudain, Beauléon reparut, accompagné d’un agent, et redemanda d’un ton inquiet :

« Monsieur le Commissaire ! Qu’avez-vous fait de monsieur le Commissaire ? »

Très ennuyé d’être mêlé à cette affaire, je répondis vivement :

« Moi, je n’en sais rien. J’étais dans le jardin, où j’ai dû m’isoler, et je reviens à l’instant.

– Vous, le sieur Pitoulet, répondez.

– Je vous répète, Beauléon, que monsieur le Commissaire a disparu sans rien dire. Respectueux de la police, je l’attends. »

Le secrétaire et l’agent fouillèrent le laboratoire. Je tremblais qu’ils n’ouvrissent la cabine-vestiaire. L’idée ne leur en vint pas. Puis ils parcoururent tout le jardin, toute la maison, de fond en comble ; puis il se concertèrent, et partirent rapidement, sans doute vers le commissariat.

Nous vîmes, en soulevant un rideau, le petit attroupement de badauds se dissiper, mais nous remarquâmes que deux agents continuaient de garder la porte.
 

(À suivre)

 
 

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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 461, 1er septembre 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)