Vous avez tous vu une machine locomotive.

Vous avez vu ce merveilleux enfant du génie de l’homme, calme d’abord, immobile sur ses pieds de fer, expirant doucement par sa grande trachée cylindrique ; c’est à peine si l’on entend un léger frôlement dans ses entrailles d’acier.

Mais tout à coup, par un simple petit mouvement imprimé à une manivelle, il fait appel à l’énergie de ses poumons puissants ; il souffle d’abord avec lenteur, comme sous le coup d’une dyspnée ; ses expirations sont séparées les unes des autres par de longs intervalles ; elles se succèdent, se rapprochent de plus en plus, se précipitent, lançant dans l’air un tourbillon de longue fumée ; le monstre s’ébranle ; il fait mouvoir ses bras, ses articulations ; il joue de tous ses organes, ronflant, soufflant, hennissant, sifflant, bondissant, suant parfois à grosses gouttes, et dévorant comme un éperdu l’espace.

En vérité, si au lieu de montrer à tout venant ses secrets organiques, ses rouages, ses bielles, ses tiges, ses tuyaux, ses pistons, ses tiroirs, etc., la locomotive avait un tégument externe à forme animale ; si elle représentait, par exemple, un de ses monstres fantastiques vomis par les enfers ; si des naseaux de ce dernier s’échappaient des tourbillons de fumée argentine ; si de sa bouche entrouverte et écumante était jetée la voix du sifflet que vous connaissez, tantôt vive, sèche et acérée, tantôt longue, prolongée, tantôt pensive et remplie de tristesse, – ne semble-t-il pas que l’illusion serait complète, et qu’on serait très disposé à remplacer, par la pensée, dans les flancs du démon, ses rouages d’aciers par des organes de chair et d’os ?

Ce n’est pas tout.

En regardant bien, et en y réfléchissant, on trouve dans le fonctionnement même de nos locomotives, ou de quelque machine à vapeur que ce soit, une relation très remarquable avec le fonctionnement de nos propres organes.

Lorsque l’illustre James Watt, en imaginant sa première machine à vapeur, reconnut que toute la chaleur et toute la force du mécanisme devaient résider dans la rapide combinaison de l’oxygène de l’air avec le combustible déposé dans le fourneau, il ne pensait guère que, dans le corps vivant, il se fait, quoique plus lentement, une pareille combinaison de l’oxygène de l’air avec la matière combustible des aliments ; il ne savait pas sans doute que cette matière combustible, le carbone, portée dans le sang après la digestion, et charriée dans les poumons, se combine là avec l’oxygène de l’air, et produit ainsi la chaleur et la force de l’être vivant.

Donc, en comparant une locomotive en activité avec le jeu de nos organes, voici à quels rapports curieux on arrive :

1° Si la locomotive a besoin, pour soutenir son action, pour vivre, d’éléments de chauffage, c’est-à-dire du charbon et du bois, qui ne sont tous deux que des végétaux vieux, secs, et combustibles,

Le corps de l’homme a besoin, pour soutenir son action, de matières végétales et animales fraîches, toutes combustibles ;

2° Si la locomotive a besoin d’eau,

Le corps de l’homme a besoin de boissons composées toutes essentiellement d’eau ;

3° Si la locomotive a besoin d’air pour obtenir une combinaison rapide de l’oxygène de l’air atmosphérique avec le combustible placé dans le foyer,

Le corps de l’homme a besoin aussi d’air, dont l’oxygène, en se combinant avec le carbone dont le sang veineux est surchargé, engendre en grande partie la chaleur animale ;

4° Si la locomotive possède la chaleur constante de l’eau bouillante, c’est-à-dire 100° centigrades, par une combustion vive et rapide,

Le corps de l’homme possède une chaleur constante de 36° centigrades par une combustion lente, un véritable feu de charbon ;

5° Si la locomotive envoie au-dehors de la fumée qui s’échappe par la cheminée, et qui n’est pas autre chose que de l’air chargé d’acide carbonique et de vapeur d’eau,

Le corps de l’homme envoie au-dehors, quatorze fois environ par minute, un air impur qui s’échappe par une cheminée d’une autre espèce appelée trachée, et qui n’est, lui aussi, que de l’air chargé d’acide carbonique et de vapeur d’eau ;

6° Si la locomotive laisse pour résidu des cendres, qui ne sont que cette partie des matières de chauffage non brûlée,

Le corps de l’homme laisse pour résidu des matières excrémentielles, qui ne sont, elles aussi, que de la nourriture non brûlée, de véritables cendres ;

7° Si la locomotive jouit d’une force motrice, simple mouvement alternatif de va-et-vient, lequel, agissant sur des leviers, des articulations, des bras, des mains, produit un travail à variétés infinies,

Le corps de l’homme jouit aussi d’une force motrice : simple mouvement alternatif de contraction et de relâchement (va-et-vient) des muscles, lesquels, agissant sur des leviers, des articulations, des bras, des tendons, des cordes, des poulies, produisent un travail à variétés infinies ;

8° Si la locomotive manque de charbon, d’eau ou d’air, son mouvement est troublé ou arrêté,

Si le corps de l’homme manque de nourriture, de boisson ou d’air, son mouvement se trouble, s’arrête… et amène la mort ;

9° Si la locomotive éprouve un dommage matériel par quelque violence, le mécanicien est là pour le réparer,

Si le corps de l’homme se détraque et est frappé par la maladie, le médecin est là pour le réparer.

Mais, malgré ces points de contact extraordinaires qui existent entre le fonctionnement d’une machine à vapeur et les fonctions de notre corps ; malgré cette ressemblance surprenante, qui n’a pas échappé à plusieurs observateurs, qui nous dira la ligne de démarcation immense, infranchissable, qui sépare le monstre de fer de la créature en chair et en os ? Qui nous dira la différence qu’il y a entre les forces externes surajoutées au mécanisme d’acier et ces forces internes qui pénètrent de toutes parts l’être humain, qui lui sont inhérentes, et qu’il a reçues en toute propriété dès son état cellulaire ? Partout, je vois des hommes d’un talent immense, qui ont voué leur vie entière à la découverte de ce critérium, et je n’en trouve aucun qui puisse me convaincre… Et il y a deux mille ans que cette question est posée… Sommes-nous aujourd’hui plus avancés, malgré les merveilles de la chimie, les assurances solides de la physique, les surprises de la micrographie, et les fourneaux des laboratoires ? Pour mon compte, je ne demande qu’à être convaincu ; mais je ne le serai que lorsque j’aurai vu un chimiste faire sa petite cuisine chimique, mélanger A avec Z, y ajouter une quintessence quelconque, et me montrer une cellule vivante qui se développera spontanément, croîtra, se contractera, exécutera des mouvements et se propagera. Je ne lui demande pas de faire un homme ; je lui demande seulement de me fabriquer cette cellule.
 

Dr A. CHÉREAU

 

(Union médicale du 19 juin 1869)

 
 

 

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(Dr A. Chéreau, « Variétés, » in Journal de médecine vétérinaire publié à l’ École de Lyon, troisième série, tome cinquième, juillet 1869 ; illustrations d’Enrique Alcatena, 2012)