Poursuivant notre modeste contribution à la bibliographie de Gustave Le Rouge, nous signalons à l’attention de nos lecteurs la présence de cinq textes de Gustave Guitton et Le Rouge, parus dans Les Romans inédits [Fayard frères], sous la signature transparente de Géheller ; il s’agit naturellement là d’un pseudonyme collectif reprenant les initiales de Guitton-Le Rouge. Ce sont de courts récits ou saynètes humoristiques dans la veine des Contes à la vapeur, parfaitement représentatifs de l’abondante production « alimentaire » de nos deux collaborateurs.
 

MONSIEUR N

 
 

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 ☞  « Histoires de café : I. La Caissière II. La Pipe, » in Les Romans inédits, quatrième série, n° 53, 1899.

Le texte « La Caissière » a été repris sous le titre : « Anaïs » et la signature de Humbug, dans L’Abeille de Seine-et-Oise, supplément illustré, n° 155, dimanche 17 juillet 1904 ; in Supplément illustré du Petit Comtois, cinquième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Journal d’Indre-et-Loire, supplément illustré, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Le Populaire, supplément illustré, septième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, cinquième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, septième année, n° 29, 17 juillet 1904 ; « Chronique : La Belle Caissière, » sous la signature de Marjolet, in Le Réveil du Nord, mercredi 7 février 1906.
 

 ☞  « Le Numéro 17, » in Les Romans inédits, quatrième série, n° 89, 1899.

Ce texte est paru précédemment, avec quelques variantes, sous le titre : « Numéro 17 » et la signature de Gustave Guitton, dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1261, 14 septembre 1897.
 

 ☞  « À la Brasserie : I. Le Matcheur de bocks II. Le Client grincheux, » in Les Romans inédits, quatrième série, n° 92, 1899.

« Le Client grincheux, » a été repris sous la signature de G. Guy-Tong, dans le Supplément illustré du Petit Comtois, quatrième année, n° 52, dimanche 27 décembre 1903 ; in Journal d’Indre-et-Loire, supplément illustré, quatrième année, n° 52, dimanche 27 décembre 1903 ; in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, cinquième année, n° 52, dimanche 27 décembre 1903 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, sixième année, n° 52, dimanche 27 décembre 1903.
 
 

 

LA CAISSIÈRE

 

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Symphorien Lancier, un petit employé à trois mille francs au ministère de l’Agriculture, lui qui, jamais encore, n’avait mis le pied dans un café, contracta, quand il eut trente ans, la déplorable habitude de l’apéritif.

Tous les soirs, il arrivait à la même heure, à cinq heures, au même café de l’Union franco-russe.

Il prit d’abord un bock, la première fois qu’ayant grand soif il s’était décidé à entrer dans ce café. Il avala le bock d’un trait, et quoique mal à l’aise dans ce lieu de débauches, il y resta bien cinq minutes à se reposer d’une course sous la soleil, en grillant une cigarette.

Mais, soudain, ses yeux s’égarèrent du côté de la caisse du café. Il aperçut la caissière et reçut le coup de foudre.

Quand il sortit, Symphorien Lancier était amoureux.

Il rêva de la charmante caissière toute la nuit. Il revit son fin profil, ses yeux noirs si bien fendus, sa bouche fraîche et si rose, et ses menottes d’enfant, si fines lorsqu’elles s’allongeaient pour donner les jetons ou prendre la monnaie des garçons.

Le lendemain, à son ministère, il n’eut pas le cœur à l’ouvrage. Lui si rangé, si travailleur, il se surprit à attendre, impatiemment, l’heure de la fermeture.

Quand enfin elle arriva, il se dirigea, à pas pressés, vers le café de l’Union. Il s’assit à une table auprès de la caisse, et il demanda quelque chose de doux, un quinquina.

