Il est possible de parler de tout, – même de géométrie, – sans ennuyer son public ; je vais plus loin : on peut l’amuser avec des chiffres.

Du reste, que le lecteur, et surtout que la lectrice se rassurent. Ce n’est pas avec des chiffres que je prétends les captiver. Je veux chaque semaine rechercher dans les choses ardues et compliquées de la science, et dégager, de son appareil souvent désagréable, la fleur, rien que la fleur. Nous laisserons de côté l’ennuyeux ; nous prendrons l’agréable.

Il ne faut pas que ce mot un peu grave de science effraie l’homme ou la femme du monde. Le temps est passé de ces savants en us, malpropres, pédants, barbouillés de tabac ou d’encre, et distillant l’ennui par tous les pores. Nos savants actuels sont gens bien mis, bien élevés, d’abord agréable et facile ; ils savent dissimuler leur savoir sans en être ni moins studieux ni moins instruits pour cela. De même, la science s’est humanisée ; elle aime à descendre de ses hauteurs, à quitter ses laboratoires, à se mettre à la portée de tous.

Il faut bien, du reste, que la science ne soit plus fort effrayante, car elle attire un public assez frivole jusque dans ses repaires : la Sorbonne et le Collège de France. Le soir, à l’heure où l’on joue Niniche, Orphée aux Enfers et la Dame aux Giroflées, les amphithéâtres du sombre et vieux collège de Robert Sorbon se remplissent de dames en toilettes élégantes, qui viennent voir et entendre, quoi donc ? un monsieur habillé de noir, cravaté de blanc, qui, pendant plus d’une heure, leur raconte les courses extravagantes des comètes, leurs vagabondages ou bien les voyages de Vénus, qui leur dit pourquoi de prétendues étoiles filent, pourquoi Jupiter et Saturne tournent constamment sur eux-mêmes. Eh bien, je vous assure que Jupiter et Vénus ennuient aussi peu à la Sorbonne qu’à la Gaîté.

Mais la littérature, mais le théâtre, n’ont-ils pas trouvé une nouvelle veine de succès dans la science, et la féerie ne s’est-elle point rajeunie par elle ? Le Tour du Monde en 80 jours, un Drame au fond de la Mer [sic] ne lui doivent-ils point leur brillante et productive carrière ?

Donc la science, loin d’être ennuyeuse, est au contraire extrêmement attrayante ; il ne s’agit que de la présenter du bon côté. C’est ce que je m’efforcerai de faire.

Cela posé, j’entre tout net au cœur de mon sujet.
 

*

 

Un de ces derniers jours de soleil, je me trouvais en compagnie d’un chimiste américain et d’un géologue danois chez notre ami commun, le docteur N…, qui possède l’une des plus riches collections entomologiques de Paris. Après une visite attentive au laboratoire, où vingt vitrines de coléoptères rarissimes firent pousser à nos deux étrangers des cris d’une admiration jalouse, nous fûmes gracieusement invités à prendre part au régal d’une vivisection.

Il s’agissait, je crois, d’étudier au microscope l’intestin grêle d’un bombyx atteint d’une maladie étrange, inconnue. L’insecte, arrivé la veille à grand frais de Nagasaki, avait été généreusement prêté à notre docte ami par l’Institut national séricicole du Japon, et venait de faire, le douillet, ses quatre mille lieues dans un cornet de feuilles d’ailante. M. de Quatrefages, qui a écrit des volumes sur les bombyx malades, ne connaissait pas le premier mot de cette grave affaire – je parle de notre vivisection – et c’est absolument à huis-clos, entre intimes, que la chose allait se passer. Une véritable première, comme vous voyez.

Pendant que l’opérateur rangeait autour du microscope ses bistouris, ses seringues et ses poinçons, le Danois m’exposait un système de métamorphisme dont il est le glorieux père, et je lui promettais d’en faire l’objet d’un rapport à l’Académie d’Étampes, qu’il avoua ingénument ne pas connaître. Le chimiste yankee, moins expansif, attendait en considérant la bestiole dont on allait mettre les tripes au vent, et qui filait, vous pensez, un bien mauvais coton.

De l’opération je ne dirai rien, pour deux motifs : le premier, afin de pas troubler le sommeil de M. de Quatrefages ; l’autre, parce que je ne suis guère compétent, ma spécialité étant l’étude des larves de diptères. Tout se passa, d’ailleurs, dans les règles. Nous allâmes, à tour de rôle, appliquer notre œil droit au puissant objectif ; je vis des kilomètres de soie malade, des myriamètres d’intestin baignant dans une goutte d’alcool ; le géologue d’Upsal fut enchanté et le chimiste de Chicago fit en anglais de judicieuses remarques, que chacun s’empressa de noter sur ses tablettes. La représentation était terminée ; du moins, je le croyais.

