PREMIÈRE PARTIE

 
 

Lors d’une récente réunion d’amis, nous causions des animaux préhistoriques que certains explorateurs prétendent avoir rencontrés au cours de leurs expéditions dans les solitudes inexplorées du Sud-Amérique et de la Malaisie, et j’émettais pour mon compte des doutes sur ces possibilités. Je rappelais à ce sujet le fameux pithécanthrope de l’île de Java et le plésiosaure du Brésil, dont on avait vendu les peaux avant de les avoir capturés, pour la meilleure des raisons, c’est qu’on ne les avait jamais rencontrés… qu’en rêve.

« Well ! dit Tom Carrigthon, prenant part à la conversation, ce qui lui arrivait rarement, étant de ces gens qui écoutent et causent peu :

Je n’ai vu ni un plésiosaure ni un pithécanthrope, ni même un diplodocus ; mais j’ai vu beaucoup plus terrible. Ma femme a failli en demeurer folle… Yes, je dis bien. »

Nous étions tous intrigués, et, à la demande générale, l’honorable Tom Carrigthon nous fit le récit suivant dont nous lui laissons, bien entendu, toute la responsabilité.
 

*

 

« Vous vous souvenez, qu’en 1911, j’habitais Wenatchee, dans l’État de Washington ; or, à cette époque, l’aviateur Wiseman avait offert cent dollars pour le premier mariage qui serait célébré dans son appareil, un biplan que vous avez tous connu, car les magazines et les revues l’ont reproduit à satiété.

Notre voyage de noces, ma femme voulut le faire dans ce biplan ; elle entrevoyait un voyage de rêve… Well ! Eh bien ! notre voyage fut tout simplement horrifiant, et digne de votre Alighieri, à vous autres Latins.

C’était d’autant plus fâcheux que je n’avait pas profité de l’offre de Wiseman pour toucher les cent dollars, mais pour donner l’exemple et encourager le tourisme aérien que ce brave garçon voulait mettre à la mode.

Comme un fait exprès, Wiseman, invité à prendre part à un congrès, me laissa ce biplan avec ce vieux camarade d’Harry qui valait bien son patron, mais en qui Miss Arrabella, pardon, Mistress Carrigthon, avait moins de confiance ; les événements semblèrent lui donner raison.

Notre croisière débuta mal ; une tempête « sterling » nous poussa tout d’abord vers l’Ouest, nous enveloppant d’un brouillard stupide dans lequel nous voguâmes longtemps sans pouvoir retrouver notre route. Par surcroît, le moteur avait des ratés, pas du tout justifiés. Harry, notre pilote, avoua ne plus s’y connaître.

La boussole était couverte de brouillard ; aussi, et quand les nuées se dissipèrent, nous nous trouvâmes au-dessus du Pacifique… Well !… près d’une agglomération qui devait être Los Angeles. Les flots grondaient, pleins de menaces, et je doutais fort que Harry pût atterrir dans ces conditions.. Tout ce que nous pouvions faire, c’était d’amerrir plutôt. Éventualité épouvantable, car notre biplan n’avait rien d’un hydravion. Par surcroît d’infortune, il s’était produit une fuite au réservoir, et l’essence baissait ; à tout prix, il nous fallait gagner la terre ou tout au moins la côte. Au-dessous de nous, les vagues hurlaient de plus en plus fort et je mesurais les progrès de la chute au bruit grossissant de la houle.

Arrabella ne me cachait pas son désespoir et regrettait son caprice, – car elle avait voulu ce voyage de noces en avion, – et moi-même, je commençais à perdre la tête. Seul, Harry paraissait garder son sang-froid, sans nous assurer pour cela qu’il nous tirerait du mauvais pas où nous nous trouvions engagés.

Sacrifiant ce qui lui restait de carburant, il réussit à faire remonter son appareil tout en le dirigeant vers la côte, dans le Nord, où se profilaient, encore assez lointaines, les crêtes des Monts-Rocheux.

« Seigneur ! les atteindrons-nous ! » implora la pauvre Arrabella, à moitié morte de peur.