Il sirota son quinquina en jetant des regards d’envie sur les charmes de la jeune femme. Symphorien s’extasiait devant les yeux, si beaux, de la caissière. Et il admirait la douceur de sa voix quand elle donnait des ordres au personnel. Il l’entendit qui disait au maître d’hôtel :

« Monsieur Firmin, ces gants et ces deux pièces d’argent viennent de tomber de la poche d’un pardessus. Donnez-les-moi, je vous prie… »

Symphorien, inconsciemment, avait fait le geste de se précipiter lui-même, pour ramasser les gants. Mais M. Firmin les avait déjà remis à la caisse. Tout penaud, Symphorien s’avoua qu’il venait d’avoir un geste ridicule.

N’empêche que tous les soirs, désormais, au même café, à la même heure, à la même table, il revint s’asseoir, pour boire quelques quinquinas ou quelques vermouts gommés, mais surtout pour dévorer, de ses yeux ravis, la caissière Anaïs. Il la buvait des yeux. Il n’y a pas à dire, il s’intoxiquait doublement.

Quand c’était l’heure de son dîner, il partait en lançant à son aimée un dernier regard énamouré, une dernière salutation et un ultime sourire.

Il y avait deux mois environ que durait ce manège, quand Symphorien se décida à parler à la jolie caissière. Il osa, un soir, lui faire une vague réflexion quelconque, sur un vague incident qui venait de se passer dans le café : un verre brisé avec fracas par un garçon maladroit.

« Faites chauffer la colle, raillait un mauvais farceur.

– La colle ne serait pas assez forte, » murmura Symphorien, en rougissant.

La caissière avait entendu. Elle sourit d’un air approbateur.

La glace était rompue. Ce soir-là, en partant, Symphorien, au lieu de la muette salutation dernière, risqua un :

« Au revoir, mademoiselle. »

Il lui fut répondu, gracieusement :

« Au revoir, monsieur. »

Le lendemain, il dit :

« Bonjour, mademoiselle. »

Deux jours après, en entrant, il s’arrêtait à la caisse et tenait à sa belle quelques secondes de conversation.

Une semaine après, il lui apporta un bouquet de violettes. Après quinze jours, au lieu des timides petits bouquets de deux sous, il lui offrit une superbe gerbe de fleurs, que la caissière accepta en rougissant.

Les habitués du café s’apercevaient fort bien de ce manège ; et ils nommaient à voix basse Symphorien : « l’amoureux d’Anaïs. » Ils chuchotaient, dans leurs coins, des propos égrillards sur cet amour. Mais Symphorien planait trop haut dans le ciel de l’idéal, pour s’occuper du terre-à-terre et des réalités.

« Il a du goût !

– Du goût ? Pourquoi pas ?… Anaïs est une bonne fille.

– Bien sûr.

– Elle a une jolie figure, très sympathique. 

– Certainement… Enfin, vous savez, il n’est pas dégoûté.

– Tous les goûts sont dans la nature.

– Parfaitement. »

Timides au début, les conversations entre Anaïs et Symphorien devinrent de plus en plus intimes.

Un jour vint bientôt où Symphorien alla jusqu’à dire à la caissière qu’il serait bien heureux si elle consentait à le prendre pour époux. Elle ne dit ni oui ni non, et sourit gentiment avec, aux joues, le rose de la pudeur. Et, comme c’était un samedi et qu’il y avait foule, en ce moment, à l’apéritif, elle lui susurra :

« Je ne puis, à présent, vous répondre comme je le désirerais ; mais revenez ce soir, si vous le voulez bien, vers minuit. Nous causerons de ce que vous me proposez. »

Le bonheur dans le cœur, Symphorien promit de revenir le soir même. Un peu avant minuit, il s’installait à sa table coutumière, dans ce coin du café, qui se faisait presque désert à cette heure tardive.

Quand il fut une heure, Symphorien, s’apercevant qu’il n’y avait plus d’autre client que lui-même, et que les garçons, affairés, commençaient à rentrer les chaises et les bancs de la terrasse, et à les empiler sur les tables de marbre, Symphorien alla vers la caisse, et ils roucoulèrent, lui Roméo-Symphorien, elle Juliette-Anaïs, un petit duo d’amour.

