Top, ce jour-là, en sautant sur sa bécane, eut, décuplée, la sensation déjà éprouvée que la vie et l’espace étaient à lui. Ses pneus rebondissant sous le rythme des pédales l’enlevaient dans un monde de vitesse et de mirage, le berçaient d’une rêverie molle et ronde et fuyante, comme le mouvement même de sa course sur l’asphalte spécial de l’avenue de la Grande-Armée.
Avant de s’élancer pour le raid qu’il avait médité de faire ce dimanche-là, il crut juste et nécessaire de s’arrêter à une brasserie pour nourrir d’un cordial énergique et d’hygiène ses muscles en jeu sous ses vêtements aisés. En attendant le breuvage commandé, Top regarda autour de lui.
C’était, presqu’au ras des tables avancées sur le trottoir, une agitation intense et quasi silencieuse. À part quelques voitures ronflant pour le stoppage ou trépidant pendant l’arrêt, les arrivées, les stations, les départs, tout, sur l’élasticité des caoutchoucs, se faisait sans bruit et sans effort. Les puissants moteurs s’éveillaient à la pression légère d’un levier, les bicyclettes s’envolaient au moindre appel du pied ; on sentait dans tous ces élans, dans toutes ces fuites, dans la facilité de toutes ces évolutions, le triomphe tranquille du machinisme, la victoire de la force sur la lenteur humaine, la rudesse du sol, la tyrannie de la pesanteur.
Un petit vieillard, assis à une table voisine, regardait le jeune homme d’un œil bienveillant et un peu ironique. Il dit à la fin, timidement, et comme s’il se parlait à lui-même ou à son verre :
« On vous en trouvera bien d’autres encore.
– D’autres, quoi ? demanda Top, point fier, flatté d’être interpellé par quelqu’un.
– Des vitesses, des machines, des inventions, des nouveautés. Ceux qui ont votre âge sont bien heureux ; ils verront de belles choses. »
Intimidé, un peu inquiet, Top avait vidé son verre d’un trait. L’alcool incendia son palais, sa gorge, les muqueuses de son estomac, et les esprits des forces de la terre, dilatés par l’humaine chaleur qu’ils recevaient et provoquaient en même temps, fluèrent dans les veines, qui charrièrent l’enthousiasme et la foi au cerveau. – L’homme vieux, d’un geste qui pouvait être celui de chasser une mouche gênante, diaprait l’air de ses doigts écartés, dardés, et Top sentit un souffle passer sur sa face. Il paya, se leva, salua d’un coup de tête et, de nouveau, sur ses deux roues, se sentit libre et seul, maître de l’univers et de l’espace, ne dépendant que de ses muscles.
L’octroi passé, le Bois s’ouvrait, tout vert. D’une détente de jarrets, il conquit la profondeur ombreuse. Sa course était si rapide et si gonflés ses pneus qu’il se sentit perdre terre… le vélo volait…
Il se trouva aux portes d’une grande cité qu’il croyait avoir vue déjà et que, pourtant, il avait peine à reconnaître. Au-dessus des voies qu’il suivait, l’air était rayé d’une telle quantité de fils qu’on eût dit la toile tendue par quelques araignée immense. La plupart étaient fins et déliés comme ceux des télégraphes ordinaires, mais d’autres, assez gros, presque câbles, supportaient de légers et prompts trains de wagonnets qui, sans toucher terre, glissaient d’une incomparable vitesse sur le roulement fluide de leurs roues supérieures. D’autres fils encore, parfois, se détachaient des raies, s’inclinaient brusquement vers la terre, aboutissant à un petit poste où, moyennant une pièce de cuivre glissée dans la fente de l’automatique, chacun pouvait aller prendre l’énergie électrique pour s’en servir sur place ou pour l’emporter chez soi, captée dans une boule de verre.
Top poussa plus avant ; des autos le croisèrent ou le dépassèrent d’une course emportée, des bicyclettes bondirent le long de la sienne ou frôlèrent ses pneus. Il remarquait leur apparence changée, plus adaptée aux rues, à l’ordre des maisons, aux costumes des passants, ou plutôt il sentit que les mœurs et les beautés de la ville extraordinaire s’étaient conformées et soumises à la puissance des vitesses merveilleuses. D’ailleurs, il n’était pas rare de voir une de ces voitures franchir d’un bond, par la force même de son élan, les bords sans quais d’un fleuve – oui, ce fleuve ressemblait à la Seine – et retomber sans secousse de l’autre côté, de même qu’il ne s’étonna plus guère quand un cycliste, devant lui, s’élevant dans l’air d’une détente de pédale, vint caracoler un moment, sur ses roues libres, au-dessus de la foule peu surprise.