Harry eut un hochement de tête peu rassurant. Ma femme marmotta une prière muette, ne voyant plus de salut que dans la bonté divine. Il faut croire que cette prière fut exaucée, en partie du moins, car le biplan de Wiseman gagna du terrain et, dix minutes après, il plana au-dessus de la plage de Santa Maria, généralement déserte. Mais allions-nous pouvoir atterrir confortablement ? Le moteur me semblait à bout de souffle et une succession de rochers, qui s’auréolaient de la frange du ressac, ne favorisaient guère l’atterrissage ; notre avion allait s’y briser infailliblement.

À quelques milles plus au Nord, s’étalait paresseusement une plage de sable fin qui semblait nous inviter à lui donner la préférence. J’en fis part au pilote ; celui-ci ne répondit pas ; il n’était plus maître de son oiseau qui titubait.

« Nous atterrirons où il plaira à Dieu, Mister. »

Nous descendions toujours et, bientôt, nous survolâmes une ligne de rochers noirs et sinistres. Je les regardais grossir à vue d’œil, Arrabella les regardait aussi ; elle poussa subitement un cri d’horreur en me désignant leur masse menaçante :

« Au nom du Ciel, pilote, plus loin, plus loin, plus loin encore, ou nous sommes perdus… Mon cher Tom, nous allons périr… »

Je regardai alors plus attentivement et je me rejetai en arrière, sidéré. J’avais devant les yeux une vision de l’enfer. Dans les anfractuosités de ces roches, des essaims à peine émergés de poulpes géants dardaient leurs grands yeux ronds sur cet oiseau de bois et de toile qui leur tombait du ciel et qu’ils considéraient déjà comme une proie assurée.

« By Dewill ! gronda le pilote, il nous faut atterrir ailleurs, mais comment ? Le moteur n’en peut plus…

– Un tout petit effort, Mister Harry, supplia ma pauvre Arrabella.

– Yes, je ne demande pas mieux, Mistress, mais je vous le répète, notre salut est entre les mains de Dieu… En attendant, permettez-moi de prendre une chique, – ce sera sans doute la dernière, – avant de tomber dans ces choses horribles. »

Déjà, des tentacules s’agitaient au- dessus de l’eau, fouettant l’air comme les serpents de la Discorde. Complètement sidérée, anéantie, ma femme se pressait contre moi, comme s’il eût été en mon pouvoir de la soustraire à l’horrible mort qui nous attendait tous trois.

Tout à coup, la nuit se fit, noire et complète, sur notre droite, comme si l’on eût subitement tiré un rideau afin d’intercepter le jour.

« By Jove ! encore le brouillard ! Il ne manquait plus que cela !

– No ! me répondit Harry en faisant passer sa chique de gauche à droite, avec une satisfaction évidente, c’est une montagne à pic, Mister ; le Saint-Gabriel ; trois mille et quelques mètres de hauteur…

Pourquoi mon oiseau n’a-t-il plus rien dans le ventre ? J’aurais essayé de monter jusque là-haut, quitte à me casser les reins.

– Oh si ! essayez, Mister Harry, implora Arrabella. Tout plutôt que de servir de pâture à ces bêtes immondes…

– Yes, Mistress ! Je vais tenter la chose, mais vous savez que nous allons « crever » en route… ou sauter… »
 
 

 

Notre pilote versa les dernières gouttes de carburant qui lui restaient dans le réservoir et, semblant comprendre notre désir suprême, l’avion tendit ses ailes dans un dernier spasme et s’éleva rapidement. Il montait, montait, mais, en même temps, le moteur fatiguait. Comme nous l’avait dit ce brave Harry : on crèverait ou on sauterait en vue du port. La mécanique soufflait par saccades, comme un asthmatique. Nous n’osions plus respirer ; à moins d’un miracle, c’en était fait de nous.

En voyant notre ascension se poursuivre, Arrabella avait joint les mains et pleuré de joie ; secouant sa prostration, elle murmura avec ferveur :

« Merci ! Mon Dieu !… Merci encore !