Deux heures sonnèrent. La caissière, qui venait de promettre sa foi à Symphorien ravi, arrangea ses tiroirs. Puis, comme elle avait permis à son amoureux de l’accompagner jusqu’à sa porte, c’est-à-dire à la maison d’en face, Anaïs se prépara à sortir de sa caisse.

Elle se pencha, prit deux bâtons, deux béquilles, se les assujettit sous les bras et descendit d’un pas sec.

Quand Anaïs fut auprès de lui, Symphorien Lancier s’aperçut avec épouvante que son aimée avait deux jambes de bois !…

Horreur ! il court encore, il court toujours. Et c’est sans doute pour cela qu’il ne prend plus le temps de s’arrêter au café de l’Union franco-russe.

Les jambes de bois de la jolie Anaïs l’ont à tout jamais guéri de sa manie de l’apéritif. Il ne s’intoxique plus.
 
 

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(Géheller, « Histoires de café, » in Les Romans inédits [Fayard frères], quatrième série, n° 53, 1899 ; sous le titre : « Anaïs, » et la signature de Humbug, in L’Abeille de Seine-et-Oise, supplément illustré, n° 155, dimanche 17 juillet 1904 ; in Supplément illustré du Petit Comtois, cinquième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Journal d’Indre-et-Loire, supplément illustré, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Le Populaire, supplément illustré, septième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, cinquième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, septième année, n° 29, 17 juillet 1904 ; « Chronique : La Belle Caissière, » sous la signature de Marjolet, in Le Réveil du Nord, mercredi 7 février 1906)

 
 

 

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 ☞  Ce texte humoristique n’est en réalité qu’un habile détournement de « La Dame du comptoir » d’Eugène Chavette, qui avait déjà rencontré lui aussi un franc succès dans la presse périodique.
 
 

 

EUGÈNE CHAVETTE : LA DAME DU COMPTOIR

 

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Oui, monsieur, inspectez les feuilles de présence à mon ministère, vous verrez que je n’ai pas à me reprocher, en vingt ans, une seule minute de retard, et cependant je m’écrie : « L’exactitude est un exécrable défaut !!! »

Foin de ces gens qui sont toujours là, une montre au poing, arrivant à l’heure juste et vous disant : « Hein ! suis-je bien à la minute ? » Ils sont nuisibles à eux-mêmes et désagréables aux autres : parce que vous comptiez avoir fini, avant leur arrivée, telle ou telle chose que leur exactitude vous force d’interrompre. Ou nuisibles à eux-mêmes, parce que, sachant leur exactitude, vous n’avez rien voulu entamer aux dix dernières minutes ; que vous vous impatientez après leur arrivée pendant qu’ils guettent dehors, l’œil à l’aiguille de leur montre, le triomphe d’apparaître à la seconde voulue ; de sorte qu’à leur entrée, ils sont pour vous, qui attendiez, d’un quart d’heure en retard.

Oui, monsieur, moi qui, pendant vingt ans, servis à régler sur mon passage toutes les horloges du quartier, je vous le répète : « L’exactitude est un exécrable défaut ! » Et je m’en suis guéri, car je lui dois un des plus affreux chagrins de ma vie.

Écoutez et jugez :

J’ai, durant sept longues années, déjeuné dans le même café. À onze heures cinq minutes, j’ouvrais la porte ; à midi moins cinq, je la refermais.

Inutile de vous faire l’éloge de la dame du comptoir ! Qu’il vous suffise de savoir que, dès ma première tasse de café, elle régna sur mon cœur. Mon regard lui dit-il que je l’aimais ? devina-t-elle mon amour ? Je l’ignore ; mais nous nous aimâmes à distance, sans mot dire, pendant sept ans… car je mis sept ans à me rapprocher de son comptoir assez près pour lui parler sans la compromettre.