C’est ici, au contraire, que la séance devint palpitante. Vous allez en juger :

« Connaissez-vous le microdor ? demanda tout à coup l’Américain au docteur N…, à peu près du ton dont il aurait dit : « Avez-vous lu Baruch ? »

Nous ouvrîmes de grands yeux. Et comme le géologue cherchait dans sa mémoire le sens de ce néologisme abrupt, que, pour ma part, je n’avais jamais entendu retentir au sein de la docte Académie d’Étampes, notre Yankee poursuivit :

« Le microdor est une nouvelle création de mon étonnant compatriote Edison, l’auteur du phonographe, de la plume électrique, du papier lumineux, du mégaphone, de l’aérophone, du microphone et de trente autres merveilles ; mais celle-ci, s’il est possible, les surpasse toutes et va révolutionner le monde savant. »

Cela dit, l’Américain alluma un cigare et attendit froidement l’effet de sa phrase.

Nous restions-là, stupides.

« Ce microdor, continua le chimiste de l’Illinois en savourant notre émotion, est un petit appareil que j’ai vu chez Edison la veille de mon départ pour la France, il y a quinze jours à peine. Le reporter scientifique du New-York Herald n’en a pas encore entendu parler, et sir Bennett, s’il apprenait qu’un autre mortel a eu la primeur de cette prodigieuse découverte, casserait aux gages son infidèle nouvelliste. »

Seconde pause. Notre anxiété faisait mal à voir. Le chimiste en eut pitié et, tout d’une haleine :

« Avec cet instrument, dit-il, l’homme pourra concentrer les émanations des corps, les amplifier et les rendre perceptibles à des distances énormes. Vous connaissez, n’est-ce pas, l’acuité miraculeuse du sens olfactif chez certains animaux. Au milieu d’un tas de linges, le chien, vous savez, rapportera infailliblement à son maître le mouchoir que celui-ci vient d’y enfouir. Vingt fois, j’en suis sûr, vous avez entendu dire qu’un caniche avait suivi à la piste et retrouvé son propriétaire, à travers un dédale de routes et de sentiers où l’homme était passé plusieurs jours auparavant. Vous-même avez vu les corbeaux accourir du fond de l’horizon, dès qu’un mulot ou une taupe a mordu la poussière des guérets.

Voulez-vous d’autres exemples ? L’écrevisse, dans son ruisseau d’eau vive, ne se hâte-t-elle pas de nager, d’un bout à l’autre de la plaine, vers l’appât corrompu que vous lui jetez ? L’hirondelle s’est-elle jamais trompée de nid, au retour de son lointain voyage, et n’a-telle pas invariablement regagné le palais d’argile où elle reçut sa première becquée ? La mouche verte n’est-elle pas la première arrivée au banquet du corps mort, cadavre entier ou minuscule débris, dont son merveilleux odorat lui révèle la présence ? Tenez, docteur, nous allons sur le champ disséquer un de ces utiles diptères, et je vous ferai toucher du scalpel le faisceau nerveux qui, selon Spallanzani, est le siège de ce sens extraordinaire.

– Mais je n’ai pas sous la main l’insecte demandé ! s’écria notre ami, qui donnait naïvement dans le piège.

– Qu’à cela ne tienne ! répliqua l’Américain ; nous allons en appeler un. »
 

*

 

Aussitôt, à la demande du savant, on apporta de l’office un poulet fraîchement égorgé. Le démonstrateur déposa le cadavre encore tiède sur un guéridon, entrouvrit la fenêtre et attendit.

Deux minutes après, au milieu du silence admiratif et quelque peu sceptique que nous gardions, retentit la fanfare bien connue de la mouche de viande. L’insecte appelé était là, avide, famélique et bourdonnant. Il fit autour de la chambre une reconnaissance rapide, heurta lourdement sa grosse tête aux murailles, et vint s’abattre sur le cou saignant au poulet, où le va-et-vient de sa trompe nous apprit que le festin commençait.

Je battis des mains avec frénésie. L’Américain voulut bien prendre pour lui cette ovation qui s’adressait à la mouche, et, modeste dans son triomphe, reprit la parole en ces termes :

« Pour vous, messieurs, qui vous proclamez les plus parfaits des êtres, ce poulet n’a pas d’odeur. Il vivait encore il y a cinq minutes, et vous n’aurez pas de peine à admettre que les émanations qu’il dégage ne sont pas sensibles, même pour l’odorat d’un Peau-Rouge. Elles existent cependant ; la mort les a fait naître instantanément, et cette mouche, qui flânait peut-être à l’autre bout de Paris, les a perçues de là-bas. Elle est venue tout droit ici, guidée par son infaillible instinct et – voilà qui confond notre raison – avant même le temps nécessaire au transport des miasmes du cadavre par la voie de l’air. »
 

*

 

Le savant jouit pendant quelques instants de notre stupeur, et reprit :

« Eh bien ! l’appareil dont je vous parlais tout à l’heure, et que vous êtes les premiers Européens à connaître, nous donnera, à vous, à moi, à tout le monde, l’exquise sensibilité olfactive de cette mouche stercoraire, de ce chien, de cette hirondelle, de cette écrevisse, de ce vautour. Vous voyez d’ici ses applications multiples, et les immenses services qu’il est appelé à rendre. Dans la rue, vous distinguerez l’homme ou la femme malade, au flair ; toute affection morbide ayant pour conséquence une décomposition partielle des tissus, caractérisée par une odeur spéciale, vous pourrez, grâce au microdor, couper dans son germe la fièvre qui peut-être aurait enterré votre sujet. À la chasse, vous serez votre propre chien d’arrêt, et nul fumet de poil ou de plume n’échappera au sens délicat de votre instrument.