– Well ! ponctua le pilote ; mais nous ne sommes pas encore arrivés, et il ne faut pas remercier avant… En tous cas, la chance de ne pas tomber sur la poulperie, by Jove !…

– Oh ! ils ne sont pas loin, les poulpes, objectai-je ; et s’ils se traînent jusqu’à nous… en cas de chute… j’en frémis d’avance…

– Non ! me répondit Harry. À terre, je ne les crains pas beaucoup. Sortez seulement vos couteaux, vos cannes, tout ce qui tape ou qui coupe, et apprêtez-vous à taper dans les yeux… Ces horribles choses n’en mèneront pas large du tout, Mister. »

L’avion montait toujours, bien que gémissant dans toute sa membrure ; je commençais à être vraiment inquiet sur sa solidité, encore qu’il sortît des ateliers de Wiseman. Du moins, en cas de chute, nous serions asphyxiés, avant de tomber sur les céphalopodes.

« Nous approchons tout de même, dis-je, reprenant peu à peu mes esprits à mesure que la distance diminuait et que les chances de sauvetage augmentaient.

– Yes, nous approchons, répondit Harry, mais nous ne sommes pas encore au terminus.

– Mister Harry, ne désespérez pas, je vous en prie, insinua encore une fois ma femme. Non, ne désespérez pas ; cela offenserait Dieu ! Voyez, maintenant, on aperçoit nettement le pic de la montagne.

– Yes, mais personne n’est jamais monté jusque là-haut et nous ne savons pas ce que nous y trouverons, by Dewill ! »

Il s’en fallait encore de cinquante mètres pour atteindre le plateau.

Le biplan tiendrait-il le temps nécessaire ? Et, comme le disait notre pilote, un terrain propice nous permettrait-il d’atterrir ?

Plus que quarante mètres, plus que vingt, plus que dix ; nous comptions, tels des avares leur trésor. Enfin, dans un dernier sursaut d’effort, l’aéroplane dépassa le pic et, à quelque cent mètres plus loin, nous aperçûmes un grand plateau, la terrasse rêvée.

Plateau immense, sans traces de végétation digne de ce nom, une herbe rare et rouillée ; en somme, une zone rocheuse et désertique, sur laquelle nous risquions fort de mourir d’inanition si les provisions du bord ne nous suffisaient pas pour attendre la délivrance.

Cent mètres !… Le pauvre oiseau de toile pourrait-il descendre sans se briser ? Oui. Avec un bonheur insolent, nous prîmes terre sans dommage, sauf une déchirure de l’aile droite, facile à réparer. Mais qu’allions-nous faire à présent ?

Délivrés de l’horrible cauchemar des poulpes, il fallait aviser à ne pas rester indéfiniment sur cette montagne haute de 3.029 mètres exactement, où personne ne viendrait nous chercher.

Après un rapide repas chauffé sur une lampe à esprit de vin, nous abandonnâmes l’avion à la garde de Dieu, nous contentant d’attacher l’hélice et de caler les flancs avec des quartiers de roche, puis nous partîmes, chacun dans une direction différente, afin de découvrir une route libératrice. Il y avait quelques armes à bord ; néanmoins, nous nous contentâmes de nos revolvers, donnant seulement un fusil à ma femme ; une détonation pour nous avertir de la découverte d’un chemin, et nous devions nous réunir alors au lieu d’atterrissage qui nous servirait de quartier général.

Nous prîmes aussi des lampes électriques, des munitions et quelques provisions ; Arrabella remplit le petit sac qu’elle portait à la ceinture, puis nous nous séparâmes, pour peu de temps, après nous être serré les mains.
 
 

 

DEUXIÈME PARTIE

 
 

La première chose qui frappa mon attention fut la nature des roches ; mais malgré mes maigres connaissances en minéralogie et en chimie, je discernai des micaschistes, indice de la présence d’hydrocarbures dans le massif de la montagne ; une idée folle envahit mon cerveau. Si nous ne trouvions pas de route, il nous serait peut-être possible de repartir par la voie des airs (car le mont Saint-Gabriel est à pic du côté de la mer) ; c’était assez heureux au cas où le versant oriental nous serait également fermé.

J’étais seul à faire ces réflexions ; mais ma femme et mon pilote les faisaient peut-être de leur côté, s’ils avaient observé la nature des roches.

Tout en ruminant des pensées pas très roses, je m’aventurai un peu au hasard, inventoriant le sol, sans rien trouver, et je commençais à désespérer d’une heureuse solution quand je tombai brusquement dans une excavation que je n’avais pas aperçue ; je me relevai, non sans dommage pour mon individu, et je vis mes jambes engagées dans un trou assez profond qui paraissait se continuer sous terre comme le terrier de quelque animal fouisseur. Je suivis prudemment l’infléchissement qui se continuait en pleine pénombre d’abord, puis dans l’ombre la plus complète. C’était le moment d’actionner ma lampe, ce que je fis aussitôt.

