Sous sa vêture de peaux brutes, c’était un singulier compagnon que ce cavalier des champs sauvages que Wladimir Dwensky vit un soir surgir, devant son feu des hautes herbes du steppe.

Penché sur l’encolure de sa maigre jument, la main sur ses sourcils, l’homme le regardait et les flammes du foyer emplissaient de clarté ses prunelles claires.

Peu à peu, sa défiance se dissipa.

« Puis-je approcher de ton feu ? »

La fraternelle sincérité d’une âme rude et simple éclairait son visage. Sur l’invitation de Wladimir, il vint s’asseoir à ses côtés et tendit les mains aux flammes.

« Que le Christ soit glorifié.

– … Dans les siècles des siècles…

– Où donc vas-tu ? »

D’un signe de tête, Wladimir désigna l’immensité du steppe.

« Mais ce chemin-là, petit frère, ne conduit nulle part. Tu chevaucheras longtemps et longtemps, sans rien trouver que la solitude et le silence.

– C’est pour cela que je l’ai choisi. »

Wladimir Dwensky, peintre et musicien, avait trouvé, jeune encore, la célébrité et la fortune ; mais ses succès, qui avaient d’abord exalté son enthousiasme, lui révélèrent bientôt ce que le contact de la vie élégante et molle a de pernicieux pour une âme ardente. Il sentait peu à peu en lui l’artiste s’étioler sous l’obsédante pression d’une existence factice. Ses inspirations devenaient mièvres et faciles. Son rêve devenait de jour en jour plus lointain et plus pâle. Il voulut le sauver, le ressaisir, le ranimer au souffle vivifiant du steppe.

Il donna son or à ses domestiques, ses œuvres à ses amis, ses bijoux à ses maîtresses, et partit, laissant ouvertes derrière lui les portes de sa demeure, n’emportant pour tout bagage qu’un rouleau de papier à musique dans l’arçon de sa selle.

Et ce soir-là, dans le steppe où les secrètes pensées n’ont plus de raison, Dwensky, devant le feu clair, par fièvre de confession, par besoin de parler plutôt pour lui-même, ouvrit son âme à son compagnon. Il s’aperçut avec stupeur que ce sauvage habitant de la Sitch le comprenait singulièrement.

L’homme à son tour parla.

Et c’était en effet un prodigieux compagnon que ce chevaucheur errant qui avait oublié son nom et ne savait pas son âge, vivant insoucieusement, au gré du hasard, de quelques graines de tournesol ou de quelques lambeaux de chair. Le steppe était sa vie. Il avait absorbé son âme. Il vivait en lui.

« Comme elle est grise et pauvre, disait-il, l’existence de ceux qui ne voient pas l’aurore se lever dans les rochers de la Sitch et le soleil mourir dans les champs sauvages. Ici, dans la maternelle solitude, tout est grandiose et pur. Écoute le vent, petit frère. Ton oreille n’y perçoit encore que la vaste rumeur du steppe, le cri nostalgique des oiseaux migrateurs ou la plainte du loup, mais écoute-le avec ton âme, de toute ton âme, comme il est rempli de mystère. C’est l’haleine de Dieu. Regarde au-dessus de nos têtes ces nuages qui se poursuivent, s’enlacent, s’étreignent et se déchirent. On dirait un combat de démons. Comme il les balaie et les chasse loin de nous, le vent du steppe ! »

À l’aube, l’homme de la Sitch lui avait dit :

« Suis-moi. »

Des jours et des jours, ils avaient chevauché sans repos, sans arrêt. Le sourire et le regard clair de son compagnon, sa parole puissante entraînaient Wladimir, lui donnaient une ardeur jeune et saine.

« Où me conduis-tu donc ? lui demanda-t-il un matin.

– Vers « la dame, » lui avait répondu l’homme.

Wladimir le regarda, frissonnant. La dame de la Woodinka ? Elle existait donc, cette lumineuse fée dont avaient parlé les anciens bardes ? Cette lumineuse « dame » qui donne à ceux qui ont pu venir jusqu’à elle le rêve éternel qui domine la vie, la douleur et la mort ? Bien des pèlerins, des chevaliers, des poètes avaient marché vers elle, l’avaient toute leur vie cherchée dans l’immensité du steppe. Les uns étaient tombés sur le chemin, las et découragés ; d’autres avaient poussé plus loin, qu’on n’avait jamais revus. Existait-elle donc ?

À voir le regard ardent et sûr de son compagnon fixé sur l’horizon, son visage calme et puissant, sa ferme silhouette sur sa selle, Wladimir se prenait à le croire. La fatigue et le doute l’abandonnaient. Il chevauchait joyeux et plein de foi.

Maintenant, sur sa route, il lui semblait que les aubes se levaient plus resplendissantes, que l’air était plus léger, le vent plus mystérieux.

Par une nuit sereine, la brise leur apporta tout à coup un limpide murmure.

« La Sitch ! » dit l’homme.

Déjà les bêtes, les naseaux en éveil, le col tendu, allongeaient leur allure.

À trente pieds au-dessous d’eux, encaissée dans la profondeur abrupte d’un ravin, la rivière courait, impétueuse et folle, jetant aux rochers de sa route son écume, son rire et sa chanson sans fin.