Oui, sept ans ! pour avancer de la table n° 7, que j’occupais à mon début, jusqu’au n° 1, qui touchait le comptoir ! Que voulez-vous, monsieur ? j’étais si exact que j’arrivais toujours une demi-heure après six abonnés aussi exacts que moi. Que d’adresse il me fallut pour les déposséder de ces six tables qui me séparaient de mon ange !

Le n° 6 ne tint pas longtemps ; je me mis à couper du bouchon, et, les nerfs agacés, il quitta la place dont je m’emparai.

Six mois après, un hasard me débarrassa du n° 5, qui était superstitieux. Le garçon brisa un verre et répandit le café sur cette table, que son propriétaire déserta tout craintif. Elle devint mienne.

En deux séances, j’eus raison du n° 4, qui faisait un petit somme habituel après son repas. Je dansai si bien sur ma banquette, que ce trémoussement amena un tangage à tel point désagréable pour le dormeur qu’il alla porter ses habitudes dans une autre salle.

Le n° 3 ne dura qu’un jour. La vue de mes tartines de beurre, noires de caviar, que je trempais dans mon café au lait, lui souleva si fort le cœur, qu’il n’eut que le temps bien juste de fuir cet épouvantable spectacle.

Le n° 2 ! Oh ! le n° 2 ! Je tremble encore quand j’y pense ! Je mis quatre ans à le déposséder ! Sans les regards de mon ange, qui encourageaient mes efforts à me rapprocher, j’aurais renoncé au n° 2.

Mais, me direz-vous, pourquoi ne vous êtes-vous pas évité tant de peine en avançant votre déjeuner de deux heures, ce qui vous aurait rendu maître des tables ? Ou, plutôt, que ne veniez-vous, dans la journée, à un de ces instants où le café désert vous aurait permis d’entretenir votre belle à loisir ? Ah ! voilà ! c’est que, je vous l’ai dit, j’étais exact, j’avais la bêtise d’être exact. Ma vie était si bien réglée que vous ne m’auriez pas même fait dire « tu » à une femme à un autre moment que le deuxième dimanche du mois, de quatre heures dix à quatre heures cinquante.

Je reviens à mon n° 2.

Le bouchon coupé, le caviar, la danse des banquettes, tout fut inutile avec lui, par cette raison qu’il était sourd, borgne de mon côté, et que ma banquette ne touchait pas à la sienne. Je voulus le prendre par l’avarice, et, sur sa table, au coin de son coude borgne, j’empilais verres, assiettes, carafes, qu’il poussait bientôt à terre. Ce n’était, chaque matin, entre nous, qu’une montagne de débris qu’il payait sans même s’étonner de sa maladresse. Le cafetier en fit même une spéculation, en ne lui servant qu’un matériel fêlé que le malheureux soldait comme neuf.

En quatre ans, le n° 2 a cassé de quoi monter le ménage de toutes ces peuplades sauvages de l’Océanie, qui manquent tellement du nécessaire, qu’avec une seule paire de gants dix hommes s’habillent. Pauvre n° 2 ! Je le plains aujourd’hui ! Car j’ai appris plus tard que, s’il était tant opiniâtre au poste, c’est qu’il aimait aussi la dame du comptoir. Enfin, à bout de moyens après quatre années, je songeais à adresser sur lui une lettre anonyme à la préfecture de police, quand il eut la chance d’être écrasé par une de ces voitures de laitier ou de boucher que, j’ignore pourquoi, la police laisse courir à toute volée dans les rues de Paris.

De ma nouvelle place au n° 2, si je ne touchais pas encore la terre promise, j’en sentais au moins les doux parfums. Je respirais l’odeur des carrés de sucre que mon ange caressait de ses blanches mains après avoir manié d’ignobles sous maculés de vert-de-gris ; je humais à pleins poumons l’arôme de l’eau de fleur d’oranger qu’elle versait dans ces vilaines petites bouteilles rondes qui ressemblent à un oignon blanc.