À ma grande joie, je m’aperçus que la conduite s’élargissait à mesure qu’elle descendait ; je la suivis encore quelque temps et j’arrivai à l’entrée d’une grotte assez haute sur laquelle s’amorçaient d’autres grottes plus grandes encore, mais aussi sombres ; ces chambres semblaient avoir été aménagées par un ingénieur avisé.

Mais, avant de m’engager dans cet inconnu, peut-être gros de menaces, je jugeai prudent de revenir à l’avion. D’abord pour y prendre plusieurs lampes et prévenir ensuite mes compagnons de ma découverte. Ceux-ci n’étaient pas encore revenus.

Comme convenu, je déchargeai mon revolver ; quelques minutes après, une détonation répondit à la mienne et presque aussitôt, j’aperçus Arrabella se hissant sur les roches, mais lasse et n’ayant rien trouvé. Ce n’était pas elle qui avait tiré ; son fusil était intact. Ma détonation l’avait seulement guidée, car elle se croyait beaucoup plus éloignée ; peut-être n’aurait-elle pas retrouvé son chemin toute seule.

Harry parut à son tour, entre deux rehauts de schiste. Il accourait aux nouvelles. Il n’avait pas rencontré de chemin praticable, mais, en revanche, il avait collectionné depuis son départ des chutes sans nombre.

Lorsque j’eus fait part de ma découverte, la joie se peignit sur le visage de mes compagnons, qui voulurent faire connaissance de suite avec le fameux boyau. Je les arrêtai du geste.

« Dînons d’abord, fis-je sentencieusement, afin de prendre des forces qui nous seront indispensables pour ce pèlerinage. Ensuite, nous transporterons le plus de munitions que nous pourrons, ainsi que des provisions pour les déposer dans le susdit boyau de relais en relais, de façon que nous ayons tout sous la main en cas de retraite ou de marche en avant. Il faut que nous sachions avant tout où conduit ce puits.

– Mais ce sera lourd pour Mistress, observa Harry.

– Nous nous chargerons du plus gros morceau, cher ami. »

Ce qui fut dit fut fait, en plusieurs voyages, et, au bout de deux heures, nous commencions l’expédition, déposant dans la première grotte ce qui ne nous était pas réellement indispensable.
 

*

 

Nous prîmes avec nous le plus de lampes possible et nous nous engageâmes dans le fameux puits que Mistress Carringhton appelait déjà le puits de la Délivrance. Heureusement que pour sa promenade aérienne, ma femme avait revêtu un costume presque masculin, sans quoi elle n’eût jamais pu sortir des éboulis qui se présentaient à chaque pas.

De grotte en grotte, le conduit continuait sa descente, tantôt douce, tantôt raide ; il n’y avait rien d’impossible à ce qu’il nous conduisît jusqu’au « bed-rock, » comme disent les Américains, c’est-à-dire le sol naturel. Ce puits avait dû être creusé jadis par un torrent disparu depuis longtemps, des millénaires sans doute.

Faute de temps, je ne cherchai pas à éclaircir ce point de géologie.

Nous descendions, c’était là l’essentiel. À mon estime, nous avions déjà baissé – en un peu plus d’une heure – d’au moins mille mètres ; davantage, qui sait ? Mais nos premières lampes commençaient à tourner de l’œil et je voyais, non sans ennui, le moment où il nous faudrait entamer la réserve.

Cela m’inquiétait, mais à la guerre comme à la guerre, et nous fîmes halte au bout d’un nouveau quart d’heure de marche pour reprendre haleine ; une gorgée de whisky et un biscuit, et nous reprîmes la descente, qui était peut-être la descente aux enfers.

Ce boyau – ce n’était pas une cheminée au sens exact du mot – se releva durant une cinquantaine de mètres ; je finissais par m’inquiéter fortement quand il reprit sa déclivité première, en même temps qu’il s’élargissait comme une avenue. Nous ne causions pas, car le bruit de nos voix se répercutait en des échos formidables dont s’effrayait ma femme. Déjà, le bruit de nos pas faisait croire à celui d’un régiment en marche.