L’homme du steppe poussa en avant. Une fantastique glissade de son cheval le porta dans le grondement de l’écume. Wladimir fut aussitôt à ses côtés. Dans le mirage nocturne, la Sitch lui apparaissait comme une splendide fille des légendes, au magnifique manteau d’argent brodé de rayons de lune et de reflets d’étoile.

« Viens, lui dit son compagnon. Ne t’attarde pas à son charme ; ne t’arrête pas à sa douce fraîcheur qui éteindrait ta superbe fièvre et te garderait à jamais, sans force et sans volonté, dans les fleurs de son rivage. »

Sur l’escarpement de l’autre rive, une plaine sans fin, morne, désolée, s’ouvrait devant eux. Wladimir se sentit subitement las.

L’homme se tourna vers lui.

« Voici les champs sauvages. Là-bas, tout là-bas, habite la lumineuse « dame. » La route en est longue, bien longue, et toute défaillance est mortelle. Avant d’aller plus loin, tâte ton cœur, petit frère.

– Marchons. »

Ils reprirent leur route. Maintenant, l’air qu’ils respiraient était oppressant. Livide, le jour se levait sur le vaste horizon et le vent qui s’abattait sur la plaine leur apportait d’étranges gémissements.

« D’autres ont tenté l’aventure, expliqua l’homme des champs sauvages. Un grand nombre d’entre eux se sont égarés et rôdent éternellement, frappés de cécité ou de démence. Ils marchent à tâtons dans le vide sans fin, appelant ou maudissant leur rêve perdu. Le vent nous apporte leur plainte ou leur rire insensé. Parfois, d’étranges illusions viennent soulager leur douleur. Hélas ! nous ne pouvons rien pour les secourir. Ils nous traiteraient en ennemis et repousseraient notre aide. D’autres, plus heureux, sont déjà tombés. »

Ils marchèrent. De loin en loin, sur l’aride route, gisaient des corps étendus. Wladimir, penché sur sa selle, les regardait avec angoisse. C’étaient toutes de nobles figures. Dans leurs yeux grands ouverts, le regard semblait figé dans une sublime et éternelle pensée. Et Wladimir sentait son cœur serré d’une fraternelle pitié pour ces chevaucheurs du grand rêve qui, loin de la vie, avaient succombé sur le rude chemin de la pensée.

Au loin, derrière eux, le glapissement joyeux des bêtes de proie s’élevait comme un rire immonde.

Wladimir sentait son cœur défaillir. L’homme du steppe avait saisi sa main d’une rude étreinte et l’entraînait. La main dans la main, épaule contre épaule, ils continuèrent à chevaucher. À la rudesse de l’étreinte, à la chaleur du contact, Wladimir puisait une force sans cesse grandissante. Ses douleurs, ses angoisses et ses fatigues s’abolissaient dans une irréductible fierté.

Enfin, un jour, un jour magnifique…
 

*

 

Sur les coussins de son fauteuil où il agonisait, Wladimir Dwensky souleva les paupières. Un sourire de fierté éclairait son pâle et beau visage.

« Quel étrange rêve, pensait-il, se dessine et s’éclaire devant moi, dans les voiles de la mort ! »

La vieille servante était penchée sur ses coussins.

« Comment te sens-tu, petit père ? »

Une harmonie large et grave emplissait l’atelier. Assise au clavier de l’orgue du maître, Olga Sowarska, la grande artiste, berçait son agonie de ses phrases préférées. Accroupi près des bûches du foyer, un pope marmonnait des prières. Dans un coin sombre, des parents, des amis, le mouchoir sur leurs lèvres, regardaient s’éteindre le grand vieillard.

Mais Dwensky n’apercevait et n’entendait plus rien. Il ne voyait plus que son âme.

« Ce rêve ? C’est ma vie… oui, c’est ma vie. J’ai atteint le but. J’ai vu la lumineuse fée qui donne à ceux qui l’ont vue le Rêve éternel qui domine la vie, la douleur et la mort. Le steppe ?… N’est-ce pas l’immense champ de l’effort et de la pensée que j’ai chevauché sans trêve ?… Oui… le beau champ pur… « Regarde ces nuages qui se poursuivent, s’enlacent, s’étreignent et se déchirent. » Ah ! l’égoïsme, la haine, l’envie…. « comme il les balaie et les chasse loin de nous, le vent du steppe !… » Comme il disait vrai, son compagnon ! son compagnon !… Celui qui l’avait arraché aux captivantes joliesses de la Sitch nocturne et l’avait conduit dans le rude chemin. Sous sa vêture de peaux, l’image du singulier cavalier des champs sauvages se précisait à cette heure… Cette grande figure… ces yeux ardents comme des torches de vérité éclairant la route…. c’était lui… Lui !… Le Maître !… Lui dont la pensée était venue chercher sa pensée… l’avait soutenue… Lui… T… »

La tête de Dwensky retomba sur les coussins, et ceux qui l’entouraient entendirent dans son dernier souffle passer ce mot pieux et tendre, emporté vers l’infini :

« Petit frère ! »
 
 

 

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(Gustave Gailhard, in Le Figaro, supplément littéraire, nouvelle série, n° 48, dimanche 29 février 1920 ; illustration d’Edmond Dulac pour « La Reine des Neiges » d’Hans Christian Andersen, Paris : L’Édition d’Art, H. Piazza, 1911 ; Henry Justice Ford, « The Snow Queen, » gravure extraite du Pink Fairy Book d’Andrew Lang, 1897)