Vous retrouverez sans peine, fût-il passé dans mille mains différentes, le portefeuille ou le bijou perdu ; vous saurez reconnaître, en plein boulevard, le bellâtre qui a flirté un soir avec votre femme, et les « microdors » officiels de la justice reconstitueront dans toutes ses phases le crime commis, par l’analyse des effluves variées qui accompagnèrent sa perpétration…

Je laisse à votre sagacité, messieurs, le soin de passer en revue les impossibilités qui deviendront possibles, par la toute-puissance du microdor ; et je termine en vous priant de ne point divulguer ce gros secret, que mon ami Edison se réserve de révéler au monde par le canal du New-York Herald, le mieux informé des journaux américains. »
 

*

 

Là-dessus, nous nous séparâmes. Chacun jura de rester muet, et je vins droit au Figaro pour écrire ces lignes, en tête desquelles j’aurais pu placer cette maxime désormais banale des Mémoires de Vidocq :

« Mettez-moi au milieu d’une foule d’hommes ; j’y découvrirai entre cent mille un galérien, rien qu’à l’odeur. »
 

Un Académicien (d’Étampes)

 
 

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(Un Académicien (d’Étampes), « Curiosités de la science, » in Le Figaro, vingt-quatrième année, troisième série, n° 317, mercredi 13 novembre 1878 ; sous la signature L. de Beaumont et le titre : « Le Microdor, » in Les Soirées littéraires, journal illustré, première année, n° 36, dimanche 4 juillet 1880 ; repris en volume dans Les Curiosités de la science, avec 16 gravures sur bois, tirées hors texte ; préface par Camille Flammarion, Paris : Auguste Clavel, Librairie des Soirées littéraires, [1882])

 
 

 

Encore une invention

 

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C’est extraordinaire comme tout aujourd’hui fait des progrès !

Autrefois, les inventeurs les plus célèbres attachaient leur nom à une grande découverte, et ce n’était pas trop de toute leur carrière pour mener à bien l’œuvre qu’ils avaient rêvée.

Galilée inventait la rotation de la Terre ; Salomon de Caus découvrait la vapeur ; Daguerre découvrait le daguerréotype, et je ne sais plus quel homme ingénieux inventait l’eau sucrée ; mais aujourd’hui une invention, même admirable, ne suffit plus à immortaliser son homme.

C’est ce qu’a compris un Américain, M. Edison, qui a déjà inventé le phonographe, le téléphone, le microphone, le mégaphone, l’aérophone, que sais-je encore ! et qui vient de faire une nouvelle découverte destinée à enfoncer toutes les précédentes.

Il s’agit tout simplement de développer l’odorat humain dans des proportions considérables, de manière à donner à ce sens, chez l’homme, la même acuité qu’il a chez certains animaux.

Il est bien évident, en effet, que le chien de chasse qui suit la piste du gibier si merveilleusement est, sous ce rapport, bien mieux doué que nous.

M. Edison s’est appliqué à faire disparaître cette infériorité et il paraît qu’il a réussi.

Il a construit un petit appareil auquel il a donné le nom de microdor. Avec cet instrument, l’homme pourra concentrer les émanations des corps, les amplifier et les rendre perceptibles à des distances énormes.

Ceci est parfait. Mais je ne vois pas bien l’application de cet instrument à la chasse, par exemple. S’il faut établir une communication entre le gibier et l’appareil que je tiens à la main, il me faudra avant tout savoir où est le gibier, et ce genre de chasse rappellera à s’y méprendre celle du premier âge, qui consiste à poser un grain de sel sur la queue du moineau.

Et puis croit-on que cela soit sans inconvénient, de rendre infiniment plus fortes toutes les mauvaises odeurs dont nous sommes entourés ?

Dans nos rues, à chaque instant, l’odorat est frappé désagréablement par telle ou telle industrie ; cela deviendra insupportable quand chacun sera muni d’un microdor, et l’on passera sa journée à se boucher le nez.

Quant à Mlle X…, qui, comme on sait, tue les mouches en soufflant dessus, avec un microdor de moyenne force, elle pourra facilement tuer un bœuf, ce qui sera fort commode, comme on peut le croire.
 
 

 

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(Simplice, « Causerie, » in La Petite Gironde, journal républicain quotidien, septième année, n° 2728, samedi 16 novembre 1878)

 
 

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 ☞  L’article de Louis de Beaumont sur cette prétendue invention d’Edison a été traduit au moins à deux reprises dans la presse espagnole :

« Curiosidades de la ciencia, » in La Imprenta, diaro de avisos, noticias y decretos, n° 314, mercredi 20 novembre 1878.

« Curiosidades de la ciencia. El olfato y el ‘microdor’. Nuevo invento de Edison, » in La Reforma, 19 mars 1879.