À ce moment, une bouffée d’air froid vint frapper mon visage. Le Saint-Gabriel avait-il une fenêtre sur la mer ? J’eus beau écarquiller les yeux et fermer ma lampe de temps à autre, nous n’en brûlions plus qu’une par économie, je n’aperçus aucune fissure dans la muraille rocheuse.

Harry frotta une allumette, mais la flamme oscilla si peu qu’elle ne nous apprit rien ; nous poursuivîmes notre route, en nous guidant néanmoins sur ce souffle mystérieux.

Nous devions avoir descendu les deux tiers de la montagne et, n’en pouvant plus, nous fîmes halte de nouveau sur un conglomérat de schiste ; on dormit à terre sans ressentir la moindre humidité. En regardant nos montres, nous vîmes qu’il devait être cinq heures du matin ; il y avait près d’une journée que nous avions atterri, et bien dix heures que nous marchions à l’aveuglette dans le souterrain. Cette course à l’inconnu allait-elle durer longtemps encore ? La direction suivie indiquait le Nord-Ouest et il y avait bien des chances pour que nous revenions à la mer, mais je gardai cette remarque pour moi seul, ne voulant pas effrayer ma femme, qui n’avait certainement pas oublié la poulperie, comme disait ce brave Harry.

Que vous apprendre de plus ? Cette marche coupée de haltes nous conduisit dans une grotte telle que vous ne saurez jamais l’imaginer. Ce n’était pas la grotte du Mammouth, grotte sans fin dans le Kentucky, ni la grotte de Guatalera, en Colombie espagnole ; ni même celle de Padirac, non plus que celle de Ponte-Luccia, profonde de douze lieues si je ne m’abuse, soit 40 kilomètres ; ni aucune des grottes célèbres, ou tout au moins connues, mais certainement une de leurs cousines, car elle était immense.

Ayant inventorié cette merveille, nous revînmes à la réalité.

Le bruit des flots, bruit bien connu, vint soudain frapper mon oreille. Je fus abattu. Tant de fatigues nous avaient-elles conduits à un de ces lacs souterrains étalant généralement leurs nappes au fond de ces abysses ? Nous ne marchions plus que la lampe presqu’à fleur de terre, concentrant ses rayons sur le sol afin d’éviter une chute et d’éclairer nos pas. Non. Il n’y avait pas d’eau en vue. Et pourtant, ce ressac ? Quelques mètres, et nous nous trouvions acculés à une impasse. La grotte nous parut fermée par une muraille de granit, en plein massif. Et pourtant, ce boyau aurait dû continuer… Non, il se rétrécissait seulement comme un corridor, et conduisit à une nouvelle grotte. La montagne devait être creusée intérieurement ainsi qu’une ruche, avec ses cellules. Cette grotte, je l’ai dit, était infinie, incommensurable, une grotte comme vous n’en verrez jamais, et au fond de laquelle le jour entrait à flots, et, avec lui, les vagues déferlantes de la mer.

Notre nerf olfactif fut soudain sollicité par une forte odeur de musc, si violente que nous nous crûmes tombés dans une fosse à serpents ou sur une colonie de sauriens. Cela n’empêcha pas Harry d’exulter et Mistress Carrighton de revenir à la vie. Je dus leur faire comprendre qu’il fallait être plus prudent que jamais. C’était peut-être l’heure du flux et notre galerie, dernier refuge, pouvait se trouver envahie par la mer… Que ferions-nous alors ? Aurions-nous le temps de remonter les étages si péniblement descendus ? Et, d’abord, retrouverions- nous notre chemin ?

Pourtant, je l’avoue, cet air vif nous enivrait délicieusement et il me fallait une grande force de caractère pour ne pas courir à cette porte ouverte sur le chemin de la liberté. Néanmoins, je fis un pas en avant.

« Restez ici, criai-je à mes compagnons, qui voulaient me suivre, je vais simplement en reconnaissance. Si je cours le moindre danger, un coup de revolver, comme là-haut, pour vous avertir… »

Ceci convenu, je me mis en route et j’aurais assurément poussé mon enquête jusqu’à la grève si la voix d’Arrabella, une voix blanche de terreur, n’avait retenti presque aussitôt sous le grand hall basaltique.