Un obstacle me séparait encore d’elle.

C’était le numéro 1.

Je résolus de le renverser.

Dès ce jour, je lui déclarai la guerre.

Un terrible homme que ce n° 1, je vous le jure ! Ancien capitaine de gendarmerie, fort comme un Turc, barbu, moustachu, et par-dessus tout galant et monotone ; car, tournant son gros œil vers mon adorée, il lui répétait d’heure en heure, depuis huit ans, cette invariable phrase : « Je suis comme le lierre ; je meurs où je m’attache. »

Ce qui me rassurait peu sur la prochaine possession de sa table, car il était bâti à vivre cent ans.

Je cherchai à amadouer le monstre par des contes lestes et des calembours ; mais, tordant sa moustache grise, il tarissait tout à coup ma verve en hurlant de sa voix de cuivre : « C’est en perdant son temps à faire des calembours que Grouchy est arrivé en retard !!! » – Ce renseignement historique me surprit la première fois.

Ah ! je vous promets que si la France avait égaré son code pendant vingt-quatre heures seulement, j’en aurais profité pour poignarder le terrible capitaine… dans le dos. – Enfin, le ciel prit pitié de mon amour, et la fée de la dysenterie cueillit un beau matin cet exécrable rival.

Enfin, je m’installai au numéro un !!!

J’étais près d’elle !!! – Je contemplais son buste gracieux sortant du comptoir, j’admirais ses cheveux noirs, sa bouche mignonne, etc., etc. – Sept ans écoulés avaient bien un peu altéré tous ses charmes, mais je la voyais toujours avec les yeux de… ma première tasse de café !

Je renonce à vous dépeindre l’émotion, en partie double, de ce moment envié depuis si longtemps. La joie nous étouffait ; nous perdions la tête ; je trempais ma mouillette dans la carafe et je vidais mon café dans mon porte-monnaie ; elle empilait les sous sur ses petits plateaux et mettait les morceaux de sucre dans sa caisse.

Les grandes passions ne sont pas bavardes ; un court dialogue suffit pour nous lier l’un à l’autre, sans que le public fût dans la confidence.

En affectant de lire le nom du chapelier dans mon chapeau, je lui soufflai du fond de la coiffe : « Je t’aime ! »

En feignant d’essuyer un bol à punch, elle me renvoya : « Je t’aime. »

À quoi je répliquai aussitôt :

« Sois ma femme ! à demain, chez mon notaire, à neuf heures trente-cinq. »

(Neuf heures trente-cinq, c’était l’heure de mon pédicure, mais mon amour désordonné me faisait sacrifier pour une fois mon exactitude.)

Le lendemain, à l’heure dite, j’étais, tout délirant de passion, chez Me Crosse, mon notaire. Je ne tarissais pas en éloges sur le compte de mon adorée, pendant que cet officier ministériel préparait son papier timbré.

« Vous allez la voir, blonde ! belle ! élancée ! une main de reine ! une gorge de déesse ! une taille d’enfant ! – Voilà sept ans que je l’aime. »

Tout à coup, mon notaire me demanda :

« Est-elle grande ou petite ? »

Cette fort simple question m’interdit ; je ne pus que répondre :

« Je n’en sais rien.

– Comment ? vous n’en savez rien ! Voilà sept ans que vous l’aimez, et vous ignorez si elle est petite ou grande ?

– C’est la vérité pure ; je ne l’ai jamais vue autrement qu’assise dans son comptoir… c’est-à-dire jusqu’à la ceinture.

– Mais vous avez dû pourtant vous rencontrer ailleurs… à la promenade, au théâtre, au bain ?

– Jamais autre part qu’à son café… et je suis si exact en tout, ma vie est si réglée, que je n’ai pu, aucun jour, consacrer mon temps à cet ange que de onze heures cinq à midi moins cinq, moment où je la trouvais et je la quittais assise à son comptoir. »

J’achevais à peine que la porte de l’étude s’ouvrit.