Le flot des promeneurs le menait vers une grande place que d’imposants édifices aux façades colonnées barraient d’un côté ; faisant face au pont placé à l’autre bout, un monument carré apparut, supportant sur son péristyle un attique aigu. Top jeta un cri :
« Le Palais-Bourbon ! »
Mais un passant, qui le coudoyait de guidon, le tança d’un regard sévère.
« Si vous disiez le Palais de l’Automobile… Vous croyez-vous au temps du parlementarisme ? »
Confus, il jeta les yeux autour de lui ; c’étaient bien, à sa gauche, les ombreuses verdures des Tuileries qui jaillissaient des terrasses de pierre ; à droite, l’avenue des Champs-Élysées s’étendait, immense, parcourue par des voitures rapides, pleines de femmes fleuries qui, du bout des ombrelles, échangeaient des bonjours avec les cyclistes de la pédale ou de l’essence évoluant sur la chaussée, les piétons emportés par le mouvement glissant du trottoir latéral roulant, ou les promeneurs aériens dont les aérostats ou les aéroplanes venaient parfois raser les cimes ondulantes des arbres.
« Je suis donc à Paris ? » murmura Top.
Mais il sourit, haussant les épaules. Ce n’était pas la place de la Concorde, cette place où il se trouvait, puisque l’Obélisque ne dressait pas au milieu son aiguille blanche aux caractères d’énigme. À l’endroit où il eût dû être, on apercevait, sur un piédestal, coulée en bronze et saisie dans une allure superbe de course, une « Levesque-Durand » qu’un homme, la main droite tendue d’un geste héroïque, guidait de la main gauche appuyée sur le guidon.
Il osa interroger le passant méprisant qui, une fois déjà, l’avait renseigné.
« D’où sort-il, ce piéton-là ? répondit l’autre, supérieur ; ça, mon vieux, c’est la statue automobilique de l’inventeur.
– Mais où va toute cette foule ?
– Elle ne va pas, elle attend.
– Quoi ?
– Nigaud ! Tu n’as jamais vu passer le Cheval-Gras ? »
Top n’eut pas le temps de s’étonner ; la foule s’écartait avec de grands cris et des coups de trompes pressés cornèrent l’arrivée de l’automobilecade. Il vit s’avancer les voitures impatientes d’être soumises au « 12 à l’heure. » Elles étaient chargées de musiciens, d’hommes et de femmes déguisées, agitant des têtes surmontées de hennins et de casques moyen-âge, poudrées et coiffées de tricornes Louis XV ou terminées par des hauts-de-forme ou des chapeaux à plumes « Troisième République, » que le jeune homme jugeait d’une mode actuelle et heureuse, mais qui arrachaient au public de longs cris et de longs rires bafouant leur forme surannée.
Enfin, sur une estrade, le cheval apparut. Le mouvement de la voiture faisait trembler légèrement ses jambes fines que l’équilibre et la peur l’obligeraient d’écarter, et, de ses yeux bombés, un peu dilatés, allongeant sa tête effilée, il regardait autour de lui, plein de la grande tristesse des races finissantes…
« Que va-t-on en faire ? » murmura Top.
Et le complaisant spectateur expliqua encore :
« On va le tuer et le manger. Que veux-tu qu’on fasse des chevaux, s’ils ne servent pas à l’alimentation ? Celui-là, d’ailleurs, est un des derniers. On n’a laissé se reproduire que les descendants de Flying-Fox… »
Un coup de tonnerre roula dans le ciel et Top, au pied de l’arbre où il s’était endormi dans l’ombre du Bois, ouvrit les yeux en s’étirant. Maudissant sa paresse, il imputait son sommeil au cordial trop généreux absorbé ; mais, se souvenant du vieillard énigmatique et de ses doigts magnétiseurs, il attribuait à l’hypnose, et peut-être à la prescience, le rêve étrange qu’il venait de faire.
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(François de Nion, in L’Auto, sixième année, n° 1703, mercredi 14 juin 1905 ; « Cheval de chair et de fer contre cheval d’acier, » illustration d’Albert Robida pour La Fin du cheval de Pierre Giffard, 1899 ; Philippe Chapellier, réclame pour le vélocipède Régina, c. 1900)