« Tom ! Tom ! Je vous en conjure, mon cher époux, fuyez. Fuyons tous ou nous sommes perdus… Tom, m’entendez-vous ? Seigneur, je vous en prie humblement, ayez pitié de nous… Tom ! »
 
 

 

Je me retournai, stupéfait d’abord, puis épouvanté, éperdu.

Un crocodile gigantesque, haut d’au moins 13 mètres, ayant un corps de tapir, venait à moi, du fond de la grotte que nous avions quittée et s’avançait tout claudicant vers la sortie ouverte sur la mer. Je le regardai passer comme une vision apocalyptique. Rêvais-je ?

En tout cas, je reconnus de suite le féroce mégalosaure ; il entrouvrait une mâchoire formidable, armée d’un régiment de dents acérées, dans la tenaille desquelles il n’aurait pas fait bon se laisser prendre.

« Fuyons ! » s’écria une fois encore Arrabella, plus morte que vive.

Fuir ? Je ne demandais pas mieux. Mais par où ? Le corps de la bête monstrueuse occupait toute la largeur de la caverne, et décharger nos armes sur cette cuirasse d’écailles n’aurait eu d’autre résultat que d’exaspérer son propriétaire. Quant à espérer le tuer, ou même simplement le blesser, c’était puéril.

À tout hasard, nous nous incrustâmes – si je puis m’exprimer ainsi – dans les creux de la muraille, en attendant de pouvoir nous enfuir par le fond. Là, la caverne se rétrécissait et devenait trop exiguë pour que le monstre pût s’y engager ; il lui fallait des terriers d’une autre envergure.

Cependant, notre mégalosaure continua sa route sans même nous honorer d’un regard. Nous étions pour lui des « res nullius » et rien de plus. Par ailleurs, ses yeux difformes voyaient-ils bien clair ? Je ne saurais me prononcer. À cet instant, nous pensions à autre chose. Mais pour notre salut, le mégalosaure alla droit aux flots, où la pauvre Arrabella aperçut les tentacules des poulpes danser une sarabande horrifiante. Ce n’était pas assez du mégalosaure ; nous avions encore à redouter ces effrayants céphalopodes que nous avions eu tant de mal à fuir la veille, quand l’avion nous refusait son service.

Ô vengeance inespérée du sort ! Le mégalosaure s’en fut aux flots, comme je vous le dis, et saisit dans ses formidables mâchoires l’un de ces poulpes maudits, hacha ses tentacules et fit disparaître le tout dans son gosier : un magasin pour la capacité. Le mets devait être savoureux, car le mégalosaure abaissa de nouveau sa grosse tête dans les vagues et la releva, tenant un second céphalopode dans sa gueule. Nous ne pensions plus à fuir et, pour mon compte, j’étais sidéré. Par quelle suite de circonstances inimaginables, cet animal dix fois millénaire, que les paléontologistes s’accordent à déclarer disparu de la faune actuelle, vivait-il encore ? Comment ce terrien mangeur d’iguanodons et de lézards géants pouvait-il se contenter de pieuvres comme nourriture ? By Jove ! Sans aucun doute prisonnier dans cette caverne depuis des siècles de siècles, à la suite d’une révolution géologique, il avait dû chercher des aliments nouveaux et revenir à ceux de ses ancêtres, le plésiososaure et l’ichtyosaure. Mais comment pouvait-il ne pas être mort ?

La voix de Mistress Carrighton m’arracha à mes rêveries.

« Mon cher Tom, je vous en prie fuyons… Vous ne voyez donc pas le dangereux animal ?… Nous sommes perdus, cette fois… »

Harry avait rallumé sa lampe ; je revins à la réalité. Tous trois, nous prîmes notre course vers le boyau creusé dans les micaschistes, où nous fûmes bientôt en sûreté car le mégalosaure gigantesque ne pouvait se glisser dans les grottes adjacentes, et par ailleurs il était trop absorbé par son repas pantagruélique pour nous donner la chasse.

Mais une autre crainte m’assaillit. Comment revenir au monde, puisque ce boyau avait son entrée au faîte du Saint-Gabriel et sa sortie sur la mer, dans la caverne des poulpes et du mégalosaure ? Néanmoins, nous nous mîmes en route, nous en rapportant au hasard. Celui-ci ne nous fit pas faux-bond. Que serions-nous devenus, Grands Dieux !