Ma fiancée entrait.

Tout à coup, je poussai un cri d’horreur et je m’évanouis sur les genoux du notaire.

La bien-aimée de mon cœur, l’ange de mes rêves avait deux jambes de bois !!!
 

Mai 1863.
 
 

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(Eugène Chavette, « Les Manies, » in Les Petites Comédies du vice, Paris : Librairie internationale, A. Lacroix & Cie éditeurs, sd [1874] ; l’illustration est extraite de cette édition)

 
 

 
 

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LE NUMÉRO 17

 

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À l’« Hôtel des Provinces françaises, » 175, cité Bergère, en plein centre de Paris. Confort. Table de famille. Prix modérés. Grande affluence de voyageurs, à l’occasion de l’ouverture de l’Exposition… Ce qui explique assez les nombreuses pancartes des mastroquets : À l’occasion de l’ouverture de l’Exposition, grand arrivage d’huîtres… Car si Paris mange beaucoup, la province dévore encore davantage… Il est minuit vingt… Drelin-drelin-lin-lin-lin-li !
 

JULES, le garçon de garde, tire le cordon.

M. TESTEGOURD entre, une valise à la main.

M. TESTEGOURD. – Garçon, garçon, il y a une malle…

(Jules se lève et reconnaît M. Testegourd, qui descend régulièrement en cet hôtel tous les trois mois, quand il vient à Paris pour toucher ses rentes et faire un peu la fête.)

JULES. – Bonjour, monsieur.

M. TESTEGOUD. – Bonjour, Jules… Toujours là ! Toujours fidèle au poste… C’est bien, ça !… Mais allez donc prendre ma malle, qui attend sur un fiacre.

JULES. – C’est que, monsieur… c’est bien désagréable à dire ; mais il n’y a plus de chambre.

M. TESTEGOURD. – Comment, pas de chambre ?… Ah ! elle est forte, celle-là… Pas de chambre pour un vieux client comme moi !… Pour moi, il n’y a pas de chambre ?

JULES. – Monsieur n’a pas dû prévenir… Vous savez, monsieur, c’est l’Exposition ; et dame, les hôtels regorgent… Le nôtre est plein, monsieur, de la cave au grenier…

M. TESTEGOURD. – Enfin, vous allez toujours bien pouvoir me donner une chambre pour ce soir, voyons… Demain, vous m’arrangerez cela mieux… Une petite chambre de rien du tout, en attendant, avec un petit bout de canapé, jusqu’à demain !

JULES. – Mais je me tue à dire à monsieur qu’il n’y a aucune chambre libre, ce soir…

M. TESTEGOURD. – Une moitié de lit, alors ! Un coin de fauteuil !… Vous savez bien que je ne suis pas difficile.

JULES. – Dame, voyons… Je n’ose pas proposer à monsieur ; mais puisque monsieur le veut absolument… Monsieur consentirait-il à prendre la moitié du lit de Joseph, le garçon de chambre ?

M. TESTEGOURD. – Mais certainement !… Il est propre ?

JULES. – Le lit ?

M. TESTEGOURD. – Non, Joseph.

JULES. – Oh ! très propre.

M. TESTEGOURD. – Il voudra ?

JULES. – Mais oui, il voudra… Tenez, pour plus de sûreté, je vais le prévenir.

(Jules monte en hâte les escaliers pour aller parler à Joseph. Il redescend.)

JULES. – Monsieur peut monter… C’est la chambre n° 17…

M. TESTEGOURD. – En avant, donc ! À la guerre comme à la guerre !

JULES. – N° 17.

M. TESTEGOURD. – Le 17… Oh ! je ne connais que ça… J’ai une mémoire des lieux incroyable… Ainsi, tenez, votre 17 se trouve au troisième, et à gauche… C’est cela, hein, vous voyez !

