XIII
CATASTROPHE ET HYMÉNÉE
Au sortir de la maison, il me fallut parlementer avec les agents de faction, à qui je dus produire des pièces d’identité ; quand ils eurent constaté que je n’étais pas Pitoulet et que j’avais un domicile, ils me laissèrent aller. Je partis posément, sans hâte ; mais, au détour de la rue, je me pris à courir, à sauter, heureux de me retrouver libre, comme évadé d’un cauchemar. Je passai une soirée exquise à l’Opéra-Comique, assis près de ma Suzanne. On jouait La Vie de Bohème. Mes futurs beaux-parents, très émus par le triste destin de Mimi, acceptèrent de célébrer notre mariage dans quinze jours. Ivresse !
« Il paraît, me demanda Bic, que vous délaissez votre étude ? Ah ! çà, mon garçon, renonceriez-vous à la carrière juridique ?
– Nullement, cher monsieur, répondis-je ; seulement, j’ai travaillé, ces derniers jours, à la Bibliothèque pour préparer ma thèse.
– Vraiment ? fit Bic, intéressé. Et quel en est donc le sujet ? »
J’inventai ingénieusement :
« Des litiges posthumes en matière d’emphytéose. »
Je me promettais bien de retourner le lendemain matin à l’étude, afin de m’éloigner complètement de Pitoulet, devenu trop compromettant. Toutefois, le lendemain, je jugeai impossible de faillir à ma promesse. Je me rendis chez le savant. La porte était toujours gardée. Je déclinai mes nom et qualités et obtins la libre pratique. Je trouvai le vieil inventeur assis, le visage défait, dans un fauteuil. Il me tendit une main molle.
« Hé, quoi donc, mon bon maître ?
– Hélas ! cher Cabri ! À quoi bon avoir cédé, hier, à mon impulsion ? Pour un Trypax perdu, dix de retrouvés ! À présent, c’est ce maudit Larigoule qui me torture… à sa façon souple et insinuante, bien plus terrible. Je pouvais résister à Trypax, par le silence, mais je sens qu’à lui, je vais tout avouer. Ce ne sont, depuis votre départ, que visites judiciaires, enquêtes, suppléments, compléments d’enquêtes… Et puis, hier, j’ai bien fait flamber les vêtements, mais j’ai caché les menus objets de métal dans une armoire, comptant les faire fondre aujourd’hui. Or, sur cette armoire, les scellés sont posés, et, quand on la rouvrira, on trouvera le crayon, la montre, les boutons de manchettes de Trypax… Ça, je ne pourrai pas l’expliquer… Un conseil, de grâce ! Que faire ?… J’ai envie d’ouvrir l’armoire… »
Je détournai Pitoulet d’un bris de scellés, puni sévèrement par le Code, et qui aurait constitué de surcroît une grave présomption de culpabilité.
« Ah ! gémit-il, si je pouvais m’échapper ! Mais, libre encore, en principe, je suis en fait gardé à vue. Hier, j’ai voulu sortir. Un agent me pistait à cinq pas. J’ai rebroussé chemin. Ma réputation est perdue. Tout le quartier est persuadé, – m’a dit Gudule, – que j’ai enfoui Trypax dans le jardin. Moi, un vieillard, lui, ce colosse ! Les hommes sont-ils plus bêtes que méchants ou plus méchants que bêtes ? – Énigme insoluble, celle-là !
– Mon bon maître, m’écriai-je (car une idée lumineuse m’était venue, comme si souvent), en face d’un risque capital, que ne courez-vous un risque moindre ? Passez à l’état brumeux ! Vous vous évaderez facilement. Le temps est admirable, et pas le moindre vent.