En un certain endroit, la route se divisa en deux galeries jonchées de débris volcaniques, et nous nous enfonçâmes dans celle que nous n’avions pas encore explorée. Ce fut pénible, très pénible ; il fallait souvent nous traîner le ventre à terre, seulement soutenus par l’espérance de nous tirer de ce lieu d’effroi.

Bientôt, nous dûmes nous arrêter à cause des chemins impraticables que nous rencontrions, et aussi à cause d’un étang qui nous barra la route.

« Pour l’amour de Dieu, me dit Harry, qui jusqu’alors avait paru indifférent à tous ces événements, ne jetez pas vos allumettes dans cette mare…

– Pourquoi, cher vieux garçon ?

– Parce qu’il y a là de quoi ravitailler notre biplan et mettre le feu à la montagne tout entière.

– Quoi ! Ce serait du… ?

– Vous dites juste la chose, Mister. C’est du pétrole, et si nous ne pouvons trouver d’autre issue à cette damnée grotte, nous allons descendre tout ce que nous possédons de récipients disponibles pour les remplir avec ce pétrole et nous repartirons par la voie des airs.

– Cherchons encore, Mister Harry, dit ma femme qui, sans doute, s’effrayait de repartir par le chemin des oiseaux, et pour cela de remonter près de 3.000 mètres, ce dont elle se sentait absolument incapable ; et nous, pas davantage.

– Cherchons donc, et ne revenons que si nous ne trouvons rien, » répondis-je nerveusement.

Les éboulis se multipliaient ; on aurait dit des blocs erratiques amoncelés comme à plaisir ; nous sautions de roc en roc ; ceux de dessous noirs et érodés ; ceux de dessus, les derniers écroulés, chargés d’arêtes et de mousses. On devinait sans peine que la mer n’y parvenait plus, mais qu’elle y avait séjourné à une certaine époque.

Je pensai encore une fois au mégalosaure, en me demandant si je n’étais pas à l’Urveltland ou au Crystal-Palace. Mais non, je me trouvais au dernier étage des caves du Saint-Gabriel, et je n’assistais pas à une reconstitution archéologique. Au fait, pourquoi ce mégalosaure ne vivrait-il pas encore ? N’est-ce pas dans le jurassique des Monts-Rocheux que l’on a trouvé les vestiges de ce crocodile-kangourou, appelé cératosaure ? Peut-être allions-nous nous trouver en présence d’un ptéranodon ou d’un ptérodactyle, ces caricatures d’oiseaux géants qui, avec leurs ailes de gigantesques chauves-souris, devaient ressembler à des ébauches d’aéroplanes géants ? Tout est permis quand on se lance dans les hypothèses.

Que vous dire de plus ? À force de fatigues et d’émotions, nous arrivâmes à une sorte de flanc Est de la montagne, et nous pûmes respirer l’air libre, mais, mourant de faim et de fatigue, et sans aucune ressource, je ne sais ce qui nous serait advenu si, à ce moment, la terre n’avait tremblé ; un séisme extraordinaire bouleversa toute la contrée et nous fûmes compris parmi les sinistrés.

Mais laissons cela, termina Tom Carrighton ; ce n’est pas là le sujet de mon récit. Nous parlions d’animaux préhistoriques reparus dans notre existence moderne. Je vous dis donc que j’ai vu le mégalosaure comme je vous vois, gentlemen, je dis bien.

Nul ne pourra me taxer d’imposture, car je n’en fais pas une question d’amour-propre. Je viens donc vous dire que tous les monstres de la Création ne sont pas disparus de la surface de notre sphéroïde, qu’il en existe encore et que celui qui aurait le courage d’aller les affronter recueillerait des lauriers, d’ailleurs bien mérités. J’avoue, de suite, que je ne leur disputerai pas la palme. Ce que j’ai vu me suffit amplement. Je me souviendrai longtemps de mon voyage de noces. »
 
 

–––––

 
 

(Roland Montclavel, « La Page du jeudi, » in Le Télégramme des Vosges, quotidien régional républicain, treizième année, n° 4975 et 4982, jeudis 15 et 22 septembre 1932)