JULES. – C’est tout à fait ça, monsieur.

M. TESTEGOURD. – Au 17, tenez, à mon dernier voyage, il y couchait une petite bonne qui s’appelait Rose, cette petite brunette, vous savez bien, à l’air éveillé, et que j’ai quelque peu taquinée, d’ailleurs.

JULES. – Justement, monsieur.

M. TESTEGOURD. – Et qu’est-ce qu’elle devient ?

JULES. – La chambre ?

M. TESTEGOURD. – Eh ! non, la bonne, la brunette ?

JULES. – Elle est repartie en province, dans sa famille, il y a huit jours.

M. TESTEGOURD. – C’est dommage… Tenez, prenez ma malle sur le fiacre.

(Jules s’exécute et dépose la malle dans la vestibule ; M. Testegourd règle son cocher, et la porte se referme avec un bruit sec.)

M. TESTEGOURD. – Ma malle restera-t-elle là longtemps ?

JULES. – Oh ! jusqu’à demain seulement… Demain, je parlerai à madame, et il faudra bien que, d’une façon ou d’une autre, elle vous loge… Elle vous trouvera bien, sans doute, une chambre pour demain soir.

M. TESTEGOURD. – Une chambre, même petite, où je serai seul, me vaudra certainement mieux qu’une moitié de lit partagé avec un homme… Ah ! pardi, si la petite brunette n’était pas retournée dans sa famille !…

(Jules sourit, d’un air fin. Il prend un bougeoir, qu’il allume)

JULES. – Monsieur veut-il que je l’accompagne ?

M. TESTEGOURD. – Non, non, mon brave Jules, dormez sur vos deux oreilles… Je connais cet hôtel comme ma propre maison. Pensez donc, depuis le temps que j’y descends !… J’irais les yeux fermés au n° 17… À propos, est-ce qu’il ronfle, Joseph ?

JULES. – Il a un sommeil de pierre.

M. TESTEGOURD. – Allons, ça va bien.

(M. Testegourd monte le premier escalier. Il se sent tout folichon. Il se répète mentalement cette vérité mise en distique que
 

La trépidation excitante des trains

Nous glisse des désirs dans la mœlle des reins.

 

Venant du second palier, encombré de malles, il entend des chuchotements grondeurs.)

– En voilà du bruit à cette heure !… Quel hôtel ridicule !… C’est indécent.

(C’est une dame en peignoir, que le verbe sonore de M. Testegourd a réveillée.

Enveloppée dans son peignoir très lâche, elle tient déjà la rampe pour descendre se plaindre.)

M. TESTEGOURD, très allumé. – Oh ! oh !… la jolie brune !…

LA DAME, sans la moindre courtoisie. – Continuez donc votre chemin, espèce de sous-pied !

(M. Testegourd, confus, passe auprès de la dame et continue son ascension, pendant que la dame, n’entendant plus de bruit, rentre citez elle… M. Testegourd est arrivé. Il passe la clef dans la serrure, se déshabille vite, car il a hâte de se reposer, et, tout en prenant bien garde de ne pas éveiller l’homme qui dort déjà sous les couvertures, il l’enjambe, et il s’étend auprès de lui.) – Brrr !… qu’il fait froid…

(Il éteint la lampe. Il va s’endormir, quand un bruit de clef dans la serrure se fait entendre… Sont-ce des cambrioleurs ?… Non, c’est mieux que ça. C’est une jolie petite bonne qui entre, un bougeoir à la main, et qui va s’asseoir au bout de ta chambre, d’un air grave et recueilli… Elle s’absorbe dans la lecture d’un livre qu’elle a apporté avec elle.)