– Vieil étourdi ! s’écria-t-il, tu n’y avais pas pensé. Merci, mon sauveur ! Une fois solidifié, je resterai caché le temps nécessaire à l’oubli ! C’est cela même ! Courons au laboratoire ! »
Je sentais bien que j’aurais dû le quitter, mais un désir me poussait d’assister une dernière fois à l’expérience, et aussi ma sympathie pour ce vieillard malheureux. Je le suivis. Il se déshabilla, donna le courant, monta sur le plateau, plaça l’aiguille sur le mot « brume, » et tourna les commutateurs. La transformation commença, suivit son cours. Mais, comme Pitoulet passait à l’état de brume, je fus étonné de ne pas entendre la sonnerie habituelle. L’horloge électrique avait dû se détraquer, car le courant persista. J’entendis la voix de Pitoulet :
« Coupez le courant, Cabri ; coupez ! »
Je frémis en pensant que Pitoulet risquait le destin de Trypax et je bondis aux interrupteurs. Mais, dans ma hâte, – ah ! quand j’y songe, je m’en tire les cheveux de remords, – je dus faire quelque fausse manœuvre : un commutateur se coinça et le courant ne s’arrêta pas. Je voyais la forme de Pitoulet se brouiller, de plus en plus vague. Éperdu, je courus vers le tableau du mur, trouvai le levier nécessaire, et coupai le courant enfin ! Pitoulet n’était pas complètement dissipé, mais il restait de lui moins qu’une brume : une ombre de nuée qui, – devenue sans doute plus légère que l’air, – s’éleva soudain et s’envola par une ouverture du toit. Je courus au jardin, regardai en l’air. Vainement. Je ne vis plus rien. Qu’était-il devenu ? Vivait-il encore ? Allait-il se fondre dans l’atmosphère, se diluer dans l’éther ? Tout de suite ? Plus tard ? Pour un temps ? Pour toujours ?… Je n’avais plus rien à faire dans le laboratoire. J’en avais trop fait, hélas ! Une idée me traversa l’esprit et je souris, malgré mon chagrin : peut-être, parmi les espaces interstellaires, l’impondérable résidu de Pitoulet rejoignait-il l’impalpable reliquat de Trypax : quels extraordinaires débats devaient s’ourdir dans l’infini entre ces deux poussières d’ombres ? Et je songeai aussi que la morale, si chère à Pitoulet, trouvait, somme toute, son compte en cette fin si brusque : il disparaissait, victime de l’appareil qui avait supprimé au moins deux vies humaines…
Presque consolé, je coiffai mon chapeau et sortis, d’un air fier, préparant déjà mes réponses aux questions que la police viendrait assurément me poser.
En effet, dès le lendemain, le commissaire de mon quartier me convoquait à son bureau et me demandait d’expliquer la disparition de Pitoulet. Je ne pus que lui dire que j’avais conversé avec ce vieux monsieur la veille, au cours d’une visite en qualité de conseil ; que les agents de faction m’avaient vu sortir seul ; que je n’en savais pas davantage. En ce qui me concerne, l’affaire s’arrêta là.
La disparition mystérieuse de Pitoulet fut un événement dans sa rue, un incident dans le quartier, un fait divers banal pour l’opinion publique. Il ne laissait pas d’héritier. J’avais tremblé un moment qu’il ne m’eût institué son légataire, ce qui aurait amené sur moi l’indésirable attention de la police. Le « Grand-Transmutateur », avec ses accessoires, fut vendu au profit de l’État, et, débité par morceaux, l’ensemble de tous les biens du défunt. Le public n’était représenté que par les habitués des enchères. Toutefois, un élégant inconnu se rendit acquéreur d’une espèce de cadran sur lequel se trouvaient inscrits deux mots bizarres : « pâte » et « brume »…
Le lecteur a reconnu ma manière dans ce geste délicat. Le cadran est sur mon bureau, à Paris, pendant qu’à X… j’écris ces lignes dont je dédierai la primeur à ma tendre Suzanne, aujourd’hui mon épouse. Elles lui expliqueront certains phénomènes antérieurs à notre union, dont je n’ai pas songé plus tôt à corriger l’interprétation, ayant été mobilisé trois jours après mon mariage.
Ah ! si les « Anticipations » de Pitoulet s’étaient trouvées réalisées, nous aurions connu plus vite la Victoire ! J’espère également que mon récit guérira ma fine belle-mère de ses prétentions au spiritisme.
Je me rends compte au terme, mieux encore qu’au début, que cette histoire si réelle rencontrera des incrédules. Je me permets de les renvoyer au communiqué officieux et aux articles de journaux relatés, qui situent l’aventure, sans discussion possible, dans l’histoire contemporaine.
À présent, j’ai tout dit, et je me sens la conscience légère. Il ne me reste plus qu’à terminer par un solennel adieu à mon admirable et ignoré maître, Jules-César-Guy Pitoulet, qui, s’il ne se fût envolé par le toit dans la fleur de son génie, se serait un jour révélé au monde comme une des Colonnes de la Science, une des Caryatides de l’Humanité.
MESMIN CABRI,
p. c. c. HENRI FALK.
FIN
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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 461, 1er septembre 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)