M. TESTEGOURD, agréablement surpris, se parlant à lui-même. – Tiens, tiens ! Il se met bien, Joseph !… Ça va être drôle, tout à l’heure !… En voilà une qui ne se doute pas de ce qui l’attend… Ce qu’on va rire ensemble, bientôt !… Là, tirons un peu les rideaux, pour qu’elle ne m’aperçoive pas… Mais pourquoi donc lit-elle aussi longtemps ? C’est donc bien intéressant ?… Elle aurait pourtant mieux à faire !… Mais c’est qu’elle est jolie, la mâtine… Tiens ! qu’est-ce encore, ce bruit ?…

(Quelqu’un frappe un discret toc toc.) – C’est bien ici !…

(La petite bonne interrompt sa lecture et va ouvrir. Entre BERNARD, le second garçon de chambre. M. Testegourd s’étonne, de plus en plus, de ce qu’il voit.)

BERNARD. – Bonjour, Louise.

LOUISE. – Bonjour, Bernard.

BERNARD. – Tu t’ennuyais, toute seule ?

LOUISE. – Dame, si tu crois que c’est drôle.

BERNARD. – Enfin, nous allons tout de même passer une bonne nuit ensemble… On va se mettre là, tous deux, sur cette chaise longue… Personne ne nous dérangera.

LOUISE. – Tu n’as rien apporté pour te distraire ? Un livre… un journal… un verre de liqueur ?

BERNARD. – Mon Dieu, non. Car tu sais bien que je n’ai pas besoin de journal quand je suis auprès de toi, voyons, Louise.

(Il la taquine. M. Testegourd, lui, n’en revient pas. Il est puissamment intéressé par tout ce manège. Mais il pense, à part soi, que les femmes sont des êtres de cerveau bien complexe et de vertu bien fragile… Car enfin, n’est-ce pas trop fort d’oser faire ainsi cornu ce pauvre Joseph, au nez et à la barbe de l’intéressé ?)

LOUISE, à la fin, trouvant que Bernard est trop entreprenant. – Voyons, finis.

BERNARD. – Bah ! qu’est-ce que ça fait ?… D’abord, moi, tu sais, je me sens tout drôle ce soir et je voudrais bien… si tu voulais…

(Il l’embrasse avec passion)

LOUISE. – Oh ! voyons, Bernard…Voyons, Bernard !… Y songes-tu ?… Non, non, jamais… Pas ici !… Y songes-tu ?… Auprès d’un mort !…

(Un grand cri retentit, jeté par M. Testegourd.)

LOUISE, effarée, les yeux hors de la tête. – Le mort qui parle !

(M. Testegourd se lève d’un bond et saute, en bannière, sur le plancher.)

BERNARD, transi de peur. – Le mort qui se lève !…

(Louise tombe évanouie.)

M. TESTEGOURD, tout livide. – Que signifie ?… Qu’est-ce que cela veut dire ?… Je n’y comprends rien…

BERNARD. – Mais ce n’est pas le mort !…

M. TESTEGOURD. – Qui est-ce qui est mort ici ?… (Il regarde le lit.) Ainsi, cet homme, cet homme auprès de qui je me suis couché… cet homme est mort !

BERNARD. – Oui… Mais comment êtes-vous là, vous ?… Et qu’est-ce que vous faites ici ?

M. TESTEGOURD. – Vous me demandez comment je suis là… C’est bien simple pourtant. Ici, c’est le n° 17, et j’ai…

BERNARD. – Mais non, ce n’est pas le 17 !… C’est le 19 !…

M. TESTEGOURD. – Ainsi, le 17 ?

BERNARD. – Le 17 est à côté. C’est la chambre de Joseph.

(M. Testegourd s’assied, accablé, avec des sueurs froides.)

M. TESTEGOURD. – Faites-moi vite une tasse de thé, Bernard…avec beaucoup de rhum… Après des émotions pareilles !…
 
 

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(Géheller, in Les Romans inédits [Fayard frères], quatrième série, n° 89, 1899 ; ce texte est paru précédemment, avec quelques variantes, sous le titre : « Numéro 17 » et la signature de Gustave Guitton, dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quatorzième année, n° 1261, 14 septembre 1897)